lundi 30 mai 2022

De la radicalité

Il est bon qu'émane d'un théâtre une proposition artistique radicale, mais cette radicalité ne doit tout de même pas conduire le théâtre à se couper le pied.

Jean-Marie Piemme, Le Souffleur inquiet, Editions Espace Nord, 2012, page 307


RC
C'est-à-dire? Des exemples?

JMP
J’ai lu il y a longtemps une phrase (de qui et où, je ne sais plus) qui disait en gros « je connais un homme tellement radical que pour prouver sa radicalité, il se coupait le pied ». Une façon de dire qu’une radicalité trop cultivée pour elle-même finit souvent en catastrophe. Dans la société, voir le terrorisme de Baader par exemple. Au théâtre, cela vise ceux et celles qui se veulent tellement radicaux que la salle petit à petit se désertifie. Et on peut se demander ce qu’est une radicalité sans public? Qu’est-ce qu’une manifestation théâtrale (pointue selon ses concepteurs) que personne ne fréquente? Que faut-il penser d’une conception du théâtre qui dit « peu m’importe le public, je fais mon œuvre en toute radicalité ». Il y a évidemment des moments où la radicalité est juste un peu en avance sur son temps: le théâtre de Beckett par exemple. Encore faut-il noter que la radicalité ici porte sur le texte qui, par définition, peut traverser le temps. Il peut aussi y avoir des radicalités refusées par l’institution (Musset et son théâtre dans un fauteuil, par exemple). Ce sont des radicalités en attente de reconnaissance, du moins pour le texte. Mais qu’en est-il d’une radicalité scénique qui fait fuir le spectateur? Une représentation théâtrale que personne n’a vue a-t-elle vraiment une existence? La radicalité n’a pas fait défaut chez Wagner, chez Stanislavsky, chez Meyerhold, chez Brecht, mais ces radicalités-là ont entraîné le public avec elles. A côté des radicalités productives de ce type, il y a aussi des radicalités mortifères (texte ou représentation) qui trouvent leur justification artistique dans le vide qu’elles produisent. C’est cette radicalité-là, me semble-t-il, qui se tire une balle dans le pied.

Du plaisir, de l’analyse et de la tragédie

Le théâtre n’est ni pur divertissement, ni pure critique. C’est un voyage immobile où chacun éprouve pour lui-même ce qu’il est, ce qu’il pense, ce qu’il ressent, l’action qu’il a sur le monde et l’action que le monde a sur lui. Son but n’est pas de soulever les foules – le théâtre n’est ni la religion, ni la politique – mais de forcer chacun à s’envisager du point de vue de l’ailleurs. Assistant à Hamlet ou à Roberto Zucco, j’expérimente des impulsions nouvelles au contact de ce que je ne serai jamais. Je ressens ainsi par un acte d’appropriation individuelle (être ce spectateur-là) que les limites du monde et de la conscience, des actes et des pensées excèdent ce que je suis. Le théâtre me centre et me décentre à la fois. Et mon plaisir n’est pas seulement lié à un surcroît de connaissance, à une multiplication des points de vue, à un effet critique, il vient encore de la capacité qui m’est donnée de pouvoir vivre ce que je ne vivrai jamais, y compris ce que je ne voudrais pas vivre dans la réalité. Avec le théâtre, dans un corps à corps spécifique, dans l’intensité et la fragilité du vivant, je peux devenir un autre pour un temps, j’ai la capacité de n’être plus enfermé dans l’unidimensionnalité de la vie courante.

Jean-Marie Piemme, Le Souffleur inquiet, Editions Espace Nord, 2012, page 305


RC
Tu rappelles avec justesse ce plaisir au théâtre: « il vient encore de la capacité qui m'est donnée de pouvoir vivre ce que je ne vivrai jamais, y compris ce que je ne voudrais pas vivre dans la réalité. » Ça me semble être un plaisir ancré dans l'humanité car les enfants ont plaisir à vivre dans leurs jeux des situations périlleuses, même s'ils veulent en sortir majoritairement victorieux. Et leur fascination pour le danger, l'aventure, les péripéties parfois terribles. Mais d'où vient donc ce plaisir de la souffrance, de l'horrible, de la mort? Je ne peux m'empêcher de penser à Achille, qui préfère mourir jeune mais glorieux que vieux et dans l'anonymat. Ce n'est pas un scoop si je te dis que je tiens la mythologie grecque pour une source inépuisable d'inspiration, mais cette histoire autour d'Achille me questionne car c'est l'éternelle problématique de la prise de risque qui est formidablement illustrée. Nous ne sommes pas tous Achille et ne voulons pas tous mourir jeune mais nous voulons tous, parfois secrètement, à notre insu même (le fameux inconscient !), vivre quelque chose de fort, d'impossible, de bouleversant. Le théâtre, mais aussi le cinéma, permet cela. De vivre cette gloire par le malheur, que bien sûr on ne se souhaite pas. Et puis la question de l'échelle. Etre une Phèdre du quotidien, une Andromaque de banlieue. Ne pas vivre aussi dur mais en résonance. J'ai lu avec délice le long poème de Kate Tempest Les nouveaux Anciens où elle veut substituer aux Achille et Héraclès les hommes et les femmes du présent et du quotidien. Présenté comme ça, cela paraît peut-être facile, mais l'ouvrage développe les épreuves, les drames, les questions, les brutalités que vivent les personnages et on y retrouve la vie extraordinaire des héros antiques. Débarrassée de la morale chrétienne du bien et du mal, vivre des choses dures, des choses dingues, ou qui paraissent dingues quand on les vit, fait de nous des héros. Hélène dans l'Iliade d’Homère (je me répète...) « Zeux nous a fait un dur destin pour que nous soyons chantés plus tard des hommes à venir » (traduction de Paul Mazon). Tempest est l'aède des héros du présent. Les temporalités entre le récit et l'auditeur sont rassemblés. On n'attend plus des siècles pour questionner les Anciens, les Anciens c'est nous. Ou nous voulons l'être. La ménagère devant le soap opéra peut se prendre pour Hélène ou Clytemnestre. Son esprit romanesque rêve du Brandon ou du Jason (à prononcer à l'anglaise!) qu'elle voit à l'écran. Société romaine du divertissement, on a les mythes qu'on mérite... Pourtant, si le plaisir du dur, du glauque, du terrible est largement goûté au cinéma ou à la télévision, d'où vient que le spectateur est plus vite en refus au théâtre? « Phèdre? Ça va être chiant! » Et on cherche la comédie légère, à la rigueur la pièce grave avec une tête d'affiche. Pourquoi ce rejet du tragique? Est-ce simplement à cause de la langue? Ou une crainte de voir tout cela « en vrai »? Il me semble que la crainte du langage autre soit un grand obstacle à qui veut se rassurer. Idem être au cinéma créé une distance rassurante. En fin de compte, le thème importe peu si on a le langage et le média « en vogue ». Je crois que le théâtre, aujourd'hui, fait peur. Il fascine bien entendu, mais il reste une expérience là où le cinéma majoritairement se vit comme une détente. Il peut également être un snobisme. Je me souviens d'une connaissance qui se réjouissait d'aller voir Tchekhov car [elle fait le geste des larmes qui coulent]. Je reste interdit. Tchekhov? Pas de quoi pleurer. Beaucoup à vibrer, à rire, à s'effarer, mais il faut vraiment être sensible pour pleurer à chaudes larmes. Je me suis cru insensible. Mais surtout je crois que ça faisait bien d'aller pleurer devant Tchékhov. Prévoir les émotions que l'on va ressentir me semble être une démarche particulièrement douteuse. Visiblement, ce que l'on craint le plus, c'est la surprise. Et là je le rapproche avec ce que je te disais, quand on parlait d'accès à l'éducation artistique, sur ce qui me semble être la base de la démarche vers l'art: la curiosité.

JMP
Il faut malheureusement voir dans le recul de l’esprit d’analyse du théâtre un recul du rayonnement symbolique du théâtre dans la société. Le théâtre se fait, se dit, se voit encore, mais l’aura qu’il avait dans les années 50 disparaît. Vilar et quelques fondateurs des premiers théâtres de décentralisation furent probablement les derniers porteurs de cette aura. Et il faut bien constater qu’aujourd’hui, le langage fait peur, impressionne. C’est connu, l’écoute d’un texte d'une heure et demie devient un effort d’attention insoutenable pour certains. Les mêmes probablement qui n’arrivent même plus à suivre un match de foot où il n’y a qu’un ou deux buts sur 90 minutes (Je viens de lire cette information: une certaine désaffection des 18-24 ans pour les matches de foot qu’ils trouvent finalement ennuyeux. Phèdre/Foot même combat perdu? Je ne sais pas). Numériquement le théâtre a toujours été minoritaire. Même si le roi et la cour de Louis XIV donnaient à Phèdre une centralité évidente, en terme de public l’événement était très restreint. Combien de spectateurs ont-ils vu le Phèdre de Racine à la création? Le théâtre est quoiqu’on en dise un art du petit nombre, ne serait-ce que par la contrainte des dimensions de la salle. Que ce petit nombre ne soit pas recruté dans une caste de privilégiés sociaux, c’est impératif. Mais en supposant que nos démocraties soient capables de pratiquer une égalité réelle, le petit nombre reste le petit nombre. Et plus aujourd’hui encore que hier. La cour d’Avignon remplie n’est même pas une goutte d’eau dans l’océan de la réception médiatique. Et, positivement, il reste -dieu merci- des lecteurs et des amoureux du texte au théâtre. Avec une caisse de résonance réduite, les représentations sont toujours là, vivantes, professionnellement actives, en tout cas aussi longtemps que les pouvoirs publics garantiront la subvention. Et beaucoup de textes de théâtre s’écrivent dans l’enthousiasme, circulent, touchent. Tu cites Tempest, tu as raison. Pour ma part, j’ai relu hier, La Mission de Müller, un texte centré sur la question de la révolution, question bien lointaine aujourd’hui et qui, quand elle se pose encore, concerne davantage le survie de la planète qu’elle ne vise une transformation des rapports sociaux comme c’était le cas jusqu'ici. Mais c’est un texte porteur aussi d’une implacable lucidité sur la question raciale. Les mots de Sasportas l’esclave noir trouvent des échos avec des réalités d’aujourd’hui :
« Galloudec : Nous ne sommes pas ici pour nous reprocher l’un à l’autre la couleur de notre peau, citoyen Sasportas.
Sasportas : Nous ne serons pas égaux tant que nous ne nous serons pas enlevé la peau l’un à l’autre. »
Il est (notamment) là le tragique: la poursuite de l’égalité se heurte aux couleurs de peau. Autant dire, selon Müller, qu’il n’y a d'égalité que dans la mort, ce que suppose l’idée de s’enlever la peau l’un à l’autre. Le tragique est une modalité de saisie du monde qui heurte un temps refusant de voir la présence de l’impossible dans le monde. Des progrès sociaux peuvent et doivent être fait, l’humanité n’a pas à rester à la même place, elle doit solutionner ce qu’elle peut solutionner. Mais à un moment donné le progrès se heurte à de l’impossible. Par exemple, à cette donnée impossible à franchir que pointe Müller : le temps de la vie humaine ne coïncide pas avec le temps de l’Histoire. Une dictature peut n’être qu’une péripétie dans l’histoire d’un peuple. Elle représente le tout de l’existence pour celui qui est né et qui est mort sous cette dictature. Cette contradiction-là n’est pas solutionnable, elle relève de l’impossible. Elle dit le tragique humain, comme est tragique l’éternel affrontement de Antigone et de Créon, de la loi écrite et de la loi non-écrite, de la politique et de l'éthique. Mais il importe de noter que dans le cas de Sophocle et de Müller, ce tragique est pointé dans une forme, qu’il relève d’un travail d’écriture, d’un usage spécifique du langage. La problématique est élaborée, la forme est une prise sur l’impossible, une façon non de l’annuler, mais de le regarder en face. Le théâtre au meilleur de lui-même, dans la tragédie ou la comédie, dans le sérieux ET le divertissement conjugué, a cette capacité-là. Le perdre reviendrait à perdre un accès au réel, une voie spécifique pour stimuler notre capacité à vivre et apprivoiser l’obligation de mourir.

RC
Signifies-tu que le théâtre peut, contrairement à la vie, résoudre le problème du temps impossible dont tu parles? Ou qu'il permet, en tout cas, notamment par la poésie (du langage), d'appréhender l'existence d'une façon inédite? Je t'ai relu, plusieurs fois, et si je crois avoir saisi ce que tu veux dire sur le temps, je ne suis pas sûr de comprendre ce que tu dis par rapport au théâtre (un comble!). Le mot "tragédie" est souvent présenté comme un genre qui s'occupe des puissants, des princes, etc. Cette définition sommaire (et uniquement vraie si on considère qu'il n'y de tragiques que les tragédies "classiques") me semble assez vaine et ne rend absolument pas compte de la qualité de résonance tragique qu'il y a chez tout individu. Bien sûr je sais que le prince est une métaphore de l'Homme, mais pour ma part, quand je dois le présenter, je propose toujours cette définition: le tragique est le moment où l'Homme se fracasse contre l'ordre du monde; et si les grecs ont su maitriser comme personne après eux le registre pathétique, la plainte semble plus être l'affaire du drame, de la pièce triste, quand la tragédie est un questionnement, un défi de l'Homme au cosmos. En ce sens, la tragédie serait le seul moyen, par la poésie, d'appréhender cette temporalité, cette géographie disproportionnée entre l'Histoire et l'Homme. La comédie ne me semble être parfaitement aboutie que si elle prend des accents tragiques: l’Arnolphe de L’Ecole des femmes et son projet insensé qu'il commente finalement, après 1000 vers par un extraordinaire « oh », l’Armande des Femmes Savantes perdant tout « ainsi donc à leurs vœux vous me sacrifiez » et constatant par-là que toute sa rhétorique et sa pensée se retournent contre elle, Tartuffe croyant triompher mais étant arrêté, Harpagon dans L’Avare devenant presque fou « et moi retrouver ma chère cassette », etc. pour ne citer que Molière mais Feydeau sait lui aussi broyer ses personnages dans un étau co(s)mique!

JMP
Pour définir la tragédie, je m’aligne sur le livre de Steiner La mort de la tragédie. Il y a tragédie selon lui quand il n’y a pas de solution, quand les parties en affrontement ne trouveront jamais de terrain d’entente. Pour le dire autrement Là où il y a une solution possible, il n’y a pas de tragique. Pas de tragédie chrétienne. Pas de tragédie marxiste, parce que dans les deux cas, il y a l’espérance d’une futur meilleur. Dans le cas du différentiel de temps entre le temps de la vie humaine et le temps de l’Histoire nous sommes en présence d’un cas sans solution. Aucun système social aussi performant soit-il ne peut résoudre cette contradiction. Et la pensée religieuse ne le peut qu’en niant le problème. Le théâtre lui peut regarder cette condition en face. Il ne la solutionne pas, il la donne à voir, il œuvre du côté de la lucidité. Mais sa lucidité résulte d’un travail, d’un souci formel. Ce n’est pas un pur et simple abandon à la fatalité du vivre et du mourir. Si la tragédie dit l’impossible, le travail formel d’où elle résulte contient une part de lumière, de positivité. L’acte d’écriture, par son souci de la forme, donne une prise symbolique sur le négatif. L’impossible ne trouve pas de résolution, mais l’être humain ne reste pas passif devant l’impossible. Face à lui il invente un mode d’appropriation qui fait sa grandeur dans la finitude. Cela dit, tout dans la vie d’un homme ne relève pas du tragique. S’affronter à l’ordre du monde est légitime car, comme le disait Brecht « Le destin de l’homme, c’est l’homme ». Il rappelait cette évidence dans un monde qui avait fait des conditions d’existence une fatalité, bref dans un monde qui avait mis le tragique au service d’une classe sociale et d’un pouvoir d'exploitation. Il y a donc un usage menteur du tragique comme il y a usage menteur du théâtre politique. Le politique ne veut pas voir la finitude, la contradiction insoluble; le tragique dédouane trop rapidement l’être humain de sa responsabilité dans l’aujourd’hui et maintenant. C’est pourquoi j’aime le théâtre où l’on entrevoit l’impossible mais où on se bat quand même. Où la nécessité de la lutte est là, bien qu’on sache que d’un certain point de vue, elle est déjà perdue. C’est pourquoi, l’écriture de Müller me donne aujourd’hui plus de matière à réflexion que celle de Brecht.

lundi 23 mai 2022

Du jeu, des postures et de la réception

Entre l’acteur halluciné qui feint de se prendre pour Hamlet (alors que tout le monde sait qu’il ne l’est pas, lui au premier chef) et l’acteur à point de vue (qui vous dit j’en sais un peu plus sur Hamlet que Hamlet lui-même, suivez ma démonstration), il y a peut-être une place pour l’acteur-explorateur qui fouille la matière qu’on lui donne, halluciné et commente quand il le faut, mais surtout sait capter le mouvement de la langue, ses incongruités, ses ruptures, sait restituer la gymnastique des mots et des phrases, distribuer l’hétérogène de façon audible, avec force, avec art, bref un acteur physique qui travaille finement la matière de la langue et fait surgir le fantasme de ce qu’elle est supposée représenter sans y céder.

Jean-Marie Piemme, Le Souffleur inquiet, Editions Espace Nord, 2012, page 257


RC
Tu partages d'abord deux façons, terribles, d'interpréter Hamlet. L'acteur qui s'y croit trop et celui qui joue le malin détaché (je résume!). S'ajoute à cela la méthode d'approche qui te semble plus intéressante que les deux susmentionnées: « il y a peut-être une place pour l'acteur-explorateur qui fouille la matière qu'on lui donne, hallucine et commente quand il le faut, mais surtout sait capter le mouvement de la langue [...] » et la phrase est encore longue... Je suis frappé par le terme « mouvement ». Les exemples à ne pas suivre que tu donnes avant ne sont-ils pas des postures, des endroits d'installations, où le jeu ne devient qu'une coquetterie narcissique, une démonstration derrière une vitre sans teint? Ton acteur-explorateur est lui en mouvement. Il remet en jeu le travail au gré des représentations, sait que tout est énigme. L'énigme nécessite du mouvement pour être élucidée. Et comme le théâtre ne peut être une réponse, l'enquête ne se termine jamais. Les deux autres ont classé l'affaire. L'un croit être devenu Hamlet, il est cinglé. L'autre croit qu'Hamlet est un idiot, il est prétentieux. Le deux se reposent à leur manière. Car même celui qui s'y croit cherche en réalité le confort non plus de jouer mais juste d'être. Un chercheur ne trouve jamais, sinon il n'a plus de matière pour travailler. Du coup, n'est-il pas possible de dire que le théâtre est mouvement, mise en branle, bascule, tremblement, soubresaut. Que l'acteur-explorateur marche sur un terrain brûlant quand pour les autres, l'un accepte de brûler et l'autre à mis des chaussures ignifugées...? Cela réglerait définitivement les histoires de « j'ai le personnage », « je ne le sens pas », « je le ressens tellement », etc. Toutes ces fois où des acteurs viennent me dire qu'ils ne ressentent rien alors que j'attends d'eux non pas que l'émotion leur vienne mais qu'ils travaillent la langue, joue avec les pièges, les impasses, construisent des rapports. Encore une fois, ils voudraient vivre une expérience quand moi je leur demande de la provoquer.

JMP
« Ils voudraient vivre une expérience quand moi je leur demande de la provoquer » : tu résumes en une formule parlante, ce que je tiens pour un grand danger au théâtre.
Lorsque le plateau ressent, rit, pense plus que le spectateur, il y a un problème. J’aime les acteurs ou les actrices qui savent nous emmener en voyage, voyage tragique ou voyage comique. Mais sans rien enlever aux mérites du jeu, il faut souligner que la mise en scène joue aussi un grand rôle. L’ouverture du sens, le mouvement du sens passe par le corps de l’acteur mis en situation de théâtre. Je me souviens d’un Œdipe-Roi allemand. Décor : une espèce de tente fendue en deux au somment d’un large escalier. Chaque fois qu’Œdipe sort de là, il semble sortir du ventre de sa mère. Il est chaussé de grands cothurnes qui lui donnent des allures d’oiseau maladroit quand il doit descendre les marches. Le chœur est fait de trois ou quatre vieux hommes, torse nu, pantalon noir, pieds nus. Chacun tient en main une grande palme et la colère du roi est visible parce qu’ensemble, ils baissent la tête en agitant la palme. Les éléments cités dispensaient les acteurs d’en faire trop, leur évitaient la tentation de prendre sur eux le pathétique des situations de la pièce. Une des conditions premières pour que le théâtre nous mette en mouvement est la qualité du geste artistique. Je parle ici de la faculté de conduire le spectateur vers un imaginaire, non pour fuir le réel, mais pour faire voir ce réel autrement, d’un point de vue autre. Un geste artistique fécond me parait repérable à sa capacité de mettre en jeu une dialectique entre la proximité et la distance. Trop de proximité, le geste artistique s’épuise dans la platitude; trop de distance, le théâtre devient un art froid, abstrait, louchant vers l’autisme d’un certain art contemporain. Il va de soi que cette dialectique prendra à chaque fois un visage singulier selon les metteurs en scènes ou les metteuses en scène, selon les œuvres traitées, selon les moyens matériels mis en œuvre, selon la qualité des équipes et je dirais selon le degré d’intelligence et de sensibilité du public et selon le type d’attente de chaque spectateur. D’une certaine façon, il me semble que plus un geste artistique est fort, plus il prête à interprétation, et plus il prétend à interprétation, plus il sollicite ce qu’il a de singulier en nous, un singulier qui inclut nos trajets de vie, nos espoirs, nos déboires, nos secrets, nos victoires, qui nous engage jusqu’à l’inconscient.

RC
Si je suis ton raisonnement, il y a une dynamique du geste artistique qui renvoie le spectateur à ses grilles de lectures et résonances les plus personnelles, comme si la proposition artistique incitait à s'engager dans une voie précise. Cette dynamique me paraît cohérente si on accepte que la résonance avec nos singularités créé un champ varié de questionnements et d'idées qui se déclinent de la totale adhésion au total rejet du projet. En ce sens une proposition artistique n'aurait pas vocation à faire consensus. Ça me semble être à peu près l'opposé de la démarche des franchises hollywoodiennes, d'un certain théâtre de divertissement ou de la majorité de la programmation télévisuelle dont la recherche d'adhésion maximum réduit les questionnements et tentent d'endormir les « papilles artistiques » des spectateurs. Ainsi, ne s'opposent plus le « théâtre d'art » pour « initiés » au « théâtre de divertissement » pour le tout un chacun mais bien un art où le réseau de questionnement est plus vif dans une proposition que dans l'autre. Ce sont des schémas, et comme tout schéma, ils sont caricaturaux; mais ce que j'essaie de mettre en lumière c'est que l'une et l'autre propositions ne sont pas équivalentes ni même deux pendant d'une même démarche: l'une, en provoquant une vaste arborescence de questions, mets le spectateur en mouvement, l'autre, en tentant de réduire le champ des idées, cherche au contraire à l'immobiliser. On revient sur cette histoire de mouvements et de postures dont je parlais au sujet du jeu de l'acteur. La seconde démarche, en cherchant l'adhésion franche, provoque aussi, pour une minorité de spectateurs, un rejet franc, empêchant quelque peu la navigation des pour et des contre, des résonances et des questionnements, qui permettrait pourtant de faire basculer le rejet rapidement provoqué en posture d'adhésion. Afin d'asseoir sa position d'adhésion massive, cette démarche écarte ceux qui sont dans le rejet. En ce sens, alors que la première démarche, propose simplement de se poser des questions, sans rejeter personne (malgré sa réputation d'art pour initiés), la seconde créé un clivage franc et mets à l'écart une partie du public (malgré sa réputation d'art « populaire », « pour tous », etc.). Ma réflexion est-elle claire? Bien entendu, comme je ne disais plus haut, ce sont des schémas. Et quel théâtre oserait assumer la deuxième démarche de plein gré? Ce sont des dynamiques inconscientes, des constats après coup. Toute production théâtrale se croit utile, et il est tentant de se dire qu'il vaut mieux un théâtre quel qu'il soit plutôt qu'aucun théâtre du tout. Pour ma part, je préfère la plupart du temps renoncer au spectacle plutôt que de subir un moment de torture où mon voisin et moi nous regardons en soupirant douloureusement. Toutefois, d'un point de vue strictement expérimental, je ne regrette pas ces spectacles atroces où j'ai souffert comme spectateur, où la bêtise, la gratuité et la vulgarité rendaient, pour une raison qui m'échappe, les spectateurs heureux. Cela pose de grandes questions au sujet de ces derniers: quel plaisir ont-ils bien pu prendre? Qu'ont-ils fait de la représentation? Est-ce parce que c'est du théâtre, je veux dire, un rdv avec des gens sur scène et des spectateurs, qu'ils se disent « ça change de la télé »? Est-ce parce qu'ils aiment vraiment ce qu'ils ont vu et, de bonne foi, le recommanderont à leurs amis et considéreront avoir partagé un grand moment? Je m'aperçois en me relisant que je prends à nouveau le rôle, que certains proches ont pu me reprocher, du « théâtreux pinailleur et exigeant », mais je suis pour ma part effaré de la facilité d'adhésion des autres!

JMP
La réception singulière, personnelle, les vibrations que chacun, chacune peuvent capter sensitivement ou intellectuellement ne visent pas à l’unanimité. Par définition, la réception produit des variantes à l’infini. Cela ne signifie pas que tous les investissements que le spectateur singulier peut être amené à faire sont de nature équivalente. Certains investissement sont larges, riches, ouverts vers le monde, vers le questionnement du monde et de soi face au monde, face aux autres; d’autres questionnements à l’inverse sont pauvres, étriqués, et referment le vu et l’entendu sur le déjà connu dans une jouissance un peu infantile. Il faut bien souligner que la réception n'est pas qu’une propriété liée à l’objet présenté. Elle est aussi tributaire de l’attitude du spectateur. Adolescent, j’ai vu peu de spectacles théâtraux et probablement des mauvais. Pourtant quelque chose s’est éveillé en moi en direction du théâtre. Ce ne pouvait pas être la qualité artistique de ce que j’avais vu, mais plus banalement « l’ailleurs » que représentait pour moi le théâtre, — je dirais : le théâtre au-delà de ses qualités artistiques. Un spectacle de mauvaise qualité peut encore ouvrir un imaginaire, pour autant que le désir d’imaginaire soit là, tapi au fond du corps et de la conscience. Ce quelque chose était en moi (sans que je le sache ou que j’en aie la moindre conscience), ce « quelque chose » s’était déjà manifesté quand dans un cours de Français, le prof nous avait lu et fait étudier par cœur des passages du Cid de Corneille. J’avais étudié et récité la tirade de Don Diègue « Oh rage, oh désespoir, oh vieillesse ennemie/ N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie/ et ne suis-je blanchi dans les travaux guerriers/ Que pour voir en un jour flétrir tant de laurier/ (elle me reste encore en tête) et je me souviens de ma stupéfaction de tout jeune ado devant ce langage. Comment des gens peuvent-ils parler comme ça, me disais-je. Ça contrastait si radicalement avec mon pauvre langage usuel et celui de mon milieu ! Et après ça, quoi? Rien, je suis resté dans mon coin avec mon choc, mon existence n’a pas été modifiée. Mais peut-être est-ce à ce moment-là que le théâtre a pris domicile chez moi sans même que je le sache et que, plus tard, il m’a mis en disposition de me réjouir à la vision d’un mauvais spectacle. Les voies de dieu sont impénétrables, les voies de l’éveil artistique également. Quant à savoir d’une façon générale pourquoi des gens prennent plaisir aux mauvais spectacles (ce qui me désole évidemment, car savoir qu’un mauvais spectacle trouvera toujours des spectateurs pour l’applaudir ne rend pas optimiste), je ne sais qu’en dire, sinon que dans la vie courante beaucoup de gens prennent plaisir à des activités qui, pour d’autres, n’ont aucun intérêt et aucun relief. Il y va sans doute de leur identité, comme il en va de la nôtre lorsque nous cherchons l’œuvre rare. Si je me réfère à l’Euro-Foot, certains -comme moi- regardent les matchs sans se poser de questions, réjouis quand la partie est de qualité; ennuyés quand elle patine. Mais, en regardant des émissions de commentaires sur les matchs, je constate que certains (ou certaines) sont infiniment pointus, précis, informés, analysent la technique de tel et tel joueur, le placement de chacun, discutent la stratégie d’ensemble de l’entraîneur, n’oublient pas l’histoire de leur discipline, font référence aux rencontres anciennes, identifient les forces et les faiblesses des équipes, bref s’emparent du foot comme j’aimerais que les gens de théâtre s’emparent de leur art. Le débat des amateurs de foot dont je parle n’est pas du type pour ou contre, n’est pas du type j’aime/j’aime pas, n’a rien d’un combat de coq subjectif. C’est un débat de connaisseurs qui mettent en commun leurs compétences pour comprendre ce qui s’est passé. Le théâtre - artistes, spectateurs, critiques professionnels- ferait bien d’en prendre de la graine.

RC 
Si on parle des premiers émois, je me reconnais dans la découverte du théâtre « quel qu'il soit »: ma sœur sur un plateau quand j'avais 6 ans, la scène de la Rose dans Le Petit Prince en primaire, les pièces de boulevard que mes parents m'ont emmené voir. Quelques pièces à la télé peut-être. Ça c'est pour le jeu. Écrire dès que possible des histoires et notamment du théâtre. Des pièces « à la manière de », des pièces célèbres à ma façon, des pièces de mon cru. Mais surtout, et là je te rejoins, le choc de l'alexandrin. L'impression, encore plus qu'avec la prose un peu vieillie des piécettes de Courteline ou Labiche jouées au collège, que le théâtre est un endroit d'un autre langage. J'ai quinze ans, je sais que je vais jouer Les Femmes Savantes de Molière l'année suivante. Sur la scène de la Comédie-Français, Françoise Gillard, actrice belge encore pensionnaire à l'époque, est une Henriette rayonnante. Je la vois et je sais que c'est ça que je veux faire. Etre là. Dire ça. Et on monte la pièce donc. Je joue Trissotin. Mes amis jouent avec moi. Je suis étourdi par la puissance de la langue, je suis la répétition, n'apparaissant qu'à l’acte III, avec passion. Je connais tous les rôles. Mes amis aussi. Parfois, hors des séances, on rejoue des scènes en échangeant les rôles. Seul chez moi sous la lueur d'une bougie (l'adolescence!), je refais seul la première scène entre les deux sœurs. J'ai Gillard dans l'oreille, sa voix grave et douce, ses diérèses parfaites, la langue qui la traverse et qu'elle accompagne. Un corps prêté pour Molière et pour le jeu. L'alexandrin m'a porté plus qu'aucune autre langue. J'ai travaillé, fait travailler Molière, Racine et Corneille. J'aime l'éternel débat entre Alceste et Philinte, Hermione peste et désespérée, Rodrigue asphyxié. Oui le sublime nous porte. Mais oui le pourri, le raté, le nul, le à-côté-de-la-plaque aussi. Je n'ai jamais été si prolixe sur l'Iphigénie de Racine qu'en sortant d'une représentation catastrophique avec des alexandrins massacrés et une scénographie lourde et inutile. Je suis accompagné, je trouve le texte sur internet, nous sommes au bar du théâtre, je lis la didascalie initiale. Et on ne m'arrête plus. La nullité m'a inspiré. J'ai quelque chose à en dire. Jean-Pierre Han à l'université nous parlait de « la mort de la critique ». J'en lis, des critiques. Ennui terrible. Un blabla pour présenter, quelques éloges, une formule facile pour terminer et voilà. Je ne suis guère spectateur de football, mais j'entends le plaisir que peuvent ressentir les passionnés à l'écoute des commentaires. Je voudrais tant en voir autant pour le théâtre. Se débarrasser du simple avis, du simpliste « c'était bien » pour qualifier, nuancer, trahir, décortiquer ce « bien ». La malhonnêteté me désespère. En atelier d'écriture (peut-être te l'ai-je déjà dit?), je prohibe « j'aime », « j'aime pas », « c'est bien », « c'est pas bien ».

De la nouveauté

L’opéra contemporain, ce n’est pas du tout cuit, vite digéré servi avec une belle garniture dans un cadre idéal. Voilà déjà quelque chose qui m’intéresse. Cela m’intéresse davantage encore lorsque je vois des fragments d’une interrogation contemporaine sur le théâtre – ou, plus largement, sur la représentation – y être incluse. Lorsque, par exemple, je vois une interrogation se dessiner sur le jeu. La pratique actuelle de l’opéra court-circuite trop souvent la question de la direction d’acteurs. On voit trop de spectacles à l’image renouvelée, à la dramaturgie renouvelée même, mais où rien du renouvellement ne passe dans le jeu des chanteurs-acteurs. Tout au plus peut-on dire qu’ils sont mis en place (et pas en scène) de manière très conformiste dans un espace scénographico-dramaturgique qui ne l’est pas. L'opéra contemporain n'a rien à gagner en ne s'interrogeant pas sur le jeu.

Jean-Marie Piemme, Le Souffleur inquiet, Editions Espace Nord, 2012, page 209


RC
Tu mets le doigt sur un principe: la nouveauté appelle la nouveauté. Puisqu'il y a opéra contemporain (comprendre: différent des classiques, nouveau, novateur), il y a des nouvelles pratiques possibles. Ça ne fonctionne pas toujours hélas mais cela m'intéresse suite aux réflexions que nous avons déjà faites sur le théâtre comme lieu marginal donc de l'alternative. Ici, la nouveauté dans un milieu conservateur fait office d'alternative et permet d'élargir l'horizon. Quitte à proposer un "nouvel" opéra, autant modifier les pratiques. Quitte à rénover la maison, autant re-décorer (la métaphore est pauvre mais parlante je pense). C'est "l'occasion de". Mais pas sûr que ça marche. J'ai vu l'année dernière un opéra contemporain. Outre une histoire idiote, les façons de jouer étaient celle qu'on imagine, ringarde, dans l'opéra classique pour abonnés... néanmoins, si je n'ai pas l'occasion d'aller à l'opéra (Garnier, Bastille), j'ai des échos, et il semble que les choses changent. Les scénographies sont encore lourdes mais peut-être moins uniquement ornementales, le jeu semble évoluer... Je ne dis pas que l'opéra est totalement guéri de sa sclérose (le public fait de la résistance aux changements!) mais il me semble tout de même que ça évolue. Ton article est de 1993, que dirais-tu de tout cela aujourd'hui ?

JMP
Dans le monde de l’opéra, il y a (comme ailleurs) une aile conservatrice qui refuse de voir l’opéra comme une forme théâtrale (contre l’avis de Mozart, de Wagner ou de Verdi par exemple) et l’assimile à un pur acte musical. Cette aile conservatrice se moque du sens que l’opéra peut proposer. Seule la voltige des notes et de la voix l’intéresse. Et puis, il y a une aile plus novatrice, qui cherche à sortir des stéréotypes du jeu, qui reconnait aux œuvres une forte capacité de signification et veut restituer pleinement à l’opéra sa dimension théâtrale. Patrice Chéreau, Luc Bondy par exemple, y ont beaucoup contribué, Gerard Mortier aussi comme directeur à Bruxelles et à Paris. Il y a donc aujourd’hui des manifestations d’opéra théâtralement regardables, même si elles restent dans les frontières du genre. Le grand danger de l’opéra vient surtout de l’épuisement des œuvres. A force de tourner sur une quarantaine d’œuvres canoniques, les maisons d'opéra du monde entier finissent par les mettre à tellement de sauce que ça suscite (chez-moi en tout cas) un certain écœurement. C’est pourquoi j’ai aimé le geste de Castellucci introduisant dans La flûte enchantée de Mozart des moments nouveaux. L’œuvre se fracture, Castellucci fait se télescoper Mozart et le temps présent, le spectateur est mis face à ce choc. J’ai parlé avec des amateurs d’opéra qui étaient horrifiés, dégoutés qu’on puisse ainsi attenter à la dévotion sacrée qu’ils portaient à Mozart. Ils me faisaient penser à ces tout petits enfants qui sont affreusement dérangés quand on ne leur raconte pas aujourd’hui l’histoire comme on l’avait racontée la veille.

lundi 16 mai 2022

De la théâtralité potentielle

Le théâtre (de texte, notamment) est un art de l’hétérogène. Par exemple, la langue appartient au personnage, mais le corps présent est aussi celui de l’acteur. La parole cherche à se faire entendre dans sa vérité, mais elle occupe un espace de convention. Le théâtre est le lieu des croisements, des frottements, des métissages, du compromis, de la séduction et de la chute dans l’Autre. Conséquence: pas d’écriture scénique sans impureté. Ou: d’une impureté constitutive, faire écriture. Ici, ramener les notions d’assemblage, de collage, de montage, de bricolage […] et conclure qu’il y a peu de chance de voir l’éclosion au théâtre d’un langage spécifique.

Jean-Marie Piemme, Le Souffleur inquiet, Editions Espace Nord, 2012, page 203


RC
signifies-tu que le théâtre est un réseau d'éléments en échos avec le réel et que par conséquent, lui vouloir une existence propre, coupée du monde, à part, est forcément vain car il agit en résonance avec des référents? Cela nous permettrait de sortir de la terrible installation du "théâtral", du "propre au théâtre", du "pour la scène", explosant nos a priori et acceptant de faire théâtre de tout puisque tout peut résonner avec le théâtre. Également, s'il n'y a pas de langue, mais aussi de "façon de faire" ou même de texte uniquement "pour le théâtre", on peut lire ce qui est écrit pour être joué et joué ce qui est prévu pour être lu. Par ailleurs, j'ai toujours été perplexe devant les textes soi-disant "injouables". Pour ma part, il ne me semble pas que de tels textes existent, et le terme "injouable" est juste symptomatique d'une codification rigide et potentiellement bourgeoise ou du dépit d'un Musset vexé de son insuccès.

JMP
Oui, le théâtre est en permanence ouvert aux échos du monde et pour donner forme à ces échos, il n’a pas besoin de se réclamer d’un langage spécifique, d’une langue qui ne serait qu’à lui. Le théâtre appartient au continent hétérogène. Là où il y avait des signes d’écriture sur la page, la représentation apporte un espace concret, non naturel, un espace d’artifice, un espace tridimensionnel où un corps humain met en jeu des éléments de sens et de sensation. L’homogénéité de la page est niée par le processus de la représentation. Au fil de l’histoire du théâtre, l’ouverture aux autres arts est constante. Aussi, selon que l’on met en avant tel ou tel art, au cours des siècles, l’hétérogénéité a pu prendre des visages différents. Présence de la musique dans le théâtre grec; Présence de l’art oratoire dans le théâtre classique français; Mélange du comique et du tragique chez Shakespeare; Et il y aussi la peinture et l’architecture qui marqueront la scénographie. Après, présence des images, de la photographie, du cinéma, de la video. Je n’oublie pas la danse présente déjà des siècles avant JC. Et il n’y a pas de forme textuelle qui incarnerait le texte de théâtre par essence. Plutôt que de chercher à fixer une forme qui dirait l'essence transhistorique du théâtre, mieux vaut parler du potentiel de théâtralité que contient tout texte et chercher les moyens scéniques de faire fonctionner cette théâtralité.

RC
Du coup, quand tu dis "mieux vaut parler du potentiel de théâtralité que contient tout texte", tu es d'accord avec moi sur la possibilité de mettre au plateau à peu près tout texte (ou d'autres matériaux), pourvu qu'on le travaille, qu'on en fasse quelque chose bien sûr? Pour moi, et je reviens là-dessus car c'est une question personnelle depuis longtemps, le potentiel du théâtre est tel qu'un texte qui n'a rien à voir peut faire théâtre. J'ai dit un jour, pour parler de mon admiration pour Catherine Hiegel "je crois qu'elle pourrait lire des recettes de cuisines, j'irais la voir quand même", tant je ne me lasse pas de sa présence, de sa voix, de son énergie. Mieux vaut un texte qui n'a rien à voir avec "Le Théâââtre" qu'une mauvaise pièce. Et mes expériences de spectateurs devant des textes narratifs (nouvelles de Buzzati, fragments de l'Iliade, textes de Fo) ont été parfois fabuleuses. C'est comme si écrire en dialogue n'étant pas suffisant pour faire théâtre. Finalement, c'est d'abord le matériau, ensuite le projet de mise en jeu/en scène qui font théâtre. Un mauvais texte ou un travail de plateau médiocre annule le théâtre. S'il n'y a pas un mouvement, un soubresaut, on peut débaptiser, ce me semble, la représentation vue du nom de "théâtre". À la rigueur il y a "spectacle", mais j'aime à croire que le premier est d'une préciosité plus rare et plus fragile.

JMP
Je suis entièrement d’accord avec toi. Ta formule est lumineuse « Un mauvais texte ou un travail de plateau médiocre annule le théâtre ». Oui, mille fois oui. La théâtralité possible d’un texte excède largement les formes reçues du théâtre. Et une grande quantité de textes « bien faits pour le théâtre » sont d’une théâtralité morte ou nulle, alors que des textes non écrits a priori pour le théâtre recèlent une grande puissance de théâtre qui n’attend que le souffle de l’acteur pour s'imposer. Cet accent mis sur la théâtralité plutôt que sur une forme textuelle reçue a apporté de nouvelles possibilités d’adaptation : Jouer le texte même et non plus le remettre en répliques dans une adaptation pour « faire théâtre ». L’adaptation à l’ancienne consistait à mettre en dialogues une œuvres romanesque; Antoine Vitez, le premier ou l’un des premiers, a démontré dans son spectacle tiré du texte d’Aragon, que la matière textuelle telle quelle, non remise en dialogue, contenait des potentialités théâtrales extrêmement riches. J’étais enthousiaste quand j’ai vu le spectacle en Avignon. J’étais impressionné par cette extension du domaine du théâtre et de l’acteur. J'entendais la langue de l’œuvre sans reformulation et je découvrais de nouvelles potentialités du jeu. La force du texte romanesque non retraduit en « langue théâtre » entraînait un renouvellement de l’écriture scénique. Ce qui était mis en scène n’était pas l’univers contenu dans la narration, c’est-à-dire que le spectacle ne cédait rien à l’illusion référentielle, mais la narration elle-même, le geste verbal du roman et non une quelconque psychologie de personnage.

Du théâtre et du politique

N'est-il pas symptomatique que l'on entende quasiment plus parler de la conjonction du théâtre et du politique? Il y a quinze ans, on était intarissable sur la question; aujourd'hui on se demande si elle a jamais existé. Ne sommes-nous pas en train de vivre comme des fils de famille sur une fortune acquise jadis de haute lutte? N'adoptons-nous pas nous-mêmes cette attitude de gestionnaire avisé plus soucieux des continuités que des ruptures?

Jean-Marie Piemme, Le Souffleur inquiet, Editions Espace Nord, 2012, page 165


RC
Cet article est de 89. Et tu y critiques la décennie qui s'achève. Et j'ai toujours pensé que ce phénomène dont tu parles commençait seulement dans les années 90, après des années 80 glorieuses... et encore politiques (je parle pour le théâtre)! Que devrais-je dire alors, avec mon parcours de spectateur qui commence autour de 2000, et qui aujourd'hui déplore non plus 30 ans mais 45 ans de deuil relationnel entre le théâtre et le politique? J'ai vite compris, étudiant, que nous vivions sur nos acquis, que l'excitation créative de 68 qui passait par le politique était bien finie.

JMP
Concernant le thème théâtre et politique la prudence épistémologique invite à ne pas faire des mots "Théâtre" et "Politique" des essences intemporelles. Ce que j’appelais politique en 89 n’est peut-être pas la même chose que ce que le mot recouvre aujourd’hui. La mondialisation, évidente aujourd’hui avec la covid, n’était pas encore là, la géopolitique n’était pas la même, la question climatique n’était pas à l’ordre du jour, et l’anti intellectualisme n’avait pas encore sévi au point où il sévit aujourd’hui. Comment le théâtre peut-il être politique aujourd’hui, difficile de le dire. Sans militance certes, mais plus que jamais en abordant le réel avec ses moyens spécifiques : le corps de l’acteur, les mots, l'artifice. Le théâtre traduit d’abord notre présence humaine dans un monde qui efface nos contours. Sa valeur aujourd’hui est peut-être plus anthropologique que politique. Je le vois comme un souffle d’imaginaire qui fait voir le monde sous des angles singuliers, qui parle à des individus dans leur singularité.

lundi 9 mai 2022

De l’hétérogénéité

Quand on joue mon théâtre, il n’est d’aucune utilité pour l’acteur de se demander « quel est mon personnage, qui suis-je ? » et d’échafauder une hypothétique réponse pour construire son jeu. Il doit plutôt chercher le type d’impulsion qu’il pourrait donner à la phrase, à qui elle s’adresse, ce qu’il escompte obtenir en la prononçant de telle ou telle façon. Bref, ce qui importe est de proposer par le jeu une façon de faire relation avec l’autre. Pour y arriver, il n’est pas nécessaire de partir d’une identité psychologique ou sociologique du personnage. Il faut plutôt livrer la réplique dans une énergie relationnelle déterminée par la mise en situation ponctuelle des mots. À charge pour le spectateur de traduire les modalités de la prise de parole en termes d’identité, s’il le désire. L’existence imaginaire d’un personnage se produit dans l’après-coup, elle procède ainsi du processus de travail, elle n’est pas son point de départ. C’est au terme des répliques que, moi spectateur, je décide que tel ou tel personnage est ceci ou cela. Mais l’acteur lui, doit travailler moment par moment, sans se soucier d’une continuité ou d’une cohérence globale. Un personnage de théâtre n’a pas de double dans la réalité. Il est une succession de mots et de phrases qui traversent le corps de l’acteur, un tissu verbal polysémique qui a moins besoin d’une unité psychologique que de pulsions contradictoires.

Jean-Marie Piemme, Accents toniques, Journal de théâtre 1973-2017, Editions Alternatives théâtrales, 2017, page 408


RC
Tu dis « c'est au terme des répliques que, moi spectateur, je décide que tel ou tel personnage est ceci ou cela. Mais l'acteur lui, doit travailler moment par moment, sans se soucier d'une continuité ou d'une cohérence globale. » Je suis d'accord pour le travail d'imaginaire que le spectateur peut faire ainsi que pour le fait que l'acteur doit jouer au présent car le personnage ne sait pas ce qui se passera à l'acte suivant. Pourtant, tu sembles mettre de côté le fait que l'acteur interprétant son personnage a une vision globale de ses scènes et donc doit rendre compte d'une cohérence qui fait qu'il dira X dans une scène et réagira de façon Y dans une autre. Sans tomber dans la psychologie et en acceptant l'idée que le personnage existe par sa parole (et à qui il la dit et comment l'acteur en est traversé, etc.), il y a tout de même un travail de cheminement, de construction, d'imaginaire de l'acteur pour jouer son personnage, non? À moins que je n’aie trop une vision de metteur en scène et que tout ce que j'imagine être le devoir de l'acteur serait en fait à la charge du metteur en scène, laissant l'acteur seul avec la parole...

JMP
Dans la vie on peut facilement manifester tel comportement aujourd’hui et le comportement inverse le lendemain. Cela dépend de l’état où on est, de ce qui se passe autour, de la question de savoir à qui on parle, ce qu’on lui veut, ce qu’il nous veut, bref dans la vie nous sommes multiples et contradictoires. N’est-ce pas aussi l’école qui nous en joint d’être cohérent avec le déchiffrement d’un personnage ? N’est-ce pas l’école qui pousse à l’homogénéité? Qu’est-ce qui permet d’envisager l’homogénéité d’un personnage comme plus acceptable que son hétérogénéité? Ici, nous sommes de surcroit dans une fiction, le personnage n’existe pas dans le réel, pourquoi chercher à lui donner une cohérence comme on présuppose qu’il y en a une dans le réel justement? Mieux vaut à mon avis, partir de la situation de la scène, des possibles qu’elle offre sans se soucier d’harmoniser le travail avec la scène suivante ou précédente. Donc d’accentuer la fragmentation de la pièce plutôt que son unité. Mais le principe doit être modulé avec intelligence, ça ne doit pas tourner à la démonstration d’hétérogénéité.

RC
Dans un entretien, tu critiques cette tendance à considérer l'homogénéité comme une norme et l'hétérogénéité comme marginale, et dis même que c'est l'inverse dans les faits. Pourtant, si l'on peut tout à fait admettre que le théâtre « classique » (au sens de « référence ») n'existe pas en soi, qu'il n'est que le produit du regard que l'on porte sur lui et que notre vision de la norme est souvent réductrice, il y a bien une recherche d'homogénéité permanente de la part des auteurs et des équipes, non?
Personnellement, je suis sensible à la coexistence d'éléments hétérogènes, créant un effet de contraste souvent vertueux, mais cela me semble marginal face à la recherche permanente de cohérence globale, d'unité dans les textes et leurs représentations. Eschyle et Sophocle composent des tragédies qui se veulent construites et homogènes et même des tétralogies qui se veulent en échos les unes avec les autres. Dans l'exemple des tétralogies de la Grèce antique justement, si on est sûr qu'elles ne racontaient pas toutes une histoire par épisodes comme l'Orestie, on s'accorde à penser que les trois tragédies et le drame satyrique avaient un lien. Voici du coup un exemple où l'hétérogénéité est évidente (ne serait-ce que par la présence de deux genres différents pour quatre pièces) mais où la recherche d'homogénéité est manifeste, non? Idem, si l'on reconnait à Molière sa qualité de variations des formats, on sait qu'idéalement il aurait préféré autant que possible faire du cinq actes en alexandrins. Par exemple, si L'Avare n'est pas versifié, ce n'est pas par choix mais par manque de temps. L'hétérogénéité des formats chez Molière n'est pas un projet spécifique.
Même chose pour les représentations. Les interprétations, les costumes, les partis-pris, tout cela souvent soumis à la question du vraisemblable, montrent qu'un choix étonnant ou décalé n'est apprécié que si le public l'accepte dans l'homogénéité du spectacle, et les diverses querelles du passé, qui nous semblent aujourd'hui absurdes, montrent que des audaces parfois infimes donnèrent lieu à des polémiques; cela semble prouver que l'hétérogénéité n'est pas de mise.
Encore une fois, je suis plutôt de ton avis concernant l'intérêt de l'hétérogénéité, mais il me semble qu'il y a majoritairement et depuis toujours une recherche d'homogénéité dans les œuvres. Du coup, qu'est-ce qui te fait dire le contraire? Est-ce que tu veux pointer les sources multiples des œuvres? Le mélange des influences dans les propositions de représentations? Il est vrai aussi que si un auteur use de références diverses ou "exotiques" déjà admises par sa société, elles seront plus aisément reçues... L'hétérogénéité serait-elle dissimulée? Sous-jacente?

JMP
Je définis la notion d’homogénéité à partir de la tragédie classique française : unité de temps, de lieu, d’action, de ton, de vocabulaire, respect de la vraisemblance et des bienséances. Dans la tragédie grecque, outre ce que tu signales, il faudrait encore inclure la musique, non présente dans les textes mais attestée aux représentations. Pour Shakespeare, l’hétérogénéité se situe dans le mélange de genres (comique et tragique) dans l’usage de niveaux de langue très différents (noble/ vulgaire), dans la multiplication des actions, dans les invraisemblances. Chez Molière, il faudrait aussi prendre en compte la présence de la musique et des ballets. Hugo combattant le modèle classique va réintroduire une dose d’hétérogénéité. Les deux Faust de Goethe accolent des registres langagiers très disparates. Brecht et sa théorie de la dissociation des arts en scène ( chaque art doit jouer sa partition pour lui-même, la musique être bien séparée du texte, le style musical peut contraster avec les paroles, de même que le décor peut jouer sa partition propre), c’est de ce point de vue l’anti-Wagner, lui qui prônait une fusion la plus complète possible de tous les éléments scéniques (y compris le bâtiment théâtral et la fosse d’orchestre) pour que tout contribue à une sorte de sacralité de l’œuvre. Plus près de nous, l’hétérogénéité est encore au travail chez Claudel ou Genet, chez Müller (voir les séquences de l’ascenseur dans La Mission, ou de la forêt dans Ciment). Pour moi, c’est donc bien le modèle racinien qui est l’exception. L’Allemagne, elle, a bâti sa tradition théâtrale sur une prise d’écart par rapport au modèle racinien. Les pièces de Lessing, Lenz, Kleist, Büchner, Wedekind, Brecht, Horvath, Fassbinder, Müller, Von Mayenburg tendent à l’hétérogène à des degrés divers et dans des formes diverses, plus que Koltès ou Lagarce par exemple. Bien entendu, l’hétérogène n’est pas en soi une garantie de qualité. Il peut y avoir de très mauvaises oeuvres, de très mauvais spectacles hétérogènes (à vrai dire, on en voit beaucoup); et à l’inverse une oeuvre qui tend à l’homogène peut être de grande qualité (Racine, et les deux contemporains cités, par exemple). J’ajouterais que depuis un siècle, la présence d’images sur le plateau renforce cette présence de l’hétérogène au théâtre.

RC
Effectivement, ce que je désignais comme recherche d'homogénéité est plus une recherche d'unité, de cohérence. Je vois dans tes exemples que l'hétérogénéité est la coexistence d'éléments différents, ce qui n'empêche pas une unité globale, ne serait-ce que parce que ça se raconte dans la même pièce.

De l’implication du spectateur

Écriture infinie. J’appelle ainsi le processus qui unit le spectateur à l’œuvre présentée. Ce processus conteste l’idée que le spectateur devrait être captif de l’œuvre à laquelle il s’expose, qu’être un bon spectateur consisterait à n’être que le bon déchiffreur des signes émis par le texte ou la scène, selon une équivalence de type : message bien émis, réception parfaite. Cette équivalence trouve sa meilleure application dans une supposée efficacité de la publicité, elle correspond mal à la démarche du spectateur. Le processus d’écriture infinie postule au contraire que le spectateur féconde constamment les signes reçus (du texte et/ou du plateau) par les traces de sa propre expérience. Le message reçu ne correspond donc pas au message émis. La part de création du spectateur, sa part d’activité, réside dans la différence entre l’émis et le reçu, entre l’écrit du texte ou du spectacle et la réécriture qu’est sa réception. Ainsi échappe-t-on au texte, à la scène comme instance religieuse, dont il faut recevoir pieusement la leçon. Je ne veux pas concevoir le texte de l’œuvre comme un livre sacré dont il faut recueillir la parole, une parole qu’on pourrait certes interpréter, mais qui porterait en elle un message fondamental à ne pas manquer. Le spectateur n’est ni un élève qui doit bien comprendre la leçon du maître ni un fidèle qui doit bien saisir la pensée et les injonctions profondes de son dieu. Ce spectateur, je le vois plutôt comme un co-créateur, qui ensemence de sa propre expérience la parole à laquelle il se soumet. Expérience qui peut être plus ou moins riche, plus ou moins ouverte, plus ou moins transmissible, plus ou moins intelligente, plus ou moins obtuse, plus ou moins constructive, plus ou moins créatrice, mais jamais plus ou moins juste ou fausse. Une lecture laïque des textes passe par leur transformation, par la mise en place d’une non-coïncidence à eux-mêmes.

Jean-Marie Piemme, Accents toniques, Journal de théâtre 1973-2017, Editions Alternatives théâtrales, 2017, page 367


RC
Le spectateur co-créateur l'est-il malgré lui ou est-ce un processus qui nécessite son investissement son attention? Un spectateur en refus de la représentation ne fera-t-il pas, qu'il le veuille ou non, quelque chose avec le spectacle? Places-tu un niveau de coopération minimum pour le spectateur?

JMP
Le spectateur vient au théâtre avec son monde à lui, son univers, son degré de culture, ses implications positives ou négatives dans le réel, son passé, ses aspirations, bref il est le contraire d’une page blanche sur laquelle s’écrira le spectacle. Il va ainsi nouer avec ce qu’il voit et qu’il entend des liens particuliers, qui ne seront pas ceux de son voisin ou de sa voisine. Il y a dans son attention une part de conscient et une part d’inconscient. Il capte les significations, des intentions, des émotions qu’il tricote avec ce qu’il est. Refuser la représentation est évidemment un lien comme un autre. Je me souviens d’un spectacle que j’ai refusé (je suis sorti à l’entracte) mais dont les quelques images me hantent encore. Et à l’inverse j’ai le souvenir d’avoir pris grand plaisir à tel spectacle dont je n’ai plus aucun souvenir précis aujourd’hui. Là encore c’est l’école qui nous enjoint de bien écouter et de bien comprendre pour bien restituer ce qu’on a bien écouté et bien compris. Mais un spectacle n’est pas une leçon. C’est un bombardement de signes, de l’intelligible et du sensible qui font travailler en nous divers modes de perception et je ne vois pas au nom de quels principes on peut décider qu’il y a une attitude plus légitime qu’une autre. Il n’y a pas de bonnes et de mauvaises compréhensions. Le spectateur selon son degré d’implication, ses attentes, sa culture, ce qu’il est, fait des expériences plus ou moins productives. Le théâtre aujourd’hui m’apparaît comme un art plus individuel que collectif.

mardi 3 mai 2022

Du papillonnage

Comme à mon habitude, je lis cinq ou six livres simultanément. Je n’ai pas la lecture paisible. Lisant, je suis impatient, vite saturé, injuste, infidèle, j’ingurgite par petits fragments, je peux commencer par le dernier chapitre, je suis vite nostalgique du livre que je ne lis pas (puisque je suis occupé à en lire un autre), une citation interrompt facilement ma lecture, je pars à la recherche du livre d’où elle vient, ce livre me conduit à un troisième, je reviens au premier, je me maudis de n’avoir pas le numéro d’une revue dont on parle dans une note en bas de page, je lis deux fois, trois fois le même passage, puis je saute dix pages parce que j’ai l’impression que ça patine, bref, la ligne droite m’ennuie et je ne m’amuse à penser qu’en zigzag. Je ricoche sur ce que je lis, mieux que le caillou sur le lac. L’avantage de ce que je n’ose appeler ma méthode, c’est que je suis amené à relire, à reprendre des choses lues depuis longtemps dont le souvenir me vient tout à coup.

Jean-Marie Piemme, Accents toniques, Journal de théâtre 1973-2017, Editions Alternatives théâtrales, 2017, page 348


RC
C’est ce que j'appelle papillonner et que j'essaie depuis des années d'assumer comme une méthode et non comme une incapacité à me concentrer. Notamment car par ailleurs, je suis assez organisé et capable de suivre un programme, contrairement à mon compagnon qui est incapable d'aller d'un point A à un point B sans s'arrêter mille fois devant des vitrines, des affiches ou des paysages. Lui, néanmoins, est capable de rester sur son livre sans broncher, ne se déconcentre pas, ne papillonne pas. À chacun ses moments papillons! Toujours est-il que je me reconnais beaucoup dans ce que tu décris. Parfois, je me pose devant ma bibliothèque, ouvre un livre, feuillette, lit un extrait ou une notice, rebondis vers un autre ouvrage. Je passe de Sénèque par Florence Dupont à Euripide, je vais revoir quelques croquis d’André Degaine et m'arrête aisément sur quelques scénographies élisabéthaines qui pourraient me donner envie de Marlowe, mais comme je n'ai que Shakespeare et une pièce de Ford, je refeuillette cette dernière ou veut relire la préface de l’Hamlet traduit par Markowicz. Bref, les textes mais aussi les notices, les commentaires de traductions et les ouvrages plus atypiques comme le fac-similé du Registre de La Grange sont autant de fleurs à butiner de façon hasardeuses et homéopathiques. J'ai longtemps cru que c'était un défaut, tant j'imaginais la capacité d'un lecteur assidu à rester sur le fil d'un seul ouvrage, de la préface à la postface.

JMP
C’est évidemment l’école qui nous culpabilise. Elle ne tolère qu’un mode d’apprentissage. Et peut-être faudrait-il aussi distinguer des modes d’apprentissages différents selon les activités auxquelles on s’adonne. Je suppose que les professions liées à la découverte du réel (médecin, chimiste, astrophysicien, etc.) demandent un suivi et une systématicité que ne réclament pas nécessairement les professions liées à la transmission des arts et encore moins celles qui sont liées aux activités de l’imaginaire.

De l’adaptation des textes

Il me semble que le rapport présent au répertoire ne peut pas être autre chose qu’une traversée de l’œuvre ancienne, un geste de tri qui prend et laisse, fragmente, fracture, construit le nouveau sur l’ancien. C’est à ce prix qu’on évitera l’infini travail de ravalement de façade de la vieille œuvre et qu’on sauvera le théâtre du musée. Il faut cesser d’interpréter. Il faut transformer. Évidemment, toute transformation est un combat avec l’œuvre, et les œuvres du passé sont parfaitement capables de vous terrasser.

Jean-Marie Piemme, Accents toniques, Journal de théâtre 1973-2017, Editions Alternatives théâtrales, 2017, page 276


RC
Est-ce à dire qu'il ne faut plus monter les œuvres en texte intégral mais adapter, couper, ajouter voire réécrire?

JMP
On ne peut pas éternellement piller le répertoire sans l’appauvrir. Molière et Shakespeare mis à toute les sauces sous prétexte qu’ils sont éternels et toujours nos contemporains (cette sottise!) ne peut conduire qu’à un épuisement de l’esprit de celui qui le fait et de celui qui le regarde. Je ne récuse évidemment pas les œuvres du passé, loin de là, mais je m’accommode mal de l’opportunisme avec lequel on les glisse dans la programmation (attention, valeur sûre) ou par lequel on se fait remarquer comme metteur en scène. Je comprends que dans un univers hyperconcurrentiel, il faille trouver une façon de se faire voir et de rassembler, mais à trop tirer sur la corde, elle finira par casser. Au plan personnel, il m’est déjà de plus en plus difficile de voir du Molière et ou du Shakespeare pour la seule raison que j’en ai trop vu. Et je suis intiment persuadé qu’une conception trop patrimoniale de la culture sent un peu trop sa bourgeoisie. La culture n’est pas un coffre en banque dans lequel on va puiser sans qu’un jour la réserve finisse par se tarir. Je vois la culture, la pratique des arts comme un mouvement permanent, ce que c’était déjà pour Shakespeare par exemple, qui n’a cessé de réécrire les textes des autres. Donc, oui, adapter, changer, réécrire : la tradition nous le propose et seuls un romantisme en retard et une conception notariale de la culture et des arts peut nous faire considérer les textes comme sacrés, intouchables.

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