Le théâtre (de texte, notamment) est un art de l’hétérogène. Par exemple, la langue appartient au personnage, mais le corps présent est aussi celui de l’acteur. La parole cherche à se faire entendre dans sa vérité, mais elle occupe un espace de convention. Le théâtre est le lieu des croisements, des frottements, des métissages, du compromis, de la séduction et de la chute dans l’Autre. Conséquence: pas d’écriture scénique sans impureté. Ou: d’une impureté constitutive, faire écriture. Ici, ramener les notions d’assemblage, de collage, de montage, de bricolage […] et conclure qu’il y a peu de chance de voir l’éclosion au théâtre d’un langage spécifique.
Jean-Marie Piemme, Le Souffleur inquiet, Editions Espace Nord, 2012, page 203
RC
signifies-tu que le théâtre est un réseau d'éléments en échos avec le réel et que par conséquent, lui vouloir une existence propre, coupée du monde, à part, est forcément vain car il agit en résonance avec des référents? Cela nous permettrait de sortir de la terrible installation du "théâtral", du "propre au théâtre", du "pour la scène", explosant nos a priori et acceptant de faire théâtre de tout puisque tout peut résonner avec le théâtre. Également, s'il n'y a pas de langue, mais aussi de "façon de faire" ou même de texte uniquement "pour le théâtre", on peut lire ce qui est écrit pour être joué et joué ce qui est prévu pour être lu. Par ailleurs, j'ai toujours été perplexe devant les textes soi-disant "injouables". Pour ma part, il ne me semble pas que de tels textes existent, et le terme "injouable" est juste symptomatique d'une codification rigide et potentiellement bourgeoise ou du dépit d'un Musset vexé de son insuccès.
JMP
Oui, le théâtre est en permanence ouvert aux échos du monde et pour donner forme à ces échos, il n’a pas besoin de se réclamer d’un langage spécifique, d’une langue qui ne serait qu’à lui. Le théâtre appartient au continent hétérogène. Là où il y avait des signes d’écriture sur la page, la représentation apporte un espace concret, non naturel, un espace d’artifice, un espace tridimensionnel où un corps humain met en jeu des éléments de sens et de sensation. L’homogénéité de la page est niée par le processus de la représentation. Au fil de l’histoire du théâtre, l’ouverture aux autres arts est constante. Aussi, selon que l’on met en avant tel ou tel art, au cours des siècles, l’hétérogénéité a pu prendre des visages différents. Présence de la musique dans le théâtre grec; Présence de l’art oratoire dans le théâtre classique français; Mélange du comique et du tragique chez Shakespeare; Et il y aussi la peinture et l’architecture qui marqueront la scénographie. Après, présence des images, de la photographie, du cinéma, de la video. Je n’oublie pas la danse présente déjà des siècles avant JC. Et il n’y a pas de forme textuelle qui incarnerait le texte de théâtre par essence. Plutôt que de chercher à fixer une forme qui dirait l'essence transhistorique du théâtre, mieux vaut parler du potentiel de théâtralité que contient tout texte et chercher les moyens scéniques de faire fonctionner cette théâtralité.
RC
Du coup, quand tu dis "mieux vaut parler du potentiel de théâtralité que contient tout texte", tu es d'accord avec moi sur la possibilité de mettre au plateau à peu près tout texte (ou d'autres matériaux), pourvu qu'on le travaille, qu'on en fasse quelque chose bien sûr? Pour moi, et je reviens là-dessus car c'est une question personnelle depuis longtemps, le potentiel du théâtre est tel qu'un texte qui n'a rien à voir peut faire théâtre. J'ai dit un jour, pour parler de mon admiration pour Catherine Hiegel "je crois qu'elle pourrait lire des recettes de cuisines, j'irais la voir quand même", tant je ne me lasse pas de sa présence, de sa voix, de son énergie. Mieux vaut un texte qui n'a rien à voir avec "Le Théâââtre" qu'une mauvaise pièce. Et mes expériences de spectateurs devant des textes narratifs (nouvelles de Buzzati, fragments de l'Iliade, textes de Fo) ont été parfois fabuleuses. C'est comme si écrire en dialogue n'étant pas suffisant pour faire théâtre. Finalement, c'est d'abord le matériau, ensuite le projet de mise en jeu/en scène qui font théâtre. Un mauvais texte ou un travail de plateau médiocre annule le théâtre. S'il n'y a pas un mouvement, un soubresaut, on peut débaptiser, ce me semble, la représentation vue du nom de "théâtre". À la rigueur il y a "spectacle", mais j'aime à croire que le premier est d'une préciosité plus rare et plus fragile.
JMP
Je suis entièrement d’accord avec toi. Ta formule est lumineuse « Un mauvais texte ou un travail de plateau médiocre annule le théâtre ». Oui, mille fois oui. La théâtralité possible d’un texte excède largement les formes reçues du théâtre. Et une grande quantité de textes « bien faits pour le théâtre » sont d’une théâtralité morte ou nulle, alors que des textes non écrits a priori pour le théâtre recèlent une grande puissance de théâtre qui n’attend que le souffle de l’acteur pour s'imposer. Cet accent mis sur la théâtralité plutôt que sur une forme textuelle reçue a apporté de nouvelles possibilités d’adaptation : Jouer le texte même et non plus le remettre en répliques dans une adaptation pour « faire théâtre ». L’adaptation à l’ancienne consistait à mettre en dialogues une œuvres romanesque; Antoine Vitez, le premier ou l’un des premiers, a démontré dans son spectacle tiré du texte d’Aragon, que la matière textuelle telle quelle, non remise en dialogue, contenait des potentialités théâtrales extrêmement riches. J’étais enthousiaste quand j’ai vu le spectacle en Avignon. J’étais impressionné par cette extension du domaine du théâtre et de l’acteur. J'entendais la langue de l’œuvre sans reformulation et je découvrais de nouvelles potentialités du jeu. La force du texte romanesque non retraduit en « langue théâtre » entraînait un renouvellement de l’écriture scénique. Ce qui était mis en scène n’était pas l’univers contenu dans la narration, c’est-à-dire que le spectacle ne cédait rien à l’illusion référentielle, mais la narration elle-même, le geste verbal du roman et non une quelconque psychologie de personnage.