mardi 29 mars 2022

De la cruauté

La cruauté qui traverse certaines pièces d’Edward Bond m’intéresse plus que la position Cassandre (qui annonce la catastrophe) qu’il sait si brillamment adopter. À cette cruauté, Bond donne de fortes et convaincantes raisons politiques. Mais souvent les scènes ou les situations dont je parle ne sont pas seulement cruelles. La cruauté y est étirée, répétée, redite, il y a comme un ressassement de la situation cruelle, un étirement que la volonté de faire passer un message politique ne justifie qu’imparfaitement. J’y vois aussi la jouissance de l’auteur à écrire de pareilles scènes. Pour le dire un peu bêtement, Bond fait durer le plaisir, un certain sadisme sous-tend sa rationalité.

Jean-Marie Piemme, Accents toniques, Journal de théâtre 1973-2017, Editions Alternatives théâtrales, 2017, page 132


RC
À te lire, tu sembles quelque peu gêné d'être intéressé par cette cruauté et notamment les passages où Bond « fait durer le plaisir »... et justement, n'est-ce pas jouissif de voir les personnages souffrir puisque ce n'est que du théâtre? Catharsis joueuse, non? Jubilation? Je raffole de cette cruauté jouissive... On en trouve chez Hanokh Lévin de pleines pages. Et je crois que le « malin plaisir » se lit dans mes Bouches à Nourrir. J'ai souvent de la part de gens avec lesquels je travaille ou à qui j'enseigne (disons que j'accompagne) cette remarque « tu aimes bien quand c'est cruel! » Ou bien « horrible comme c'est je savais que ça plairait à Rodolphe » ou encore en atelier d'écriture « j'ai fait souffrir mon personnage pour te faire plaisir »... ça donne l'impression que je suis un sale type mais je crois que j'ai gardé de l'enfant le plaisir d'arracher les ailes des mouches et de tirer sur les indiens en jouant au cow-boy... et toi? Reconnais-tu ce plaisir de la souffrance? C'est formidable que Phèdre en bave, que Romeo et Juliette y passent, qu'Alceste serine à Célimène son fameux « morbleu faut-il que je vous aime? »... Je crois aussi que j'ai aimé tôt la mythologie parce que Prométhée se fait manger le foie et qu'Ouranos est émasculé. J'ai l'impression que c'est normal d'avoir ce plaisir... Sinon on ne rirait pas des bourgeois de Feydeau qui jouent leur mariage et leur réputation dans des rendez-vous à l'hôtel où ils croisent leur femme!

JMP
La cruauté est certainement nécessaire à qui veut parler du monde et elle a sa place dans une fiction, puisque justement la fiction est un espace protégé des conséquences réelles. Mais ce que je voulais souligner dans le cas de Bond, dans sa dénonciation rationnelle de l’ordre du monde, c’est la présence d’une pulsion qui appartient à Bond et qui le pousse vers cette jouissance du mal que tu décris. Façon pour moi de dire: il n’y a jamais de dénonciation du monde strictement rationnelle. Toujours s’y mêle un affect. La cruauté en est un. La colère un autre. Voir les premiers mots de l’Iliade « Chante déesse, la colère d’Achille ». Il n’y a pas d’approche politique qui ne soit aussi une approche pulsionnelle.

RC
Signifies-tu que Bond a un affect qui est le prisme par lequel il dénonce le monde? Que son affect va se ressentir dans ses textes car il va largement le laisser se développer au travers de l'écriture? Exemple: s'il est choqué par la cruauté du monde, il sera dans la surenchère de cette cruauté dans ses textes (de façon justifiée, comme tu le dit dans ton article)? Et donc potentiellement, pour jouer son texte, les acteurs devront prendre en charge cette cruauté, et du coup y prendre du plaisir?

JMP
Oui, chez Bond, la cruauté est un prisme à travers lequel il voit le monde. Il est lucide sur la cruauté des êtres humains. Mais il n’est pas le seul. Il faudrait examiner ce qu’il en est de la cruauté chez Shakespeare, chez Sarah Kane et chez Müller par exemple. D’abord noter que d’une façon générale, la cruauté n’est pas un trait dominant du théâtre français. On ne peut donc pas se contenter d’un face à face de la cruauté et de l’auteur. Entre eux, il faut mettre le mode artistique, une tradition d’écriture. On imagine facilement un écho possible du Shakespeare de Titus Andronicus chez Sarah Kane. Mais en restant sur les auteurs cités on peut aussi voir que leur mode de cruauté est différent. Les scènes cruelles de Müller sont brèves, sans pathos. Celle de Kane sont longues, existentielles, elles expriment une douleur intime chez Kane. Chez Bond aussi, elles sont longues, mais je les sens plus rationnelles, ce n’est pas la cruauté de quelqu’un qui souffre dans son corps, mais c’est une cruauté de démonstration d’une idée. Je ne dis pas ça péjorativement. Bond est « sincère » comme on dit. Sa cruauté déployée est un mode de provocation à la pensée, la où la cruauté de Kane m’apparait comme une plongée dans l’abîme. Et comment les acteurs doivent-ils prendre ça en charge? Je ne sais pas. C’est à nous spectateurs que cette cruauté est adressée et si elle nous révulse, tant pis; et si on y prend plaisir, tant mieux. (Ou l’inverse). L’acteur là-dedans est un point de passage. Il doit nous donner à voir et à entendre la cruauté. La ressent-il ? Y prend-il du plaisir? C’est sa cuisine. Comme spectateur, je n’ai pas à en être informé.

D'accueillir l'instant

Le rendez-vous manqué de Dullin : Paul Claudel. Il pense monter Tête d’or en 1902, mais y renonce pour des raisons financières. En 38, il doit mettre en scène L’Annonce faite à Marie au Français, mais il finit par se brouiller avec Claudel notamment sur la question de la musique. Claudel voulait choisir lui-même le compositeur estimant que ce choix relève d’un privilège de la poésie et du texte. Dullin estime que c’est un privilège de la mise en scène. Rupture. Malgré la grande estime que Dullin porte à Claudel, il ne montera finalement aucune œuvre de lui.

Jean-Marie Piemme, Accents toniques, Journal de théâtre 1973-2017, Editions Alternatives théâtrales, 2017, page 131


RC
J'ai été élève à l'École Dullin et j'ai rencontré Charles Charras, dernier secrétaire de Dullin... il m'a raconté une anecdote amusante au sujet de Dullin qui voulait un décor de Picasso. Picasso était d'accord mais il ne se mettait pas au travail. Les répétitions avançaient et toujours pas de décor. Un jour Dullin va voir Picasso pour lui demander s'il avait avancé, et rien. Alors Dullin le menace « je ne partirai pas d'ici avant d'avoir mon décor ». Picasso est en colère d'être forcé, empêché, coincé. Il saisit une feuille de papier, en fait une boule et la lance à Dullin « tiens, le voilà ton décor! ». Et Charras conclut « et nous avons eu du papier froissé comme décor! »

JMP
La genèse des idées au théâtre est souvent surprenante, tortueuse, opportuniste, on peut empiriquement le constater. Mais ce qui est plus obscur c’est de reconstituer la structure mentale de quelqu’un qui transforme un détail, une remarque incidente, un comportement en une idée. Comment la cervelle, la sensibilité sont-elles constituées à ce moment-là pour que l’étincelle hasardeuse mette le feu aux poudres des idées ?

RC
N'est-ce pas la fameuse dynamique de l'accident, ce moment où l'acteur en répétition se trompe, ne fait pas du tout ce qui était prévu et où le metteur en scène s'illumine « c'est formidable ça, on garde! » ? J'ai très souvent conservé des propositions accidentelles. N'est-ce pas justement encore et toujours le mécanisme de la distance qui se reproduit? Un objet qui tombe au mauvais moment, une sortie effectuée à la mauvaise réplique, un problème avec le costume qui va réveiller, secouer, venir gratouiller le metteur en scène installé dans ses marques? En un instant, la scène est relue, révélée car X a fait tomber sa fourchette ou que Y est sorti là où ce n'était pas du tout prévu. Le cerveau humain est étonnamment lent ou rapide selon les personnes et les situations et il y a des instants où la justesse se raconte si bien que la qualité du metteur en scène ne sera pas de construire mais plutôt d'accueillir l'instant.

JMP
Accueillir l’instant est en effet une caractéristique première de metteur en scène dans la mesure où son travail consiste à regarder des propositions d’acteurs. A l’école, j’ai souvent vu des étudiants metteurs en scène ne regarder que leur idée sans réellement voir le comédien. Ils n’accueillaient pas l’instant. S’il y a un secret dans la direction d’acteur c’est bien celui-là : comment capter l’instant. Mais c’est valable aussi pour l’acteur au travail ou pour l’auteur au travail. Comment rester attentif à ce qui passe, au furtif, à l’apparemment non pertinent? Comment rendre productif le surgissement hasardeux d’on ne sait quoi?

lundi 21 mars 2022

Du théâtre et du réel

Théâtre des possibles. Pas un théâtre du « voilà ce qui se passe », mais un théâtre du « voilà ce qui pourrait se passer si ça arrivait ». Refus de la croyance première au dramatique. Adhésion à l’idée des pouvoirs du théâtre comme métaphore.

Jean-Marie Piemme, Accents toniques, Journal de théâtre 1973-2017, Editions Alternatives théâtrales, 2017, page 128


RC
Est-ce à dire que tu mises entièrement sur la mise en garde cathartique du type d'Œdipe Roi qui semble nous dire « si vous ne prenez pas garde cela va vous arriver, et même si vous fantasmez dessus, contentez-vous de le voir (le vivre?) au théâtre et non dans votre vie »? Je ne parle pas de la dimension morale de l'interdit mais de l'idée de dire « ça pourrait arriver »...

JMP
Non, je ne parle pas d’un effet sur le spectateur, je vise plutôt à insister sur le statut du théâtre. Ce que j’affirme ici c’est mon opposition à une idée du théâtre comme double du réel, comme l’illusion réaliste. L’acteur qui entre en scène par la gauche pourrait entrer par la droite, ce pourrait être un autre acteur qui joue le personnage. Ce qui se passe sur le plateau (texte et représentation) est seulement un possible parmi d’autres possibles qui n’ont pas été actualisés. Au théâtre comme duplication du réel (avec ce que le réel implique de nécessité), j’oppose l’idée d’un théâtre comme métaphore, c’est-à-dire comme figure de langage, où l’arbitraire est le vrai moteur. Cet aspect des choses est bien mis en avant (mais dans une autre logique et avec d’autres mots) dans le début de Jacques le fataliste de Diderot notamment.

De la distance (2)

La primauté du langage sur les situations et les personnages veut dire : on ne vise pas à construire les situations/personnages plus qu’il ne le faut. Donc, pas de narration serrée, tablant sur des effets d’intrigue. Le langage prélève des fragments de situations et de personnages, qu’il propose comme tels, sans souci de les donner pour vrais comme dans la vie, mais pour vrais par rapport à une problématique, par rapport au projet théâtral global que présente telle ou telle pièce. Ce qui agit ici, c’est la mise en distance de l’écriture et de la construction. C’est parce qu’il y a de l’écriture et de la construction que la mise à distance peut avoir lieu.

Jean-Marie Piemme, Accents toniques, Journal de théâtre 1973-2017, Editions Alternatives théâtrales, 2017, page 117


RC
Deux choses.
D'abord j'ai toujours pensé (et quand je dis pensé, je veux dire ressenti, eu l'impression) que si une pièce misait tout sur l'intrigue et ne faisait du langage qu'un outil, l'acte théâtral perdait en qualité. Le langage (corporel également dans le cadre d'un projet de mime par exemple) me semble être l'expérience la plus appréciable du théâtre car on revient sans cesse non pas à « la bonne histoire » mais « de quelle façon elle est racontée ». En ce sens, je jubile devant un langage alors que finalement les détails du comment on en vient à parler de cela m'importe peu. Si dans une pièce il est nécessaire de faire un point sur comment on en arrive là, utilisant exagérément le récit, le règlement de compte, le résumé, c'est pour moi un signe de faiblesse. Je sais que Shakespeare en a besoin pour récupérer son public indiscipliné en cours de route ou que Molière ne se gêne pas pour finir son Scapin ou son École des Femmes de façon abracadabrantesque pour ses happy-end (relatifs, ceci dit); mais l'un n'est pas responsable de son public et l'autre ne tombe pas dans le travers hollywoodien du final flamboyant car il sait que le cœur du sujet est au cœur de la pièce et non dans sa catastrophe...
Deuxième chose dans cet article, pourquoi parles-tu de distance, et notamment de distance dans l'écriture, alors que précisément je l'associe au langage... ?

JMP
Comme toi, je pense que le texte est une force et qu’en ce qui concerne la narration d’intrigue le cinéma est mieux armé que le théâtre. Laissons au cinéma ce qu’il sait faire et concentrons-nous sur les atouts du théâtre, le corps-corps, la langue-corps, la puissance du symbolique et de l’imaginaire. Et concernant Molière, je me souviens d’un metteur en scène qui avait représenté plusieurs pièces de Molière et notamment Tartuffe en supprimant le 5e acte. On voyait alors combien la comédie de Molière est aussi le masque de la tragédie. Finir Tartuffe sur son triomphe au 4, c’est faire entrer le spectateur dans un enfer théocratique.
L’écriture, parce qu’elle est artifice, parce qu’il faut en produire les formes (et celles-ci ne trainent pas dans le réel) est une mise à distance. Par rapport à la croyance en un personnage qui affronterait une situation (comme si ça se passait dans le réel) j’insiste sur le fait que le personnage n’existe pas avant la langue, avant la construction. Ainsi conçu, le personnage est mis à distance, donné à voir par la langue, et donc, il n’est pas proposé comme un support immédiat d’identification psychologique.

RC
Je n'ai jamais autant lu, utilisé, constaté la notion de distance que depuis que je lis Accents Toniques. Je te sais grand lecteur de Brecht et j'ai moi-même beaucoup travaillé Brecht, notamment à l'université. Autour de la distanciation, on tire le fil et on dévide. La distance semble être la clé, l'élément principal qui évite la pleurnicherie, la prétention, la morale et la bien-pensance. C'est cette capacité à regarder le monde, le langage, celle d'un acteur à jouer avec son personnage, s'amuser à l'aimer et à le faire souffrir, sans tomber dans une identification grotesque. C'est comment l'auteur ne se prend pas pour un dieu créateur mais laisse respirer ses personnages, qu'ils lui échappent.

JMP
La distance permet le regard, un certain détachement. C’est vrai en écriture, c’est vrai dans le réel. Si Brecht a théorisé l’idée de la distance (après les formalistes russes, il faut le noter), s’il en a fait un mode de désaliénation dans son théâtre, il a aussi insisté sur l’existence de la distance dans le réel (voir son texte sur le théâtre de la rue) ou dans d’autres arts comme l’art du clown ou l’art qu’on trouve dans certaines formes comiques ou satiriques. Et il faut ajouter que la distance est un mode quotidien du langage. Nous citons, nous parodions celui qui a parlé, nous restituons des situations en marquant notre scepticisme ou notre adhésion, etc. En fait, Brecht a transformé un acte quotidien, commun à tous, en un outil à vocation politique.

mardi 15 mars 2022

Du mensonge

Les acteurs qui font de la sincérité le critère d’excellence de leur jeu m’inquiètent. Ils ne savent même pas qu’ils cherchent à vous mentir.

Jean-Marie Piemme, Accents toniques, Journal de théâtre 1973-2017, Editions Alternatives théâtrales, 2017, page 114


RC
Coup de pied dans la fourmilière. Bien sûr il n'y a pas que cela. Bien sûr que le théâtre est artifice. Mais j'entends depuis le « mentir-vrai » de Jouvet que le théâtre est « un mensonge qui dit [toujours] la vérité » (Cocteau). Debauche disait aux élèves « ne faites pas semblant, faites exprès ». Est-ce à dire qu'il y DES sincérités? Il y a ce bouillon dans lequel l'acteur plonge pour y croire et du coup nous faire croire qu'il y croit? Il y a aussi cette recherche du code juste qui fera dire au public, même si ça n'est pas réaliste, que c'est crédible, le fameux « vraisemblable »? Et y a-t-il aussi une insincérité vertueuse, un plaisir du factice, du trop-plein, du trop loin qui pourrait nous bousculer? Mais même dans ce dernier l'acteur doit y croire, non? Déstabilisé par le visionnage des Acteurs de Blier, je me demande ce que les Marielle et compagnie comprennent de ce qu'ils jouent, puisque même s'ils ont l'air « sincère », je ne comprends rien de leurs réactions ni de leurs échanges... la sincérité ne nécessite-t-elle pas que le public suive, donc une forme de compréhension, pour qu'elle porte ses fruits? Tu dis « ils ne savent même pas qu'ils cherchent à vous mentir » donc tu fais référence à leur oubli de l'essence du jeu qui est de « faire semblant » (pardon, Debauche), c'est bien ça? Je suis le premier à me méfier des anecdotes de tournages américains où les acteurs ont tellement investi leur rôle qu'ils en ont fait des dépressions ou des crises de folie... Heureusement que l'actrice qui joue Phèdre ne se prend pas pour Phèdre. Mais elle doit quand même, le temps de la représentation, se « faire avoir », être comme dans un moment d'ivresse où elle est tellement dedans qu'elle se perd un instant? Tu parles de « non-maîtrisé »... qu'est-ce donc que la sincérité si à la fois nous savons que mentons et qu'à la fois devons oublier que nous mentons? Paraît-il les mythomanes croient les histoires qu'ils racontent...

JMP
Mon point de départ : l’acteur «ment » puisqu’il dit qu’il est ce qu’il n’est pas. Je suis Hamlet dit l’acteur, alors que tous, lui compris, nous savons qu’il ne l’est pas. A partir de là, la sincérité est un jeu, une construction. On donne à voir les manifestations de la sincérité. On se manifeste sincère pour le regard de l’autre. On cherche certes une vérité de soi, mais pour la manifester. Quand cette recherche va trop loin, elle annule le théâtre. Je me souviens par exemple d’une actrice que je connais, qui ressent fortement toutes les émotions que le texte ou le personnage lui donnent. Souvent, en jouant quelque chose de « dramatique », la voilà en larmes. Que se passe-t-il alors? Le spectateur devient le voyeur de l’actrice qui manifeste son émotion. Le spectateur est ainsi privé de l’émotion, il n’est plus que le spectateur de l’émotion de l’autre. Or, c’est le spectateur qui doit ressentir l’émotion. L’acteur doit faire surgir en lui l’émotion et pour cela il doit certes en ressentir, mais contrôler son expression, en donner l’amorce pour la faire passer chez le spectateur. L’acteur a besoin d’une certaine sincérité pour nous lancer des sollicitations émotives, il ne doit pas capter l’émotion pour son propre compte. Il en va de même pour le rire. Les acteurs qui rient beaucoup et fort à ce qui se passe sur le plateau nous transforment en voyeurs de leur amusement, nous qui au bout d’un certain temps finissons par nous ennuyer. Mais l’acteur qui dit quelque chose de drôle comme s’il ne mesurait pas la portée de ce qu’il dit, donc qui fait confiance au langage sans en rajouter une couche, a des chances de nous faire rire. Il sait que c’est nous les destinataires de la phrase, pas lui. Son travail est de nous la porter, avec tout son corps, de lui donner un rythme, une pulsion.

De la conscience du jeu

L’acteur le plus naturel, celui qui ne triche jamais, qui est là sur la scène et simplement là, celui qui ne vous baratine pas, qui se montre d’une parfaite sincérité, celui qui a parfaitement réussi à vaincre l’épreuve du quatrième mur, c’est le chien en scène. Quoi de plus vrai qu’un chien en scène ? Quel est l’acteur qui peut tenir dix secondes devant le naturel d’un chien en scène ? Malheureusement le chien ne raconte que son naturel de chien, ne sachant même pas qu’il le raconte, c’est pourquoi l’envie de l’envoyer à la niche s’impose rapidement. Laissons donc le naturel aux chiens et souhaitons aux acteurs une vraie présence d’artifice.

Jean-Marie Piemme, Accents toniques, Journal de théâtre 1973-2017, Editions Alternatives théâtrales, 2017, page 113


RC
Comment te remercier pour cet article? J'en ai débuté la lecture en me disant rapidement qu'on aurait encore le droit au fameux exemple du naturel des animaux, dont je me fiche éperdument si ce n'est dans la vie pour les observer par moments. Et là tu me surprends en retournant le propos. Merci. S'il n'y a pas de conscience du jeu, si c'est à l'insu de l'acteur, ce n'est pas du théâtre. À la rigueur on peut, dans la vie, voir une scène dans la rue et se dire « c'est du théâtre et je suis spectateur ». Oui le spectateur peut décréter le théâtre (« theatron » en grec, le lieu d'où l'on regarde). Mais il y aura toujours quelque chose d'inabouti, de biaisé. Le théâtre est donc artifice, c'est cela qui le rend exceptionnel. Sinon autant juste s'asseoir à une terrasse un jour de marché et prêter l'oreille. J'ai mis en scène Le Tartuffe de Molière avec un chien, celui de Mme Pernelle, sur scène. Fantaisie du moment. Mémère au chien-chien avec son tailleur rose et son bonnet léopard. Parfois des spectateurs s'en souviennent; parfois ils ne se souviennent que de cela. D'une certaine façon, le chien était l'opposé des personnages, Mme Pernelle pleine de principes, Orgon aveuglé par la douleur ancienne du veuvage remplacé par la religion, Elmire qui ne s'avoue pas son trouble pour Tartuffe. Notre Flipote était Valère déguisé. Damis assume le piège à Tartuffe à l’acte III. Elmire aussi à l’acte IV. Seul Tartuffe ne ment pas. Il dit à Elmire qu'il la désire et c'est vrai. Il dit à Orgon qu'il est « un méchant, un coupable » et c'est vrai. Il revient confiant au cinquième acte sûr d'être dans son bon droit mais « Le Prince » dit le connaître et savoir ses duperies. À l'époque le président Sarkozy cherchait des coupables pour les voitures brûlées dans les banlieues. Pour moi la pièce est un piège qui se referme sur un petit escroc minable. Chacun utilise Tartuffe pour se faire entendre, raisonner les autres. Tartuffe est comme le chien de Mme Pernelle. Il tente de saisir l'os mais oublie qu'il est en laisse et qu'elle est trop courte. Mais je m'arrange avec le passé en écrivant ces lignes. J'avais mis ce chien par amusement à l'époque et si c'était à refaire, je ne le referais pas, pour les raisons que tu énonces.

JMP
L’idée d’une madame Pernelle comme mémère à chien me plait bien, ça la caractérise, ça l’inscrit dans du social. Et quand je récuse le chien, ce n’est pas forcément à sa présence sur scène que je m’en prends, mais (comme tu le dis justement) à tous ceux qui érigent le chien en modèle de jeu. A la promotion du naturel, je préfère opposer l’injonction que Brecht faisait aux acteurs : montrez que vous montrez. Ainsi l’idée qu’on agit en pleine conscience sous le regard de l’autre est manifeste. Et s’il faut de la pulsion pour jouer, c’est de la pulsion toujours perçue comme signe à décoder.

lundi 7 mars 2022

Du jeu et du pensé

Le pensé ne donne pas automatiquement du jeu ; le jeu donne automatiquement de la matière à penser. Ou – reformulation – le sens ne donne pas automatiquement du jeu ; le jeu donne automatiquement du sens. Même si le jeu n’a pas de sens, il a encore le sens de ne pas en avoir. Ou – reformulation – la dramaturgie ne donne pas automatiquement du jeu ; le jeu donne automatiquement de la dramaturgie.

Jean-Marie Piemme, Accents toniques, Journal de théâtre 1973-2017, Editions Alternatives théâtrales, 2017, page 113


RC
Mais qu'en conclure du coup? Le jeu est supérieur au pensé? La proposition, la pratique et l'acte sont supérieurs aux idées? Je pose vraiment la question pour te comprendre. Cioran dit que l'auteur est la personne la moins intéressante du monde parce qu'en écrivant elle exprime et donc se purge de ses doutes, contradictions, etc., alors que les autres les gardent en eux. Vitez parle de l'École d'art dramatique comme de l'endroit où l'on fait le plus beau théâtre du monde, probablement car on peut y rêver beaucoup autour de quelques scènes, faire des propositions folles qui ne fonctionneraient pas si l'on montait l'intégralité d'une pièce. L'École laisse de la pensée, de l'imaginaire autour des scènes. De plus, et il me semble que tu abordes cette question par endroits, et je crois beaucoup en cela: une mise en scène n'est qu'une seule lecture alors que la pièce sur le papier en offre de multiples, peut-être autant que de lecteurs. En ce sens, même si je comprends ce que tu veux dire sur le jeu qui donne toujours de la dramaturgie alors que l'inverse n'est pas vrai, je me questionne sur la pensée humaine qui peut rêver mille fois plus que ce que nous offre le réel.

JMP
Ce qui m’a conduit à la réflexion sur le jeu et le pensé vient des nombreuses discussions que j’ai eues avec des acteurs ou des actrices. Parfois, j’en voyais qui à la table avaient un esprit dramaturgique clair, informé. Leurs propos manifestaient une volonté d’avancer dans la pratique du théâtre, de ne pas s’emprisonner dans des façons de faire anciennes. Et une fois sur le plateau, toute la pertinence dramaturgique d’avant avait disparu. Leur façon de jouer était très académique, aux antipodes de leurs prises de parole. Non, la dramaturgie ne produit pas automatiquement du jeu. A l’inverse, j’ai vu des « sauvages » en discours, des « incultes », des « radicalement inaptes à la discussion », des rétifs à toute histoire du théâtre monter sur le plateau et produire un jeu formidablement neuf. Le jeu produisait une dramaturgie nouvelle. Pour le dire autrement, ici le corps de l’acteur, sa pulsion est plus « intelligente » que son cerveau. Il y a une intelligence du faire qui ne passe pas par l’intelligence du dire. C’était aussi pour moi une façon de souligner que le dramaturge dans une équipe n’est pas la référence dernière. Son discours aussi brillant soit-il ne produit pas automatiquement du jeu (parfois l’acteur n’arrive pas à produire dans son corps ce que demande la dramaturgie). Mais chaque fois qu’un acteur joue, il dégage des formes de dramaturgie qu’il faudrait idéalement que le dramaturge puisse décoder. Pour moi, la dramaturgie n’est pas seulement une pratique d’avant la répétition. C’est aussi un déchiffrement à vif de ce qui se passe sur le plateau quand on répète.
Quant au rapport pensée/ réel, oui le pensé peut être beaucoup plus riche en possibles que le réel. On touche par la pensée à des réels qu’on ne peut pas physiquement atteindre. Par la pensée, je peux envisager ce que je ne suis pas, ce que je n’ai pas vécu, ce qui me manque, ce qu’est l’Autre ou même ce qui n’existe pas. Mais il arrive aussi que le réel soit là et que la pensée le nie. Il ne faut pas oublier que l’aveuglement est une propriété de la pensée. L’autre jour, j’ai lu qu’un dirigeant maoïste de 68, par ailleurs brillant intellectuel, estimait à l’époque que le mouvement étudiant n’avaient aucune importance parce qu’il était contraire à la théorie marxiste. Là, clairement, la pensée prenait du retard sur le réel.

RC
Ce que tu dis sur les comédiens si justes et inventifs à la table et conventionnels au plateau est d'ailleurs au cœur d'un constat sans appel: les écrits sur le théâtre vieillissent moins que le jeu ou la mise en scène. Ce que dit Vitez est génial mais regarder ses quatre Molière aujourd'hui est assez cuisant. Jouvet parle toujours juste mais les enregistrements de lui dans L'École des Femmes par exemple vieillissent mal. Pour moi qui ai fait l'École Dullin, le lire est un ravissement mais l'entendre en audio dans L'Avare ne l'est pas.

De la disponibilité pour écrire

L’écriture commence. Je ne sais pas exactement comment cela s’est passé ni surtout pourquoi. Me reste seulement le souvenir d’une grande disponibilité et l’envie de produire du langage. Nous étions au début juillet. J’ai mis une feuille dans la machine et j’ai écrit d’une traite Neige en décembre dont je n’avais aucune idée fin juin. Ça me remplit de joie de constater que l’écriture m’est tombée dessus sans prévenir, et la seconde d’après, je suis pris d’angoisse. Je suis planté là comme une poule qui a pondu un œuf. Sauf que je n’en reviens pas d’avoir pondu. La pièce fait jouer l’une contre l’autre, l’une dans l’autre, différentes formes de trahison. C’est une déclinaison de quelques façons de trahir qui sont autant de façons de vivre. Pas de morale. Pas de cynisme. Juste l’idée de Nietzsche qui dit en substance que la vie vit de trahison. J’ai beaucoup misé sur l’écart entre la langue (tenue, rhétorique) et une certaine trivialité des événements racontés.

Jean-Marie Piemme, Accents toniques, Journal de théâtre 1973-2017, Editions Alternatives théâtrales, 2017, page 109


RC
Tu parles d'une possibilité d'écrire notamment car tu es disponible. Quelle est la nature de cette disponibilité: d'esprit, de temps? Pour ma part, la disponibilité est contre-productive. J'écris par à-coup, dans l'urgence, avec notamment une certaine fulgurance voisine de ce que tu décris pour cette première pièce (« d'une traite »). Si je suis disponible d'esprit, je rêvasse. Si je suis disponible de temps, j'ai toujours mieux à faire. L'écriture est un acte qui s'impose quand je n'ai pas le temps et des choses à faire. Ce n'est guère satisfaisant, je dois bien le reconnaître, mais c'est comme cela. Du coup je me questionne et te questionne: as-tu besoin d'une totale tranquillité d'esprit et d'un temps raisonnablement long pour écrire? En vérité, je te demande si c'est réellement une disponibilité hasardeuse ou si tu la provoques (il est vrai que cet article ne concerne que ton premier texte). En d'autres termes, est-ce que ce n'est pas que tu fais le choix de ne pas traiter autre chose et que tu écris? Cela changerait grandement le propos: est-ce qu'on (s')impose le temps de l'écriture ou est-ce que ce temps trouve sa place dans le vide d'un planning? Certaines personnes qui ne font QUE écrire n'ont peut-être pas ce problème mais pour toi qui a plusieurs activités et pour moi également, la question de la disponibilité est au cœur de l'écriture.

JMP
Chacun, chacune écrit selon sa pulsion et à mon sens toutes les pulsions se valent. En tout cas, j’ai autour de moi des auteurs ou autrices dont j’estime le travail et qui eux aussi n’écrivent que le couteau de l’urgence sous la gorge. Ce n’est pas mon cas. Sur cette façon de faire, on peut clairement affirmer que nos deux pulsions s’opposent. Tu arraches l’écriture à l’urgence. Moi, je fuis l’urgence comme la peste. Écrire sous la pression de la demande, de la date limite me paralyse immédiatement. J’évite donc le couperet de l’urgence autant que je le peux. Me passe-t-on une commande, je fixe une échéance à un an (par exemple) alors que je sais pertinemment que j’en aurai fini dans six mois. L’urgence m’angoisse, elle asphyxie en moi toute disponibilité d’esprit. Elle réduit l’écriture à la communication d’un message, ce que je veux éviter à tout prix. Mon écriture n’est pas éruptive, elle procède par couches, à la façon dont le peintre en bâtiment peint sa porte. Une couche, laisser sécher, poncer, remettre une couche, etc. La multiplicité des couches peut être concentrée sur un laps de temps relativement court (par exemple Le dialogue d’un chien avec son maître sur la nécessité de mordre ses amis); ou s’étendre sur plusieurs années (Marécage.be ; Rêves d’Occident) parce que je n’arrive pas à trouver un état satisfaisant du texte.
La disponibilité dont j’ai besoin n’est cependant pas réductible à une inactivité. Pour le dire sottement, ce n’est pas en regardant le plafond que vient l’écriture. Pour écrire, j’ai besoin de diversion. Littéralement de regarder ailleurs. Par exemple, j’écris souvent avec le téléviseur allumé, sans le son. Je regarde les images, je ne cherche pas à comprendre ce que je regarde, j’ai juste besoin de sortir de mon rail pour mieux le reprendre. Dans la même optique, je n’ai jamais souhaité écrire à temps plein. La plupart du temps, je n’écris pas « en continu », j’écris par petites bouffées, par à-coups. Quelques lignes/pages avant de rencontrer mes élèves à l’INSAS (quand j’enseignais). Ou après avoir fait les courses. Après avoir rencontré un ami ou une amie. Même là où je dispose de la totalité de mon temps (par exemple quand je passe plusieurs mois par an à la campagne près de Langres dans un village de cinquante habitants, où il n’y aucun commerce, aucun café, rien) je le consacre en grande partie à des activités extérieures (entretien des arbres, du jardin, du terrain, promenades en forêt, courses pour la quotidien (Le Leclerc de Langres est à soixante kilomètres aller-retour) etc. L’interruption chez moi est féconde, mais cela suppose que la production de l’écriture ait lieu dans un temps global que je maitrise. Et si parfois, il y a des urgences (parce que je sens que je suis sur une piste et que la lâcher à ce moment-là serait la perdre), ce sont les miennes et je les gère. C’est l’urgence des autres qui rendrait toute interruption dangereuse. Les miennes, je les gère à ma façon comme on gère l’économie générale d’une marche à pied par exemple : accélérer, ralentir, s’arrêter, reprendre… Cela dit, il faut noter que ces « distractions » qui me sont nécessaires ne signifient pas que je me déconnecte de ce que je suis occupé à écrire. Un processus souterrain est à l’œuvre. Pas quelque chose de conscient. Pour être clair, dans mes activités d’interruption je ne « réfléchis » pas à ce que je suis occupé à écrire. Et pourtant, quelque chose a lieu, une maturation inconsciente, une clarification venue de je ne sais où, ou au contraire, un doute qui s’installe sur la façon dont je traite le sujet. Il arrive qu’en rentrant de ma « distraction », je sache mieux ce qu’il faut faire ou ne pas faire sans l’avoir volontairement cherché. Ainsi, parodiant une formule célèbre, je pourrais dire que j’écris « à l’insu de mon plein gré ».
Proximité et distance sont donc mes moteurs inséparables. Ils correspondent à mon rythme général de vie. Pour être plus précis, m’astreindre à une seule tâche m’ennuie très vite. Souvent, je fais deux choses en même temps, comme me le reprochait déjà mon père lorsque j’étais enfant. Aujourd’hui encore, je lis plusieurs livres en même temps, je passe de l’un à l’autre. Et souvent, il m’arrive au gré de mes humeurs de travailler aussi sur plusieurs textes en même temps. Je suis donc un auteur anarchique qui ne se fixe pas des temps d’écriture, qui ne se force pas à écrire, qui n’a pas de règles fixes, qui ne souhaite pas écrire « et rien d’autre », et qui obéit ainsi avec plaisir aux caprices de ses impulsions.

RC
Ma problématique autour de la disponibilité n'est pas liée à l'urgence de la commande. Il se trouve que les commandes que j'ai pu avoir ont soit été prêtes bien avant l'échéance soit écrite sans date butoir... Et plus globalement, la commande me stimule plus directement car j'ai une équipe qui attend mon texte. Mon problème se situe au niveau des textes purement de mon cru. Il y a là un paradoxe terrible: j'aime infiniment écrire mais je ne me sens jamais disponible pour cela. La dynamique de l'urgence dont je parlais était une observation, un constat que très souvent me venait la fameuse « inspiration » (il y aurait beaucoup à dire sur ce terme) dans un moment absolument pas propice, un moment où il ne faut pas réveiller l'autre qui dort à côté de moi, partir en rendez-vous, absolument finir telle ou telle autre tâche. Ce n'est jamais au bon moment que ça me prend. Inversement, m'accorder des moments pour écrire est souvent un échec car si j'ai une après-midi pour cela par exemple, je ne vais jamais m'y mettre. En d'autres termes, je suis toujours indisponible pour écrire; mais quand ça me tombe dessus, je voudrais arrêter le temps pour aller au bout de ce qui se raconte dans ma tête... Ce que tu me partages sur ta façon de travailler me déculpabilise un peu, mais je suis admiratif de ta capacité à savoir écrire entre deux tâches, avant des courses ou après avoir vu un ami (pour presque te paraphraser), aussi souvent. J'ai toujours mille pensées qui me traversent et l'écriture est la résultante (ou le résidu je ne sais) de la maturation de ces choses qui font sens à un moment et demandent à sortir. C'est pourquoi ma production est si mince: je ne sais pas écrire souvent. Je comprends par ailleurs très bien la logique de la diversion que tu évoques: comme si être là, blanc, pur, muet devant la page rendait impossible l'acte. Il faut des choses, des contraintes, des pistes pour écrire. Je le compare à ce que disait Vitez à ses élèves: « Comment voulez-vous que je vous fasse travailler si vous ne me proposez rien? » (Citation approximative!). Tu évoques le téléviseur allumé: est-ce que le vide amène le vide et donc qu'il nous faut de la matière pour écrire, même extérieure, même parallèle, même secondaire, même divergente? Me vient là le souvenir de moi enfant m'endormant dans un coin d'une salle où la musique d'une fête de mariage est très forte. Malgré le vacarme, le sommeil venait. Écrire pour moi est pareil: malgré le tumulte de ma vie, parfois, peut-être trop rarement, l'écriture vient. Mais est-ce que ma méthode en est une ou est-ce une paresse? Est-ce que je ne m'écoute pas trop et que je devrais me mettre un coup de pied aux fesses pour écrire plus et plus souvent? J'ai essayé de me mettre devant l'ordinateur parfois sans aucune autre raison que celle de me dire « il faut y aller »... Sans succès!

JMP
Mettons les choses au point : je peux écrire après avoir vu un ami, je peux aussi ne pas pouvoir le faire. Bref, si je dispose d’une certaine latitude, je n’ai pas pour autant un total contrôle du processus. Il arrive souvent que je me couche le soir avec en tête une bonne hypothèse de travail, me réjouissant de voir arriver le lendemain pour tenter de lui donner forme. Et le lendemain quand je me lève, je me sens incapable de rien écrire. Il y a aussi les moments où je voudrais écrire et où pourtant je n’arrive à rien, comme si le désir n’était pas assez puissant ou au contraire comme s’il était trop puissant. Dans ce que tu me dis, il semble assez clair que l’hypothèse de la paresse doit être écartée, et que ce n’est pas non plus une question de méthode. La résistance à l’écriture semble chez toi particulièrement rusée. Visiblement l’écriture s’impose quand ce n’est pas matériellement possible. Elle vient quand tu ne peux pas l’accomplir. Avec toi, le contretemps serait ainsi son mode d’apparition. C’est un peu le supplice de Tantale : quand tu t’approches, elle recule. Quand elle s’approche, tu ne peux pas être là. Il serait stupide de ma part de te dire que je sais comment résoudre le problème. La difficulté est là, objective. Faut-il pour autant te culpabiliser? Pourquoi ne pas accepter que ton rythme d’écriture est lent (et qu’au fil des années, il ira probablement en s’accélérant). J’entends bien que ça crée chez toi une frustration légitime. Mais peut-être que si tu arrivais à penser que « c’est comme ça », la pression retomberait et s’ouvrirait alors un rapport à l’écriture moins contradictoire, plus apaisé. Plus facile à dire qu’à faire, c’est sûr. Une autre possibilité encore existe : lorsque la situation d’envie d’écrire et d’impossibilité de le faire se présente, opter systématiquement pour l’écriture, dire à l’écriture que c’est elle que tu choisis contre l’obligation du moment. Ce serait comme échanger une culpabilité pour une autre. Plutôt que de dire « je me sens coupable de ne pas écrire », dire « je me sens coupable de n’avoir pas rempli mon autre obligation, mais tant pis ». Là encore, plus facile à dire qu’à faire. Je ne connais pas la bonne façon de s’en sortir. Mais peut-être qu’en y allant petit à petit, pas à pas …

mardi 1 mars 2022

De la distance

À monsieur Jean-Sébastien Bach, le comte Anton Gunther, son employeur, demande, par contrat, de bien « vouloir se montrer industrieux et digne de confiance dans sa fonction », de ne pas se mêler d’autres affaires que musicales, d’être là quand on le siffle, d’entretenir convenablement son outil de travail, de vivre dignement dans l’ordre de Dieu et de se conduire à l’égard de la « haute autorité et de vos supérieurs comme il convient à un employé et organiste qui veille à son honneur ». L’injonction est sans ambiguïté. Quant à Haydn, il n’a rien à envier au contrat du précédent,(…) : « ledit Joseph Haydn sera nourri à la table du personnel ». Nourri, logé, blanchi, payé : bravo Joseph, c’est une belle place ! Le prince Esterazy ne badine pas avec l’art et les artistes, il souligne son pouvoir d’assurer à ceux-ci une place ancillaire. « Ledit vice-Kapellmeister sera sous obligation de composer toute musique que pourra commander Son Altesse Sérénissime, de ne communiquer ces compositions à personne d’autre, ni de permettre qu’elles soient copiées, mais de les conserver à l’usage exclusif de Son Altesse et de ne rien composer pour personne d’autre sans que Son Altesse le sache ou l’autorise ». Je ne sais si Bach et Haydn se sont pliés de bon cœur à ces demandes impératives. Je ne sais si leur narcissisme n’en souffrit pas durement, mais je suis bien obligé de constater que cela ne les a pas empêchés de bien produire. (…) Mais quelle que soit la revanche finale des artistes sur leurs conditions de production, il faut insister sur le fait qu’en ces temps-là, ils ont occupé une position sociale singulière, strictement aux antipodes des opinions et des valeurs qui entourent souvent le geste créateur aujourd’hui. (…)  C’est que nous sommes familiers d’une idéologie de la création comme jaillissement du Moi, douleur exquise, souffrances rédemptrices, liberté infinie, geste salvateur, parole charismatique : vapeurs sacrées du romantisme, qui, par-delà le siècle du progrès imprègnent de leurs effets tenaces les cuisines les mieux tenues de la parole artistique. (…) Jadis valet de son maître, l’artiste, naguère, s’est émancipé. Il a grimpé de la cave au clocher. Il porte désormais pour tout habit la livrée de son œuvre. (…) Figure charismatique du poète au XIXe siècle, portrait de l’artiste en grand timonier. C’en est fini d’être l’ornement de la cour, le faste du prince, le luxe des grands. C’est le poète qui l’affirme : il commerce avec l’essence du monde. 


Jean-Marie Piemme, Accents toniques, Journal de théâtre 1973-2017, Editions Alternatives théâtrales, 2017, page 102



RC 

Est-ce que la place de l'artiste n'est pas à la marge, non dans le sens du miséreux, du vagabond (Verlaine, Rimbaud) mais dans le sens « hors de », « à côté de »? Tu parles de l'artiste « au service de » et tu le compares à celui porté aux nues... Différentes époques, des pratiques cycliques. Dans l’antiquité grecque, le chorodidaskalos était un citoyen avant d'être un « instructeur de chœur » et ce que nous appelons un poète tragique... est-ce que l'artiste, le poète, mais aussi l'interprète n'a pas besoin par moments de distance pour observer le monde? Ma première mise en scène était une comédie qui traitait du monde de l'entreprise dont je dois bien l'avouer je ne connaissais pas grand-chose. Idem pour l'auteur. Pourtant combien de spectateurs travaillant en entreprise ont vu dans cette pièce le reflet de leur propre lieu de travail? L'auteur et moi-même, tout artistes que nous sommes, avons su dire quelque chose de ce monde, que nous n'avions pourtant jamais que regardé de loin... Je m'interroge donc sur la place de l'artiste qui n'est pas de reproduire fidèlement mais de pouvoir offrir un regard que le spectateur pourra partager ou non. D'où la proposition non pas réaliste mais bien une impression de la chose dont on parle... en ce sens, si l'artiste est un humain avant tout bien entendu, ne doit-il pas rester un peu à l'écart du monde (moralement, spirituellement, géographiquement, etc.?) afin d'accomplir sa tâche ? Bach est donc « au service de » et compose brillamment. Il a néanmoins certains avantages, il est comme tu le dis nourri, logé, blanchi, payé. Il a tout de même la chance d'être débarrassé de la lourde tâche de survivre. Si Molière n'avait jamais été Troupe du Roy, il aurait peut-être joué des farces et des tragédies de Corneille toute sa carrière en province... 


JMP 

Je crois qu’un artiste dans sa pratique même, par sa pratique, produit de la distance. Son regard, sa façon de dire, ses mises en forme sont autant de façon de mettre le familier à distance. Cela suppose-il que l’être social qu’est aussi l’artiste se mette aussi à distance dans la société? Les cas empiriques montrent que distance sociale et distance artistique peuvent fonctionner de pair, soit que l’artiste se tienne à l’écart du monde, soit que le monde l’oblige à vivre à l’écart. Mais il arrive aussi que distance sociale et distance artistique soient en contradiction. Racine dans son œuvre produit une mise à distance du réel (ne serait-ce que par l’alexandrin); c’est pourtant un artiste à l’aise dans son temps. On pourrait en dire autant de Rubens ou de pas mal de grands peintres du XVIe. Ni Shakespeare ni Molière ni Voltaire n’étaient des marginaux. Je ne suis pas sûr qu’on puisse tirer des lois générales concernant le positionnement d’un artiste par rapport à la société. C’est affaire de moment historique, de tempérament personnel, d’opportunités précises, de rapport au pouvoir, etc. Le Brecht en exil en Californie (donc pour lui, en enfer) est-il le même que le Brecht respecté/contesté en RDA, et le même encore que le Brecht adulé/ fétichisé dans le monde occidental dit Libre? Hugo en exil pendant vingt ans reste un homme bien intégré, là où Baudelaire, en plein Paris, vit une vie de déchéance qui le mènera à la destruction de lui-même. 


RC 

« Je crois qu’un artiste dans sa pratique même, par sa pratique, produit de la distance. »Voilà une réplique à méditer car elle remet en cause l'éternelle définition de l'artiste au cœur, l'artiste pilier de la société. J'aime que l'artiste soit en marge, créé de la marge, questionne la norme. Mais il y a une sorte de combat des artistes qui voudraient faire croire que l'artiste doit être au centre de la cité. Comme tu l'as si bien dit, l'artiste ne sauve pas le monde. Il le commente, il le regarde, il l'envisage, il créé de la rêverie, de la pensée, il brasse des idées. Ce n'est pas le héros de la cité. Le héros est peut-être le sujet de l'artiste mais l'artiste est là pour raconter. Dans la fameuse scène de l'Odyssée d’Homère où Ulysse est invité au banquet d'Alcinoos, Démodocos est bien l'artiste, l'aède qui raconte, qui interprète les exploits d'Ulysse à Troie, et Ulysse est bien le héros, celui qui fait bouger les choses. Vidal-Naquet dans sa préface de l'Iliade traduite par Mazon (ma traduction de cœur!), indique qu'il y a deux aèdes, deux conteurs d'histoire dans l'œuvre: Achille jouant de la lyre en boudant dans sa tente, et Hélène qui, préfigurant l'image de la Reine Mathilde tissant la tapisserie de Bayeux (autre légende!), tisse les exploits des héros sur une tapisserie, racontant donc la guerre de Troie. Ces exemples de Vidal-Naquet m'intéressent particulièrement car précisément, les conteurs ne sont pas les héros: Achille est à l'arrêt, il boude, il se retire de l'action, et d'ailleurs laisse la place à Hector, vrai héros de l'Iliade. Et Hélène est passive. Au chant III, elle va voir les sages en hauts des remparts et ils lui demandent d'ailleurs de désigner les héros Achéens qu'on voit sur le champ de bataille. Autre moment de récit: Hélène donne une identité à Ménélas, Agamemnon, etc., en les désignant. De guerriers anonymes ils deviennent héros pour les sages, son public. Ces exemples de Vidal-Naquet sont criants pour démontrer que les artistes sont en distance, hors de l'action. Hélène passe d'ailleurs l'Iliade à gémir sur son impuissance, son incapacité à agir sur cette guerre dont elle est pourtant la cause première. 

J'ajouterais même, dans l'histoire de la distance, que dans le cas d'un récit ou le narrateur est le héros, il y a un décalage, parfois temporel, ou en tout cas émotionnel entre le personnage qui vit les choses et celui qui les raconte, fusse le même personnage! On le voit d'ailleurs nettement dans le théâtre épique où il y a un jeu de va-et-vient entre les répliques frontales et le récit; c'est flagrant dans tes Nageurs par exemple. 


JMP 

Oui, là où il y a condensation de la langue, il y a une tension vers le poétique. La langue sort de son usage comme pour se densifier. Et comme le dit ton exemple, le décalage participa lui aussi de qu’on pourrait appeler l’horizon poétique. C’est aussi la production d’images verbales qui ouvre à la polysémie, qui ne ferme pas le sens. Heiner Müller a souvent parlé de cela, d’une condensation de la langue jusqu’à une certaine opacité, à la fois pour donner du corps à la langue et pour donner du fil à retordre à la censure de la RDA. 

De l’accident

On répète pendant des semaines une mise en place rigoureuse. On fait et refait les choses cent fois. Arrivent alors des circonstances qui réduisent ces efforts à néant. Pendant la série de représentations du Macbeth, les deux rôles-titres tombent malades. Que faire ? Annuler n’est pas envisageable pour des raisons administratives et financières. On maintient donc le spectacle en faisant venir d’urgence deux autres chanteurs qui arrivent deux heures avant le début de la représentation. Impossible de répéter, même un raccord rapide est impensable. (…) Cette représentation à la Marx Brothers s’est déroulée devant un public qui n’était pas dupe. Il n’a évidemment pas vu la mise en scène prévue, mais s’en est aisément consolé en partant avec la certitude d’avoir vécu un événement exceptionnel.

Jean-Marie Piemme, Accents toniques, Journal de théâtre 1973-2017, Editions Alternatives théâtrales, 2017, page 97



RC 

Est-on d'accord pour dire que puisque le théâtre est représentation, puisqu'il est présent, puisqu'il se remet en jeu à chaque représentation, la dynamique de l'accident peut augmenter l'expérience du spectateur non pas captif de l'œuvre mais justement dans une connivence périphérique (ou parallèle?) à la fois tendre et émue avec les artistes? Je me souviens d'avoir vu Tête d'Or de Claudel « le soir où Pierre Vial a eu un malaise à l'entracte et n'a pas pu jouer dans la deuxième partie », Bérénice de Racine « avec Carole Bouquet le pied dans le plâtre », l'une des premières de Figaro Divorce de von Horvath au premier rang « où Florence Viala a soufflé à Michel Vuillermoz qui avait un trou », etc. Ces accidents sur une ou plusieurs représentations, s'ils sortent le spectateur de la captivité de la représentation, ne lui donnent-ils pas l'impression formidable de participer à un moment, certes anecdotique, de la Grande Histoire du Théâtre? Tant que ce n'est pas juste un snobisme... 


JMP 

N’était l’angoisse que ça donne aux acteurs, je dirais que le trou de mémoire est un des traits les plus émouvants de la représentation. J’ai vu un jour un acteur de grand talent jouer sur scène une leçon de Wittgenstein. A un moment donné, au milieu du spectacle, il s’avance à cour, et puis rien, long moment de silence. Il est seul en scène, pas de secours possible. Il se lance dans une sorte d’impro, s’arrête. Silence. Dit « excusez-moi », sort de scène. La scène reste vide. Il revient, se remet en place. Cette fois, ça marche. A la sortie, je lui demande ce qui s’était passé (c’est un spectacle qu’il avait déjà joué de nombreuses fois). Il me répond que d’habitude, pour dire la réplique oubliée, il était à Jardin, mais que cette fois, sans savoir pourquoi, il s’était placé à cour pour la dire. Résultat : le trou de mémoire. Il y avait dans le « raté » quelque chose d’émouvant, toute la fragilité du théâtre était là. Il y avait de l’intense non prévu. Et pourtant une partie du public ne l’a pas vu, a cru que cela faisait partie de la mise en scène. Avec le trou de mémoire tel qu’il s’est présenté ici, on voit combien la mémoire, c’est aussi la mémoire du corps. On ne se souvient pas seulement avec son cerveau, on se souvient aussi avec son corps, avec l’emplacement du corps dans l’espace. De la même façon qu’au théâtre on n’écoute pas seulement avec ses oreilles et sa tête, on écoute avec tout son corps, on comprend avec tout son corps. L’accident au théâtre fonctionne comme un « moins » pour celui ou celle à qui il arrive; mais fonctionne comme un « plus » pour celui qui y assiste. A ce qu’il attendait est venu s’ajouter le moment unique, le théâtre du trou de mémoire comme éphémère absolu.

Des tableaux qui nous inspirent

Les sources d’inspiration d’un auteur sont souvent tortueuses et lui sont parfois opaques. On ne sait pas toujours ce qu’on sait, et ce qui ...