Au plan personnel, une commande met en jeu le désir. On écrit parce qu’on a un désir. On écrit parce qu’on a envie de quelque chose. On écrit parce qu’on a de l’intérêt, au sens large du terme, pour quelque chose. En même temps, cet intérêt, on suppose qu’il sera partagé par quelqu’un. On écrit pour que le désir de l’autre vienne rejoindre le désir que l’on a. La commande est un cas de figure qui met assez bien en marche et en jeu cette dialectique du double désir. Être désiré, c’est plutôt bien ; c’est plutôt une ouverture intéressante. Ça ne fait pas l’œuvre, ça ne fait pas la qualité de l’œuvre surtout, mais ça ouvre un espace où tout à coup on se dit : « J’existe pour quelqu’un », ce qui me paraît quand même assez fondamental. (…) En général, si elle n’a pas un certain nombre de connexions avec l’institution théâtrale, la pièce risque de se retrouver dans un tiroir. L’auteur cesse donc d’être un auteur. Est-on un auteur de théâtre quand on a écrit une pièce de théâtre et qu’elle se trouve dans un tiroir ? L’auteur n’a donc comme seule solution que de reprendre le processus à son départ. Le système de bourses génère des vocations mais ne fait pas fonctionner ce pour quoi une pièce de théâtre est écrite, c’est-à-dire la scène.
Jean-Marie Piemme, Accents toniques, Journal de théâtre 1973-2017, Editions Alternatives théâtrales, 2017, page 255
RC
Tu dis « la pièce risque de se retrouver dans un tiroir. L'auteur cesse donc d'être un auteur. Est-on un auteur de théâtre quand on écrit une pièce de théâtre et qu'elle se trouve dans un tiroir? ». Je suppose que tu parles de la profession, de l'étiquette sociale « auteur » et non du fait en soit? Je veux dire, un homme écrit une pièce; qu'elle soit jouée ou non, cet homme est auteur de théâtre. Pas connu, pas de profession peut-être, pas étiqueté comme cela, mais il est auteur tout de même, non? Musset a renoncé à être joué un temps, il écrivait, était publié, probablement lu, mais pas joué. Était-il moins un auteur de théâtre qu'avant ou après cette période sans plateau?
Je te provoque en parlant « d'étiquette »; je ne suis pas satisfait de la formule mais pourtant... faut-il être joué, reconnu par une profession, etc. pour être auteur dramatique? J'en parle dans ma pièce Cassandra où Théodora se demande « Faut jouer pour être actrice / Faut gagner du fric en jouant pour être actrice / Faut avoir du succès pour être actrice / Faut quoi / Faut savoir faire quoi / Faut être reconnue par qui / Faut être reconnue par les gens / Faut être reconnue par le métier / Faut être reconnue par qui ». Je ne cherche pas à comparer ce qui n'est pas comparable: bien sûr qu'un grand acteur ou auteur reconnu c'est différent que quelqu'un qui fait du théâtre avec quelques amis ou qui écrit des pièces lues par son cercle de proches. Mais est-on moins acteur ou moins auteur si on n’est pas connu, reconnu, désiré, etc.? N'est-on pas acteur à partir du moment où on joue et auteur à partir du moment où on écrit? Encore une fois, je fais bien une différence entre la pratique d'un art et celle d'un métier, d'une profession. Et dans le cadre de cette profession, je fais la différence entre ceux qui travaillent beaucoup et ceux presque pas. Mais outre le fait que certains artistes travaillent beaucoup pour des propositions médiocres et certains peu pour des propositions puissantes, je pense qu'être acteur ou auteur n'a d'abord pas de rapport avec une profession, qui vient dans un second temps. Une collègue comédienne a écrit une petite série web dans laquelle elle raconte ses difficultés pour travailler. Dans une scène avec sa mère, l'héroïne, comédienne donc, explique qu'elle fait un métier que souvent, pendant de longues périodes, on ne fait pas; pour mille raisons, mais que nombreux sont les comédiens qui ne jouent pas ou peu... alors où est la limite? Quand sont-ils comédiens? De même je regarde des collègues parfois en difficultés et mes élèves d'ateliers qui viennent toutes les semaines et jouent un spectacle par an. Souvent des chefs-d’œuvre. Donc eux ne seraient pas comédiens bien qu'ils pratiquent régulièrement et jouent Koltès, Marivaux ou Tchékhov? Et certains de mes collègues sont comédiens alors qu'ils font des figu et un spectacle de temps en temps?
JMP
Un auteur écrit une pièce, cette pièce reste dans le tiroir. Dans ce cas l’auteur reste l’auteur (puisqu’il a produit une œuvre). Mais cette œuvre n’est pas (pas encore?) socialement reconnue. Cette œuvre peut être mauvaise, l’auteur reste alors l’auteur d’une œuvre mauvaise. Mais un comédien qui ne joue pas n’a rien pour attester qu’il est comédien. On ne voit son œuvre qu’en acte. Si l’acte manque, l’œuvre manque. Ce comédien qui ne joue pas peut certainement se penser comédien, mais rien ne l’atteste. Est-ce qu’un alpiniste qui ne gravit jamais la montagne est un alpiniste? Est-ce qu’un metteur en scène qui ne met jamais en scène est un metteur en scène? Et quelqu’un qui joue peu? Il est certainement comédien quand il joue. Quand il ne joue pas, il est dans un vouloir-être comédien que le réel n‘actualise pas. Il faut distinguer la perception qu’une personne peut avoir d’elle-même de l’inscription de cette personne dans un champ social. C’est aussi le regard de l’autre qui qualifie ce qu’on est, la conviction intime qu’on peut avoir d’être ceci ou cela ne suffit pas.
RC
D'abord tu sembles d'accord qu'un auteur est auteur à partir du moment où il écrit mais tu fais la différence, et je l'entends, avec la reconnaissance sociale d'être auteur. Ensuite tu montres la différence avec le cas où un comédien ne joue pas en précisant donc qu'il n'est pas comédien puisque rien ne l'atteste. Je l'entends aussi. Mais je voudrais nuancer en précisant qu'un comédien qui joue peu (et non « pas ») n'est pas moins comédien qu'un autre qui joue beaucoup. Je veux dire: on n’a pas besoin de « faire » en permanence pour « être » quelque chose. Un comédien très tatillon et exigeant qui ne jouerait que quelques pièces ou ne tournerait que quelques films peut d'ailleurs être un bien meilleur comédien qu'un autre qui enchaîne les navets... j'ai l'impression (ou l'envie peut-être!) qu'être quelque chose se mesure d'avantage en qualité qu'en quantité. D'ailleurs, si on parle de reconnaissance sociale (et non de strict succès public), on reconnaît plus la qualité d'un acteur discret qui joue dans de bons films qu'un acteur de films lourdingues qu'on voit partout. Idem pour les auteurs d'ailleurs. Un auteur de boulevards médiocres qui a écrit trente pièces sera toujours moins bien considéré que Büchner qui n'en a écrit que trois! Il me semble bien qu'être quelque chose, que ça laisse une trace comme une pièce écrite ou n'en laisse pas, se distribue selon plusieurs critères: le fait de faire la chose, le fait d'être reconnu pour cela, le fait de faire la chose bien ou de la faire beaucoup.
Peut-être que cette question ne te semble pas importante mais depuis que je suis dans cet art/métier/milieu j'ai rencontré tant d'auteur non joués, de comédiens qui jouaient beaucoup mais de toutes petites choses, d'autres qui jouaient peu, des amateurs qui jouent des chefs-d’œuvre, des pro qui préfèrent ne pas jouer que jouer des textes idiots, etc. Que je suis très questionné sur ce que veut dire « être » auteur, comédien, artiste et « faire » du théâtre, de l'art, etc. C'est pour moi un enjeu important et même une question qui se pose pour l'avenir alors que je ne me reconnais plus dans les programmations, que je peine à voir des spectacles qui me bouleversent, qu'en France cela gronde, qu'on occupe les théâtres et qu'on critique la réforme du statut d'intermittent et le système actuel de subvention, et ce de façon inédite dans ce contexte inédit.
Et une anecdote qui résonne avec nos échanges: récemment j'ai participé à une réunion virtuelle sur les auteurs de théâtre. Les seuls points abordés étaient strictement des questions de salaires, de comités de lecture, etc. Mon éditeur était là et il a constaté l'arrêt de l'activité depuis presque un an. Et il a posé la question: « et si le théâtre disparaissait? » J'ai pensé de suite à mon échange avec toi sur Sapiens qui fait de l'art et que ce n'est pas immuable, que peut-être le théâtre un jour ne sera plus, qu'il y a déjà eu des périodes où le théâtre était presque absent. Et bien tout le monde semblait dire que bien sûr que non, que les situations enrichissent toujours l'art et que blablabla. Je n'ai pas su intervenir tant j'étais interloqué par cette incapacité à simplement envisager les possibles, à s'enfermer dans l’idée que le théâtre sauverait le monde et ferait avec certitude partie dans notre avenir... pourquoi s'interdire de poser des questions?
JMP
Il est toujours difficile de séparer les aspirations personnelles des conditions sociales dans lesquelles elles s’exercent. Il y a certainement des comédiens qui travaillent beaucoup et qui au fil du temps ont perdu toute fibre artistique, ils ne sont plus que des fonctions. Et des comédiens qui travaillent peu (ou pas hélas) et qui gardent en eux un feu sacré. J’en ai même connu qui très talentueux ont renoncé à jouer parce qu’il ne pouvait pas supporter la brutalité sociale du métier. Nous naviguons tous entre réalité et rêve dans un temps où la destinée du théâtre reste incertaine. La destinée sociale en tout cas. Et malgré tout, je pense que nous sommes mieux lotis que le cinéma par exemple, plus concurrencé par d’autres formes d’images, beaucoup plus cher à concevoir. Faire du théâtre ne demande en premier lieu que le désir et la volonté d’en faire pour des gens qui ont le désir et la volonté d’en voir. Il se peut que l’avenir du théâtre soit dans une pratique amateur de haut niveau. C’est un avenir social réduit, c’est un avenir significatif important. La qualité ici l’emporterait sur la quantité. Ce serait un art plus proche des vivants que de la culture institutionnalisée. En petit groupe, on ferait l’expérience de ce qu’on est, de ce qu’on vit sans souci de diffusion nationale ou internationale. Pour l’heure, je crois qu’il faut s’en tenir à ce qu’on sait faire et composer avec ce que le réel nous permet de faire.
Sous cet angle, l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir serait un gigantesque coup de pied dans la fourmilière théâtrale (et pas que là, évidemment). La question de l’existence du théâtre et des formes qu’il pourrait prendre passe aussi par là.