Entre l’acteur halluciné qui feint de se prendre pour Hamlet (alors que tout le monde sait qu’il ne l’est pas, lui au premier chef) et l’acteur à point de vue (qui vous dit j’en sais un peu plus sur Hamlet que Hamlet lui-même, suivez ma démonstration), il y a peut-être une place pour l’acteur-explorateur qui fouille la matière qu’on lui donne, halluciné et commente quand il le faut, mais surtout sait capter le mouvement de la langue, ses incongruités, ses ruptures, sait restituer la gymnastique des mots et des phrases, distribuer l’hétérogène de façon audible, avec force, avec art, bref un acteur physique qui travaille finement la matière de la langue et fait surgir le fantasme de ce qu’elle est supposée représenter sans y céder.
Jean-Marie Piemme, Le Souffleur inquiet, Editions Espace Nord, 2012, page 257
RC
Tu partages d'abord deux façons, terribles, d'interpréter Hamlet. L'acteur qui s'y croit trop et celui qui joue le malin détaché (je résume!). S'ajoute à cela la méthode d'approche qui te semble plus intéressante que les deux susmentionnées: « il y a peut-être une place pour l'acteur-explorateur qui fouille la matière qu'on lui donne, hallucine et commente quand il le faut, mais surtout sait capter le mouvement de la langue [...] » et la phrase est encore longue... Je suis frappé par le terme « mouvement ». Les exemples à ne pas suivre que tu donnes avant ne sont-ils pas des postures, des endroits d'installations, où le jeu ne devient qu'une coquetterie narcissique, une démonstration derrière une vitre sans teint? Ton acteur-explorateur est lui en mouvement. Il remet en jeu le travail au gré des représentations, sait que tout est énigme. L'énigme nécessite du mouvement pour être élucidée. Et comme le théâtre ne peut être une réponse, l'enquête ne se termine jamais. Les deux autres ont classé l'affaire. L'un croit être devenu Hamlet, il est cinglé. L'autre croit qu'Hamlet est un idiot, il est prétentieux. Le deux se reposent à leur manière. Car même celui qui s'y croit cherche en réalité le confort non plus de jouer mais juste d'être. Un chercheur ne trouve jamais, sinon il n'a plus de matière pour travailler. Du coup, n'est-il pas possible de dire que le théâtre est mouvement, mise en branle, bascule, tremblement, soubresaut. Que l'acteur-explorateur marche sur un terrain brûlant quand pour les autres, l'un accepte de brûler et l'autre à mis des chaussures ignifugées...? Cela réglerait définitivement les histoires de « j'ai le personnage », « je ne le sens pas », « je le ressens tellement », etc. Toutes ces fois où des acteurs viennent me dire qu'ils ne ressentent rien alors que j'attends d'eux non pas que l'émotion leur vienne mais qu'ils travaillent la langue, joue avec les pièges, les impasses, construisent des rapports. Encore une fois, ils voudraient vivre une expérience quand moi je leur demande de la provoquer.
JMP
« Ils voudraient vivre une expérience quand moi je leur demande de la provoquer » : tu résumes en une formule parlante, ce que je tiens pour un grand danger au théâtre.
Lorsque le plateau ressent, rit, pense plus que le spectateur, il y a un problème. J’aime les acteurs ou les actrices qui savent nous emmener en voyage, voyage tragique ou voyage comique. Mais sans rien enlever aux mérites du jeu, il faut souligner que la mise en scène joue aussi un grand rôle. L’ouverture du sens, le mouvement du sens passe par le corps de l’acteur mis en situation de théâtre. Je me souviens d’un Œdipe-Roi allemand. Décor : une espèce de tente fendue en deux au somment d’un large escalier. Chaque fois qu’Œdipe sort de là, il semble sortir du ventre de sa mère. Il est chaussé de grands cothurnes qui lui donnent des allures d’oiseau maladroit quand il doit descendre les marches. Le chœur est fait de trois ou quatre vieux hommes, torse nu, pantalon noir, pieds nus. Chacun tient en main une grande palme et la colère du roi est visible parce qu’ensemble, ils baissent la tête en agitant la palme. Les éléments cités dispensaient les acteurs d’en faire trop, leur évitaient la tentation de prendre sur eux le pathétique des situations de la pièce. Une des conditions premières pour que le théâtre nous mette en mouvement est la qualité du geste artistique. Je parle ici de la faculté de conduire le spectateur vers un imaginaire, non pour fuir le réel, mais pour faire voir ce réel autrement, d’un point de vue autre. Un geste artistique fécond me parait repérable à sa capacité de mettre en jeu une dialectique entre la proximité et la distance. Trop de proximité, le geste artistique s’épuise dans la platitude; trop de distance, le théâtre devient un art froid, abstrait, louchant vers l’autisme d’un certain art contemporain. Il va de soi que cette dialectique prendra à chaque fois un visage singulier selon les metteurs en scènes ou les metteuses en scène, selon les œuvres traitées, selon les moyens matériels mis en œuvre, selon la qualité des équipes et je dirais selon le degré d’intelligence et de sensibilité du public et selon le type d’attente de chaque spectateur. D’une certaine façon, il me semble que plus un geste artistique est fort, plus il prête à interprétation, et plus il prétend à interprétation, plus il sollicite ce qu’il a de singulier en nous, un singulier qui inclut nos trajets de vie, nos espoirs, nos déboires, nos secrets, nos victoires, qui nous engage jusqu’à l’inconscient.
RC
Si je suis ton raisonnement, il y a une dynamique du geste artistique qui renvoie le spectateur à ses grilles de lectures et résonances les plus personnelles, comme si la proposition artistique incitait à s'engager dans une voie précise. Cette dynamique me paraît cohérente si on accepte que la résonance avec nos singularités créé un champ varié de questionnements et d'idées qui se déclinent de la totale adhésion au total rejet du projet. En ce sens une proposition artistique n'aurait pas vocation à faire consensus. Ça me semble être à peu près l'opposé de la démarche des franchises hollywoodiennes, d'un certain théâtre de divertissement ou de la majorité de la programmation télévisuelle dont la recherche d'adhésion maximum réduit les questionnements et tentent d'endormir les « papilles artistiques » des spectateurs. Ainsi, ne s'opposent plus le « théâtre d'art » pour « initiés » au « théâtre de divertissement » pour le tout un chacun mais bien un art où le réseau de questionnement est plus vif dans une proposition que dans l'autre. Ce sont des schémas, et comme tout schéma, ils sont caricaturaux; mais ce que j'essaie de mettre en lumière c'est que l'une et l'autre propositions ne sont pas équivalentes ni même deux pendant d'une même démarche: l'une, en provoquant une vaste arborescence de questions, mets le spectateur en mouvement, l'autre, en tentant de réduire le champ des idées, cherche au contraire à l'immobiliser. On revient sur cette histoire de mouvements et de postures dont je parlais au sujet du jeu de l'acteur. La seconde démarche, en cherchant l'adhésion franche, provoque aussi, pour une minorité de spectateurs, un rejet franc, empêchant quelque peu la navigation des pour et des contre, des résonances et des questionnements, qui permettrait pourtant de faire basculer le rejet rapidement provoqué en posture d'adhésion. Afin d'asseoir sa position d'adhésion massive, cette démarche écarte ceux qui sont dans le rejet. En ce sens, alors que la première démarche, propose simplement de se poser des questions, sans rejeter personne (malgré sa réputation d'art pour initiés), la seconde créé un clivage franc et mets à l'écart une partie du public (malgré sa réputation d'art « populaire », « pour tous », etc.). Ma réflexion est-elle claire? Bien entendu, comme je ne disais plus haut, ce sont des schémas. Et quel théâtre oserait assumer la deuxième démarche de plein gré? Ce sont des dynamiques inconscientes, des constats après coup. Toute production théâtrale se croit utile, et il est tentant de se dire qu'il vaut mieux un théâtre quel qu'il soit plutôt qu'aucun théâtre du tout. Pour ma part, je préfère la plupart du temps renoncer au spectacle plutôt que de subir un moment de torture où mon voisin et moi nous regardons en soupirant douloureusement. Toutefois, d'un point de vue strictement expérimental, je ne regrette pas ces spectacles atroces où j'ai souffert comme spectateur, où la bêtise, la gratuité et la vulgarité rendaient, pour une raison qui m'échappe, les spectateurs heureux. Cela pose de grandes questions au sujet de ces derniers: quel plaisir ont-ils bien pu prendre? Qu'ont-ils fait de la représentation? Est-ce parce que c'est du théâtre, je veux dire, un rdv avec des gens sur scène et des spectateurs, qu'ils se disent « ça change de la télé »? Est-ce parce qu'ils aiment vraiment ce qu'ils ont vu et, de bonne foi, le recommanderont à leurs amis et considéreront avoir partagé un grand moment? Je m'aperçois en me relisant que je prends à nouveau le rôle, que certains proches ont pu me reprocher, du « théâtreux pinailleur et exigeant », mais je suis pour ma part effaré de la facilité d'adhésion des autres!
JMP
La réception singulière, personnelle, les vibrations que chacun, chacune peuvent capter sensitivement ou intellectuellement ne visent pas à l’unanimité. Par définition, la réception produit des variantes à l’infini. Cela ne signifie pas que tous les investissements que le spectateur singulier peut être amené à faire sont de nature équivalente. Certains investissement sont larges, riches, ouverts vers le monde, vers le questionnement du monde et de soi face au monde, face aux autres; d’autres questionnements à l’inverse sont pauvres, étriqués, et referment le vu et l’entendu sur le déjà connu dans une jouissance un peu infantile. Il faut bien souligner que la réception n'est pas qu’une propriété liée à l’objet présenté. Elle est aussi tributaire de l’attitude du spectateur. Adolescent, j’ai vu peu de spectacles théâtraux et probablement des mauvais. Pourtant quelque chose s’est éveillé en moi en direction du théâtre. Ce ne pouvait pas être la qualité artistique de ce que j’avais vu, mais plus banalement « l’ailleurs » que représentait pour moi le théâtre, — je dirais : le théâtre au-delà de ses qualités artistiques. Un spectacle de mauvaise qualité peut encore ouvrir un imaginaire, pour autant que le désir d’imaginaire soit là, tapi au fond du corps et de la conscience. Ce quelque chose était en moi (sans que je le sache ou que j’en aie la moindre conscience), ce « quelque chose » s’était déjà manifesté quand dans un cours de Français, le prof nous avait lu et fait étudier par cœur des passages du Cid de Corneille. J’avais étudié et récité la tirade de Don Diègue « Oh rage, oh désespoir, oh vieillesse ennemie/ N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie/ et ne suis-je blanchi dans les travaux guerriers/ Que pour voir en un jour flétrir tant de laurier/ (elle me reste encore en tête) et je me souviens de ma stupéfaction de tout jeune ado devant ce langage. Comment des gens peuvent-ils parler comme ça, me disais-je. Ça contrastait si radicalement avec mon pauvre langage usuel et celui de mon milieu ! Et après ça, quoi? Rien, je suis resté dans mon coin avec mon choc, mon existence n’a pas été modifiée. Mais peut-être est-ce à ce moment-là que le théâtre a pris domicile chez moi sans même que je le sache et que, plus tard, il m’a mis en disposition de me réjouir à la vision d’un mauvais spectacle. Les voies de dieu sont impénétrables, les voies de l’éveil artistique également. Quant à savoir d’une façon générale pourquoi des gens prennent plaisir aux mauvais spectacles (ce qui me désole évidemment, car savoir qu’un mauvais spectacle trouvera toujours des spectateurs pour l’applaudir ne rend pas optimiste), je ne sais qu’en dire, sinon que dans la vie courante beaucoup de gens prennent plaisir à des activités qui, pour d’autres, n’ont aucun intérêt et aucun relief. Il y va sans doute de leur identité, comme il en va de la nôtre lorsque nous cherchons l’œuvre rare. Si je me réfère à l’Euro-Foot, certains -comme moi- regardent les matchs sans se poser de questions, réjouis quand la partie est de qualité; ennuyés quand elle patine. Mais, en regardant des émissions de commentaires sur les matchs, je constate que certains (ou certaines) sont infiniment pointus, précis, informés, analysent la technique de tel et tel joueur, le placement de chacun, discutent la stratégie d’ensemble de l’entraîneur, n’oublient pas l’histoire de leur discipline, font référence aux rencontres anciennes, identifient les forces et les faiblesses des équipes, bref s’emparent du foot comme j’aimerais que les gens de théâtre s’emparent de leur art. Le débat des amateurs de foot dont je parle n’est pas du type pour ou contre, n’est pas du type j’aime/j’aime pas, n’a rien d’un combat de coq subjectif. C’est un débat de connaisseurs qui mettent en commun leurs compétences pour comprendre ce qui s’est passé. Le théâtre - artistes, spectateurs, critiques professionnels- ferait bien d’en prendre de la graine.
RC
Si on parle des premiers émois, je me reconnais dans la découverte du théâtre « quel qu'il soit »: ma sœur sur un plateau quand j'avais 6 ans, la scène de la Rose dans Le Petit Prince en primaire, les pièces de boulevard que mes parents m'ont emmené voir. Quelques pièces à la télé peut-être. Ça c'est pour le jeu. Écrire dès que possible des histoires et notamment du théâtre. Des pièces « à la manière de », des pièces célèbres à ma façon, des pièces de mon cru. Mais surtout, et là je te rejoins, le choc de l'alexandrin. L'impression, encore plus qu'avec la prose un peu vieillie des piécettes de Courteline ou Labiche jouées au collège, que le théâtre est un endroit d'un autre langage. J'ai quinze ans, je sais que je vais jouer Les Femmes Savantes de Molière l'année suivante. Sur la scène de la Comédie-Français, Françoise Gillard, actrice belge encore pensionnaire à l'époque, est une Henriette rayonnante. Je la vois et je sais que c'est ça que je veux faire. Etre là. Dire ça. Et on monte la pièce donc. Je joue Trissotin. Mes amis jouent avec moi. Je suis étourdi par la puissance de la langue, je suis la répétition, n'apparaissant qu'à l’acte III, avec passion. Je connais tous les rôles. Mes amis aussi. Parfois, hors des séances, on rejoue des scènes en échangeant les rôles. Seul chez moi sous la lueur d'une bougie (l'adolescence!), je refais seul la première scène entre les deux sœurs. J'ai Gillard dans l'oreille, sa voix grave et douce, ses diérèses parfaites, la langue qui la traverse et qu'elle accompagne. Un corps prêté pour Molière et pour le jeu. L'alexandrin m'a porté plus qu'aucune autre langue. J'ai travaillé, fait travailler Molière, Racine et Corneille. J'aime l'éternel débat entre Alceste et Philinte, Hermione peste et désespérée, Rodrigue asphyxié. Oui le sublime nous porte. Mais oui le pourri, le raté, le nul, le à-côté-de-la-plaque aussi. Je n'ai jamais été si prolixe sur l'Iphigénie de Racine qu'en sortant d'une représentation catastrophique avec des alexandrins massacrés et une scénographie lourde et inutile. Je suis accompagné, je trouve le texte sur internet, nous sommes au bar du théâtre, je lis la didascalie initiale. Et on ne m'arrête plus. La nullité m'a inspiré. J'ai quelque chose à en dire. Jean-Pierre Han à l'université nous parlait de « la mort de la critique ». J'en lis, des critiques. Ennui terrible. Un blabla pour présenter, quelques éloges, une formule facile pour terminer et voilà. Je ne suis guère spectateur de football, mais j'entends le plaisir que peuvent ressentir les passionnés à l'écoute des commentaires. Je voudrais tant en voir autant pour le théâtre. Se débarrasser du simple avis, du simpliste « c'était bien » pour qualifier, nuancer, trahir, décortiquer ce « bien ». La malhonnêteté me désespère. En atelier d'écriture (peut-être te l'ai-je déjà dit?), je prohibe « j'aime », « j'aime pas », « c'est bien », « c'est pas bien ».