lundi 30 mai 2022

Du plaisir, de l’analyse et de la tragédie

Le théâtre n’est ni pur divertissement, ni pure critique. C’est un voyage immobile où chacun éprouve pour lui-même ce qu’il est, ce qu’il pense, ce qu’il ressent, l’action qu’il a sur le monde et l’action que le monde a sur lui. Son but n’est pas de soulever les foules – le théâtre n’est ni la religion, ni la politique – mais de forcer chacun à s’envisager du point de vue de l’ailleurs. Assistant à Hamlet ou à Roberto Zucco, j’expérimente des impulsions nouvelles au contact de ce que je ne serai jamais. Je ressens ainsi par un acte d’appropriation individuelle (être ce spectateur-là) que les limites du monde et de la conscience, des actes et des pensées excèdent ce que je suis. Le théâtre me centre et me décentre à la fois. Et mon plaisir n’est pas seulement lié à un surcroît de connaissance, à une multiplication des points de vue, à un effet critique, il vient encore de la capacité qui m’est donnée de pouvoir vivre ce que je ne vivrai jamais, y compris ce que je ne voudrais pas vivre dans la réalité. Avec le théâtre, dans un corps à corps spécifique, dans l’intensité et la fragilité du vivant, je peux devenir un autre pour un temps, j’ai la capacité de n’être plus enfermé dans l’unidimensionnalité de la vie courante.

Jean-Marie Piemme, Le Souffleur inquiet, Editions Espace Nord, 2012, page 305


RC
Tu rappelles avec justesse ce plaisir au théâtre: « il vient encore de la capacité qui m'est donnée de pouvoir vivre ce que je ne vivrai jamais, y compris ce que je ne voudrais pas vivre dans la réalité. » Ça me semble être un plaisir ancré dans l'humanité car les enfants ont plaisir à vivre dans leurs jeux des situations périlleuses, même s'ils veulent en sortir majoritairement victorieux. Et leur fascination pour le danger, l'aventure, les péripéties parfois terribles. Mais d'où vient donc ce plaisir de la souffrance, de l'horrible, de la mort? Je ne peux m'empêcher de penser à Achille, qui préfère mourir jeune mais glorieux que vieux et dans l'anonymat. Ce n'est pas un scoop si je te dis que je tiens la mythologie grecque pour une source inépuisable d'inspiration, mais cette histoire autour d'Achille me questionne car c'est l'éternelle problématique de la prise de risque qui est formidablement illustrée. Nous ne sommes pas tous Achille et ne voulons pas tous mourir jeune mais nous voulons tous, parfois secrètement, à notre insu même (le fameux inconscient !), vivre quelque chose de fort, d'impossible, de bouleversant. Le théâtre, mais aussi le cinéma, permet cela. De vivre cette gloire par le malheur, que bien sûr on ne se souhaite pas. Et puis la question de l'échelle. Etre une Phèdre du quotidien, une Andromaque de banlieue. Ne pas vivre aussi dur mais en résonance. J'ai lu avec délice le long poème de Kate Tempest Les nouveaux Anciens où elle veut substituer aux Achille et Héraclès les hommes et les femmes du présent et du quotidien. Présenté comme ça, cela paraît peut-être facile, mais l'ouvrage développe les épreuves, les drames, les questions, les brutalités que vivent les personnages et on y retrouve la vie extraordinaire des héros antiques. Débarrassée de la morale chrétienne du bien et du mal, vivre des choses dures, des choses dingues, ou qui paraissent dingues quand on les vit, fait de nous des héros. Hélène dans l'Iliade d’Homère (je me répète...) « Zeux nous a fait un dur destin pour que nous soyons chantés plus tard des hommes à venir » (traduction de Paul Mazon). Tempest est l'aède des héros du présent. Les temporalités entre le récit et l'auditeur sont rassemblés. On n'attend plus des siècles pour questionner les Anciens, les Anciens c'est nous. Ou nous voulons l'être. La ménagère devant le soap opéra peut se prendre pour Hélène ou Clytemnestre. Son esprit romanesque rêve du Brandon ou du Jason (à prononcer à l'anglaise!) qu'elle voit à l'écran. Société romaine du divertissement, on a les mythes qu'on mérite... Pourtant, si le plaisir du dur, du glauque, du terrible est largement goûté au cinéma ou à la télévision, d'où vient que le spectateur est plus vite en refus au théâtre? « Phèdre? Ça va être chiant! » Et on cherche la comédie légère, à la rigueur la pièce grave avec une tête d'affiche. Pourquoi ce rejet du tragique? Est-ce simplement à cause de la langue? Ou une crainte de voir tout cela « en vrai »? Il me semble que la crainte du langage autre soit un grand obstacle à qui veut se rassurer. Idem être au cinéma créé une distance rassurante. En fin de compte, le thème importe peu si on a le langage et le média « en vogue ». Je crois que le théâtre, aujourd'hui, fait peur. Il fascine bien entendu, mais il reste une expérience là où le cinéma majoritairement se vit comme une détente. Il peut également être un snobisme. Je me souviens d'une connaissance qui se réjouissait d'aller voir Tchekhov car [elle fait le geste des larmes qui coulent]. Je reste interdit. Tchekhov? Pas de quoi pleurer. Beaucoup à vibrer, à rire, à s'effarer, mais il faut vraiment être sensible pour pleurer à chaudes larmes. Je me suis cru insensible. Mais surtout je crois que ça faisait bien d'aller pleurer devant Tchékhov. Prévoir les émotions que l'on va ressentir me semble être une démarche particulièrement douteuse. Visiblement, ce que l'on craint le plus, c'est la surprise. Et là je le rapproche avec ce que je te disais, quand on parlait d'accès à l'éducation artistique, sur ce qui me semble être la base de la démarche vers l'art: la curiosité.

JMP
Il faut malheureusement voir dans le recul de l’esprit d’analyse du théâtre un recul du rayonnement symbolique du théâtre dans la société. Le théâtre se fait, se dit, se voit encore, mais l’aura qu’il avait dans les années 50 disparaît. Vilar et quelques fondateurs des premiers théâtres de décentralisation furent probablement les derniers porteurs de cette aura. Et il faut bien constater qu’aujourd’hui, le langage fait peur, impressionne. C’est connu, l’écoute d’un texte d'une heure et demie devient un effort d’attention insoutenable pour certains. Les mêmes probablement qui n’arrivent même plus à suivre un match de foot où il n’y a qu’un ou deux buts sur 90 minutes (Je viens de lire cette information: une certaine désaffection des 18-24 ans pour les matches de foot qu’ils trouvent finalement ennuyeux. Phèdre/Foot même combat perdu? Je ne sais pas). Numériquement le théâtre a toujours été minoritaire. Même si le roi et la cour de Louis XIV donnaient à Phèdre une centralité évidente, en terme de public l’événement était très restreint. Combien de spectateurs ont-ils vu le Phèdre de Racine à la création? Le théâtre est quoiqu’on en dise un art du petit nombre, ne serait-ce que par la contrainte des dimensions de la salle. Que ce petit nombre ne soit pas recruté dans une caste de privilégiés sociaux, c’est impératif. Mais en supposant que nos démocraties soient capables de pratiquer une égalité réelle, le petit nombre reste le petit nombre. Et plus aujourd’hui encore que hier. La cour d’Avignon remplie n’est même pas une goutte d’eau dans l’océan de la réception médiatique. Et, positivement, il reste -dieu merci- des lecteurs et des amoureux du texte au théâtre. Avec une caisse de résonance réduite, les représentations sont toujours là, vivantes, professionnellement actives, en tout cas aussi longtemps que les pouvoirs publics garantiront la subvention. Et beaucoup de textes de théâtre s’écrivent dans l’enthousiasme, circulent, touchent. Tu cites Tempest, tu as raison. Pour ma part, j’ai relu hier, La Mission de Müller, un texte centré sur la question de la révolution, question bien lointaine aujourd’hui et qui, quand elle se pose encore, concerne davantage le survie de la planète qu’elle ne vise une transformation des rapports sociaux comme c’était le cas jusqu'ici. Mais c’est un texte porteur aussi d’une implacable lucidité sur la question raciale. Les mots de Sasportas l’esclave noir trouvent des échos avec des réalités d’aujourd’hui :
« Galloudec : Nous ne sommes pas ici pour nous reprocher l’un à l’autre la couleur de notre peau, citoyen Sasportas.
Sasportas : Nous ne serons pas égaux tant que nous ne nous serons pas enlevé la peau l’un à l’autre. »
Il est (notamment) là le tragique: la poursuite de l’égalité se heurte aux couleurs de peau. Autant dire, selon Müller, qu’il n’y a d'égalité que dans la mort, ce que suppose l’idée de s’enlever la peau l’un à l’autre. Le tragique est une modalité de saisie du monde qui heurte un temps refusant de voir la présence de l’impossible dans le monde. Des progrès sociaux peuvent et doivent être fait, l’humanité n’a pas à rester à la même place, elle doit solutionner ce qu’elle peut solutionner. Mais à un moment donné le progrès se heurte à de l’impossible. Par exemple, à cette donnée impossible à franchir que pointe Müller : le temps de la vie humaine ne coïncide pas avec le temps de l’Histoire. Une dictature peut n’être qu’une péripétie dans l’histoire d’un peuple. Elle représente le tout de l’existence pour celui qui est né et qui est mort sous cette dictature. Cette contradiction-là n’est pas solutionnable, elle relève de l’impossible. Elle dit le tragique humain, comme est tragique l’éternel affrontement de Antigone et de Créon, de la loi écrite et de la loi non-écrite, de la politique et de l'éthique. Mais il importe de noter que dans le cas de Sophocle et de Müller, ce tragique est pointé dans une forme, qu’il relève d’un travail d’écriture, d’un usage spécifique du langage. La problématique est élaborée, la forme est une prise sur l’impossible, une façon non de l’annuler, mais de le regarder en face. Le théâtre au meilleur de lui-même, dans la tragédie ou la comédie, dans le sérieux ET le divertissement conjugué, a cette capacité-là. Le perdre reviendrait à perdre un accès au réel, une voie spécifique pour stimuler notre capacité à vivre et apprivoiser l’obligation de mourir.

RC
Signifies-tu que le théâtre peut, contrairement à la vie, résoudre le problème du temps impossible dont tu parles? Ou qu'il permet, en tout cas, notamment par la poésie (du langage), d'appréhender l'existence d'une façon inédite? Je t'ai relu, plusieurs fois, et si je crois avoir saisi ce que tu veux dire sur le temps, je ne suis pas sûr de comprendre ce que tu dis par rapport au théâtre (un comble!). Le mot "tragédie" est souvent présenté comme un genre qui s'occupe des puissants, des princes, etc. Cette définition sommaire (et uniquement vraie si on considère qu'il n'y de tragiques que les tragédies "classiques") me semble assez vaine et ne rend absolument pas compte de la qualité de résonance tragique qu'il y a chez tout individu. Bien sûr je sais que le prince est une métaphore de l'Homme, mais pour ma part, quand je dois le présenter, je propose toujours cette définition: le tragique est le moment où l'Homme se fracasse contre l'ordre du monde; et si les grecs ont su maitriser comme personne après eux le registre pathétique, la plainte semble plus être l'affaire du drame, de la pièce triste, quand la tragédie est un questionnement, un défi de l'Homme au cosmos. En ce sens, la tragédie serait le seul moyen, par la poésie, d'appréhender cette temporalité, cette géographie disproportionnée entre l'Histoire et l'Homme. La comédie ne me semble être parfaitement aboutie que si elle prend des accents tragiques: l’Arnolphe de L’Ecole des femmes et son projet insensé qu'il commente finalement, après 1000 vers par un extraordinaire « oh », l’Armande des Femmes Savantes perdant tout « ainsi donc à leurs vœux vous me sacrifiez » et constatant par-là que toute sa rhétorique et sa pensée se retournent contre elle, Tartuffe croyant triompher mais étant arrêté, Harpagon dans L’Avare devenant presque fou « et moi retrouver ma chère cassette », etc. pour ne citer que Molière mais Feydeau sait lui aussi broyer ses personnages dans un étau co(s)mique!

JMP
Pour définir la tragédie, je m’aligne sur le livre de Steiner La mort de la tragédie. Il y a tragédie selon lui quand il n’y a pas de solution, quand les parties en affrontement ne trouveront jamais de terrain d’entente. Pour le dire autrement Là où il y a une solution possible, il n’y a pas de tragique. Pas de tragédie chrétienne. Pas de tragédie marxiste, parce que dans les deux cas, il y a l’espérance d’une futur meilleur. Dans le cas du différentiel de temps entre le temps de la vie humaine et le temps de l’Histoire nous sommes en présence d’un cas sans solution. Aucun système social aussi performant soit-il ne peut résoudre cette contradiction. Et la pensée religieuse ne le peut qu’en niant le problème. Le théâtre lui peut regarder cette condition en face. Il ne la solutionne pas, il la donne à voir, il œuvre du côté de la lucidité. Mais sa lucidité résulte d’un travail, d’un souci formel. Ce n’est pas un pur et simple abandon à la fatalité du vivre et du mourir. Si la tragédie dit l’impossible, le travail formel d’où elle résulte contient une part de lumière, de positivité. L’acte d’écriture, par son souci de la forme, donne une prise symbolique sur le négatif. L’impossible ne trouve pas de résolution, mais l’être humain ne reste pas passif devant l’impossible. Face à lui il invente un mode d’appropriation qui fait sa grandeur dans la finitude. Cela dit, tout dans la vie d’un homme ne relève pas du tragique. S’affronter à l’ordre du monde est légitime car, comme le disait Brecht « Le destin de l’homme, c’est l’homme ». Il rappelait cette évidence dans un monde qui avait fait des conditions d’existence une fatalité, bref dans un monde qui avait mis le tragique au service d’une classe sociale et d’un pouvoir d'exploitation. Il y a donc un usage menteur du tragique comme il y a usage menteur du théâtre politique. Le politique ne veut pas voir la finitude, la contradiction insoluble; le tragique dédouane trop rapidement l’être humain de sa responsabilité dans l’aujourd’hui et maintenant. C’est pourquoi j’aime le théâtre où l’on entrevoit l’impossible mais où on se bat quand même. Où la nécessité de la lutte est là, bien qu’on sache que d’un certain point de vue, elle est déjà perdue. C’est pourquoi, l’écriture de Müller me donne aujourd’hui plus de matière à réflexion que celle de Brecht.

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