lundi 9 mai 2022

De l’hétérogénéité

Quand on joue mon théâtre, il n’est d’aucune utilité pour l’acteur de se demander « quel est mon personnage, qui suis-je ? » et d’échafauder une hypothétique réponse pour construire son jeu. Il doit plutôt chercher le type d’impulsion qu’il pourrait donner à la phrase, à qui elle s’adresse, ce qu’il escompte obtenir en la prononçant de telle ou telle façon. Bref, ce qui importe est de proposer par le jeu une façon de faire relation avec l’autre. Pour y arriver, il n’est pas nécessaire de partir d’une identité psychologique ou sociologique du personnage. Il faut plutôt livrer la réplique dans une énergie relationnelle déterminée par la mise en situation ponctuelle des mots. À charge pour le spectateur de traduire les modalités de la prise de parole en termes d’identité, s’il le désire. L’existence imaginaire d’un personnage se produit dans l’après-coup, elle procède ainsi du processus de travail, elle n’est pas son point de départ. C’est au terme des répliques que, moi spectateur, je décide que tel ou tel personnage est ceci ou cela. Mais l’acteur lui, doit travailler moment par moment, sans se soucier d’une continuité ou d’une cohérence globale. Un personnage de théâtre n’a pas de double dans la réalité. Il est une succession de mots et de phrases qui traversent le corps de l’acteur, un tissu verbal polysémique qui a moins besoin d’une unité psychologique que de pulsions contradictoires.

Jean-Marie Piemme, Accents toniques, Journal de théâtre 1973-2017, Editions Alternatives théâtrales, 2017, page 408


RC
Tu dis « c'est au terme des répliques que, moi spectateur, je décide que tel ou tel personnage est ceci ou cela. Mais l'acteur lui, doit travailler moment par moment, sans se soucier d'une continuité ou d'une cohérence globale. » Je suis d'accord pour le travail d'imaginaire que le spectateur peut faire ainsi que pour le fait que l'acteur doit jouer au présent car le personnage ne sait pas ce qui se passera à l'acte suivant. Pourtant, tu sembles mettre de côté le fait que l'acteur interprétant son personnage a une vision globale de ses scènes et donc doit rendre compte d'une cohérence qui fait qu'il dira X dans une scène et réagira de façon Y dans une autre. Sans tomber dans la psychologie et en acceptant l'idée que le personnage existe par sa parole (et à qui il la dit et comment l'acteur en est traversé, etc.), il y a tout de même un travail de cheminement, de construction, d'imaginaire de l'acteur pour jouer son personnage, non? À moins que je n’aie trop une vision de metteur en scène et que tout ce que j'imagine être le devoir de l'acteur serait en fait à la charge du metteur en scène, laissant l'acteur seul avec la parole...

JMP
Dans la vie on peut facilement manifester tel comportement aujourd’hui et le comportement inverse le lendemain. Cela dépend de l’état où on est, de ce qui se passe autour, de la question de savoir à qui on parle, ce qu’on lui veut, ce qu’il nous veut, bref dans la vie nous sommes multiples et contradictoires. N’est-ce pas aussi l’école qui nous en joint d’être cohérent avec le déchiffrement d’un personnage ? N’est-ce pas l’école qui pousse à l’homogénéité? Qu’est-ce qui permet d’envisager l’homogénéité d’un personnage comme plus acceptable que son hétérogénéité? Ici, nous sommes de surcroit dans une fiction, le personnage n’existe pas dans le réel, pourquoi chercher à lui donner une cohérence comme on présuppose qu’il y en a une dans le réel justement? Mieux vaut à mon avis, partir de la situation de la scène, des possibles qu’elle offre sans se soucier d’harmoniser le travail avec la scène suivante ou précédente. Donc d’accentuer la fragmentation de la pièce plutôt que son unité. Mais le principe doit être modulé avec intelligence, ça ne doit pas tourner à la démonstration d’hétérogénéité.

RC
Dans un entretien, tu critiques cette tendance à considérer l'homogénéité comme une norme et l'hétérogénéité comme marginale, et dis même que c'est l'inverse dans les faits. Pourtant, si l'on peut tout à fait admettre que le théâtre « classique » (au sens de « référence ») n'existe pas en soi, qu'il n'est que le produit du regard que l'on porte sur lui et que notre vision de la norme est souvent réductrice, il y a bien une recherche d'homogénéité permanente de la part des auteurs et des équipes, non?
Personnellement, je suis sensible à la coexistence d'éléments hétérogènes, créant un effet de contraste souvent vertueux, mais cela me semble marginal face à la recherche permanente de cohérence globale, d'unité dans les textes et leurs représentations. Eschyle et Sophocle composent des tragédies qui se veulent construites et homogènes et même des tétralogies qui se veulent en échos les unes avec les autres. Dans l'exemple des tétralogies de la Grèce antique justement, si on est sûr qu'elles ne racontaient pas toutes une histoire par épisodes comme l'Orestie, on s'accorde à penser que les trois tragédies et le drame satyrique avaient un lien. Voici du coup un exemple où l'hétérogénéité est évidente (ne serait-ce que par la présence de deux genres différents pour quatre pièces) mais où la recherche d'homogénéité est manifeste, non? Idem, si l'on reconnait à Molière sa qualité de variations des formats, on sait qu'idéalement il aurait préféré autant que possible faire du cinq actes en alexandrins. Par exemple, si L'Avare n'est pas versifié, ce n'est pas par choix mais par manque de temps. L'hétérogénéité des formats chez Molière n'est pas un projet spécifique.
Même chose pour les représentations. Les interprétations, les costumes, les partis-pris, tout cela souvent soumis à la question du vraisemblable, montrent qu'un choix étonnant ou décalé n'est apprécié que si le public l'accepte dans l'homogénéité du spectacle, et les diverses querelles du passé, qui nous semblent aujourd'hui absurdes, montrent que des audaces parfois infimes donnèrent lieu à des polémiques; cela semble prouver que l'hétérogénéité n'est pas de mise.
Encore une fois, je suis plutôt de ton avis concernant l'intérêt de l'hétérogénéité, mais il me semble qu'il y a majoritairement et depuis toujours une recherche d'homogénéité dans les œuvres. Du coup, qu'est-ce qui te fait dire le contraire? Est-ce que tu veux pointer les sources multiples des œuvres? Le mélange des influences dans les propositions de représentations? Il est vrai aussi que si un auteur use de références diverses ou "exotiques" déjà admises par sa société, elles seront plus aisément reçues... L'hétérogénéité serait-elle dissimulée? Sous-jacente?

JMP
Je définis la notion d’homogénéité à partir de la tragédie classique française : unité de temps, de lieu, d’action, de ton, de vocabulaire, respect de la vraisemblance et des bienséances. Dans la tragédie grecque, outre ce que tu signales, il faudrait encore inclure la musique, non présente dans les textes mais attestée aux représentations. Pour Shakespeare, l’hétérogénéité se situe dans le mélange de genres (comique et tragique) dans l’usage de niveaux de langue très différents (noble/ vulgaire), dans la multiplication des actions, dans les invraisemblances. Chez Molière, il faudrait aussi prendre en compte la présence de la musique et des ballets. Hugo combattant le modèle classique va réintroduire une dose d’hétérogénéité. Les deux Faust de Goethe accolent des registres langagiers très disparates. Brecht et sa théorie de la dissociation des arts en scène ( chaque art doit jouer sa partition pour lui-même, la musique être bien séparée du texte, le style musical peut contraster avec les paroles, de même que le décor peut jouer sa partition propre), c’est de ce point de vue l’anti-Wagner, lui qui prônait une fusion la plus complète possible de tous les éléments scéniques (y compris le bâtiment théâtral et la fosse d’orchestre) pour que tout contribue à une sorte de sacralité de l’œuvre. Plus près de nous, l’hétérogénéité est encore au travail chez Claudel ou Genet, chez Müller (voir les séquences de l’ascenseur dans La Mission, ou de la forêt dans Ciment). Pour moi, c’est donc bien le modèle racinien qui est l’exception. L’Allemagne, elle, a bâti sa tradition théâtrale sur une prise d’écart par rapport au modèle racinien. Les pièces de Lessing, Lenz, Kleist, Büchner, Wedekind, Brecht, Horvath, Fassbinder, Müller, Von Mayenburg tendent à l’hétérogène à des degrés divers et dans des formes diverses, plus que Koltès ou Lagarce par exemple. Bien entendu, l’hétérogène n’est pas en soi une garantie de qualité. Il peut y avoir de très mauvaises oeuvres, de très mauvais spectacles hétérogènes (à vrai dire, on en voit beaucoup); et à l’inverse une oeuvre qui tend à l’homogène peut être de grande qualité (Racine, et les deux contemporains cités, par exemple). J’ajouterais que depuis un siècle, la présence d’images sur le plateau renforce cette présence de l’hétérogène au théâtre.

RC
Effectivement, ce que je désignais comme recherche d'homogénéité est plus une recherche d'unité, de cohérence. Je vois dans tes exemples que l'hétérogénéité est la coexistence d'éléments différents, ce qui n'empêche pas une unité globale, ne serait-ce que parce que ça se raconte dans la même pièce.

Des tableaux qui nous inspirent

Les sources d’inspiration d’un auteur sont souvent tortueuses et lui sont parfois opaques. On ne sait pas toujours ce qu’on sait, et ce qui ...