lundi 21 février 2022

De la prise de conscience

Il est des manières de parler de la relation au public qui sont régressives et d’autres qui aident à cerner de nouvelles questions productives au plan de la réflexion théorique et déterminantes pour l’orientation de la pratique. Lorsqu’on est amené à mettre en cause le schéma de « la prise de conscience au théâtre », c’est parce que cette manière de décrire la relation au spectateur est devenue totalement rhétorique (ce qui n’exclut pas qu’elle ait pu avoir une efficacité à un moment (historique) donné, notamment pour rompre avec la privatisation du théâtre et sa « culinarité »)

Jean-Marie Piemme, Accents toniques, Journal de théâtre 1973-2017, Editions Alternatives théâtrales, 2017, page 55


RC
Quelle est cette « prise de conscience»?

JMP
Dans certaines prises de position sur la fonction du théâtre, la prise de conscience désigne un effet supposé de la représentation sur le spectateur. Soit que ce spectateur dise « en voyant le spectacle, j’ai pris conscience de… », soit que les artisans du spectacle (auteur, metteur en scène, acteur, actrice) disent « j’ai fait ceci ou cela pour faire prendre conscience de … ». Cette façon de parler présuppose l’existence d’un spectateur non prévenu de ce qu’il va voir, et qui, le voyant, découvre l’existence d’un problème qu’il n’aurait pas jusque-là aperçu dans la vie sociale. Le spectacle serait porteur d’un « message » et par ce message le spectateur deviendrait conscient d’un problème dans la société. Ce spectateur passerait donc d’un état de non savoir à un état de savoir comme s’il était le sujet d’une révélation. Il y a dans ce schéma quelque chose de quasi mystique qui ne me convient pas. Je le trouve trop voisin de la façon dont on décrit les conversions religieuses.
Le spectateur n’est pas une page blanche sur laquelle viendrait s’inscrire une vérité méconnue de lui. Le spectateur entre au théâtre avec ses croyances, ses doutes, ses adhésions idéologiques et politiques, ses problèmes personnels, son poids familial, ses lectures, sa culture, ses expériences de la vie, ses victoires, ses échecs, ses rêves, etc. Tout cela ne reste pas à l’extérieur du théâtre quand il rejoint sa place dans la salle et que commence le spectacle. Et ce qu’il voit et entend se tricote dans ce bagage multiple qu’il transporte avec lui. L’impact du théâtre ne peut se réduire à un effet ponctuel, à la nomination d’un sens général (du type « j’ai vu tel spectacle, j’ai pris conscience de l’existence du racisme dans notre société »). Parler ainsi, c'est ignorer le travail des formes, occulter la démarche proprement artistique de ce qu’on a vu, passer le rouleau compresseur sur la dimension sensible du spectacle et de tous les éléments qui s’y manifestent. C’est réduire un tout complexe à un schéma de communication. Au contact de la scène, le spectateur fait travailler son esprit, sa culture, sa sensibilité, ses attentes, son attention aux formes, son goût sur des informations textuelles, sonores, visuelles, intellectuelles, artistiques, philosophiques diversement présentes dans la machine à signes qu’est un spectacle. C’est la complexité de ces processus que l’idée de prise de conscience occulte, réduit, refoule. Lorsqu’on dit « en voyant ce spectacle, j’ai pris conscience de… », on fait de l’activité théâtrale un acte fermé, là où l’art et l’artiste travaillent à l’ouverture du sens et du sensible.

RC
En fustigeant la prise de conscience (qu'elle soit un projet des artistes ou un constat du spectateur), ne reviens-tu pas à l'idée qu'avant de chercher à donner des réponses, le théâtre (et l'art en général) est là pour poser des questions? Je dirais même qu'il est réducteur voire dangereux qu'il apporte des réponses car il peut devenir un outil de propagande par exemple. En ce sens, tout acte artistique qui répond à une question de façon nette et tranchée est déjà gâté. Idem si l'acte pose une question rhétorique et donc induit un seul type de réponse...? Et même, si le principe de poser des questions m'intéresse voire m'obsède, ce n'est pas nécessairement le travail de l'artiste mais celui du spectateur de s'en poser, de se questionner sur ce que l'œuvre lui raconte. Pour cela j'aime ce par quoi tu termines « l'ouverture du sens et du sensible », un champ de sensations, de questions, de connexions...

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