mardi 29 mars 2022
De la cruauté
D'accueillir l'instant
lundi 21 mars 2022
Du théâtre et du réel
De la distance (2)
mardi 15 mars 2022
Du mensonge
De la conscience du jeu
lundi 7 mars 2022
Du jeu et du pensé
De la disponibilité pour écrire
mardi 1 mars 2022
De la distance
À monsieur Jean-Sébastien Bach, le comte Anton Gunther, son employeur, demande, par contrat, de bien « vouloir se montrer industrieux et digne de confiance dans sa fonction », de ne pas se mêler d’autres affaires que musicales, d’être là quand on le siffle, d’entretenir convenablement son outil de travail, de vivre dignement dans l’ordre de Dieu et de se conduire à l’égard de la « haute autorité et de vos supérieurs comme il convient à un employé et organiste qui veille à son honneur ». L’injonction est sans ambiguïté. Quant à Haydn, il n’a rien à envier au contrat du précédent,(…) : « ledit Joseph Haydn sera nourri à la table du personnel ». Nourri, logé, blanchi, payé : bravo Joseph, c’est une belle place ! Le prince Esterazy ne badine pas avec l’art et les artistes, il souligne son pouvoir d’assurer à ceux-ci une place ancillaire. « Ledit vice-Kapellmeister sera sous obligation de composer toute musique que pourra commander Son Altesse Sérénissime, de ne communiquer ces compositions à personne d’autre, ni de permettre qu’elles soient copiées, mais de les conserver à l’usage exclusif de Son Altesse et de ne rien composer pour personne d’autre sans que Son Altesse le sache ou l’autorise ». Je ne sais si Bach et Haydn se sont pliés de bon cœur à ces demandes impératives. Je ne sais si leur narcissisme n’en souffrit pas durement, mais je suis bien obligé de constater que cela ne les a pas empêchés de bien produire. (…) Mais quelle que soit la revanche finale des artistes sur leurs conditions de production, il faut insister sur le fait qu’en ces temps-là, ils ont occupé une position sociale singulière, strictement aux antipodes des opinions et des valeurs qui entourent souvent le geste créateur aujourd’hui. (…) C’est que nous sommes familiers d’une idéologie de la création comme jaillissement du Moi, douleur exquise, souffrances rédemptrices, liberté infinie, geste salvateur, parole charismatique : vapeurs sacrées du romantisme, qui, par-delà le siècle du progrès imprègnent de leurs effets tenaces les cuisines les mieux tenues de la parole artistique. (…) Jadis valet de son maître, l’artiste, naguère, s’est émancipé. Il a grimpé de la cave au clocher. Il porte désormais pour tout habit la livrée de son œuvre. (…) Figure charismatique du poète au XIXe siècle, portrait de l’artiste en grand timonier. C’en est fini d’être l’ornement de la cour, le faste du prince, le luxe des grands. C’est le poète qui l’affirme : il commerce avec l’essence du monde.
Jean-Marie Piemme, Accents toniques, Journal de théâtre 1973-2017, Editions Alternatives théâtrales, 2017, page 102
RC
Est-ce que la place de l'artiste n'est pas à la marge, non dans le sens du miséreux, du vagabond (Verlaine, Rimbaud) mais dans le sens « hors de », « à côté de »? Tu parles de l'artiste « au service de » et tu le compares à celui porté aux nues... Différentes époques, des pratiques cycliques. Dans l’antiquité grecque, le chorodidaskalos était un citoyen avant d'être un « instructeur de chœur » et ce que nous appelons un poète tragique... est-ce que l'artiste, le poète, mais aussi l'interprète n'a pas besoin par moments de distance pour observer le monde? Ma première mise en scène était une comédie qui traitait du monde de l'entreprise dont je dois bien l'avouer je ne connaissais pas grand-chose. Idem pour l'auteur. Pourtant combien de spectateurs travaillant en entreprise ont vu dans cette pièce le reflet de leur propre lieu de travail? L'auteur et moi-même, tout artistes que nous sommes, avons su dire quelque chose de ce monde, que nous n'avions pourtant jamais que regardé de loin... Je m'interroge donc sur la place de l'artiste qui n'est pas de reproduire fidèlement mais de pouvoir offrir un regard que le spectateur pourra partager ou non. D'où la proposition non pas réaliste mais bien une impression de la chose dont on parle... en ce sens, si l'artiste est un humain avant tout bien entendu, ne doit-il pas rester un peu à l'écart du monde (moralement, spirituellement, géographiquement, etc.?) afin d'accomplir sa tâche ? Bach est donc « au service de » et compose brillamment. Il a néanmoins certains avantages, il est comme tu le dis nourri, logé, blanchi, payé. Il a tout de même la chance d'être débarrassé de la lourde tâche de survivre. Si Molière n'avait jamais été Troupe du Roy, il aurait peut-être joué des farces et des tragédies de Corneille toute sa carrière en province...
JMP
Je crois qu’un artiste dans sa pratique même, par sa pratique, produit de la distance. Son regard, sa façon de dire, ses mises en forme sont autant de façon de mettre le familier à distance. Cela suppose-il que l’être social qu’est aussi l’artiste se mette aussi à distance dans la société? Les cas empiriques montrent que distance sociale et distance artistique peuvent fonctionner de pair, soit que l’artiste se tienne à l’écart du monde, soit que le monde l’oblige à vivre à l’écart. Mais il arrive aussi que distance sociale et distance artistique soient en contradiction. Racine dans son œuvre produit une mise à distance du réel (ne serait-ce que par l’alexandrin); c’est pourtant un artiste à l’aise dans son temps. On pourrait en dire autant de Rubens ou de pas mal de grands peintres du XVIe. Ni Shakespeare ni Molière ni Voltaire n’étaient des marginaux. Je ne suis pas sûr qu’on puisse tirer des lois générales concernant le positionnement d’un artiste par rapport à la société. C’est affaire de moment historique, de tempérament personnel, d’opportunités précises, de rapport au pouvoir, etc. Le Brecht en exil en Californie (donc pour lui, en enfer) est-il le même que le Brecht respecté/contesté en RDA, et le même encore que le Brecht adulé/ fétichisé dans le monde occidental dit Libre? Hugo en exil pendant vingt ans reste un homme bien intégré, là où Baudelaire, en plein Paris, vit une vie de déchéance qui le mènera à la destruction de lui-même.
RC
« Je crois qu’un artiste dans sa pratique même, par sa pratique, produit de la distance. »Voilà une réplique à méditer car elle remet en cause l'éternelle définition de l'artiste au cœur, l'artiste pilier de la société. J'aime que l'artiste soit en marge, créé de la marge, questionne la norme. Mais il y a une sorte de combat des artistes qui voudraient faire croire que l'artiste doit être au centre de la cité. Comme tu l'as si bien dit, l'artiste ne sauve pas le monde. Il le commente, il le regarde, il l'envisage, il créé de la rêverie, de la pensée, il brasse des idées. Ce n'est pas le héros de la cité. Le héros est peut-être le sujet de l'artiste mais l'artiste est là pour raconter. Dans la fameuse scène de l'Odyssée d’Homère où Ulysse est invité au banquet d'Alcinoos, Démodocos est bien l'artiste, l'aède qui raconte, qui interprète les exploits d'Ulysse à Troie, et Ulysse est bien le héros, celui qui fait bouger les choses. Vidal-Naquet dans sa préface de l'Iliade traduite par Mazon (ma traduction de cœur!), indique qu'il y a deux aèdes, deux conteurs d'histoire dans l'œuvre: Achille jouant de la lyre en boudant dans sa tente, et Hélène qui, préfigurant l'image de la Reine Mathilde tissant la tapisserie de Bayeux (autre légende!), tisse les exploits des héros sur une tapisserie, racontant donc la guerre de Troie. Ces exemples de Vidal-Naquet m'intéressent particulièrement car précisément, les conteurs ne sont pas les héros: Achille est à l'arrêt, il boude, il se retire de l'action, et d'ailleurs laisse la place à Hector, vrai héros de l'Iliade. Et Hélène est passive. Au chant III, elle va voir les sages en hauts des remparts et ils lui demandent d'ailleurs de désigner les héros Achéens qu'on voit sur le champ de bataille. Autre moment de récit: Hélène donne une identité à Ménélas, Agamemnon, etc., en les désignant. De guerriers anonymes ils deviennent héros pour les sages, son public. Ces exemples de Vidal-Naquet sont criants pour démontrer que les artistes sont en distance, hors de l'action. Hélène passe d'ailleurs l'Iliade à gémir sur son impuissance, son incapacité à agir sur cette guerre dont elle est pourtant la cause première.
J'ajouterais même, dans l'histoire de la distance, que dans le cas d'un récit ou le narrateur est le héros, il y a un décalage, parfois temporel, ou en tout cas émotionnel entre le personnage qui vit les choses et celui qui les raconte, fusse le même personnage! On le voit d'ailleurs nettement dans le théâtre épique où il y a un jeu de va-et-vient entre les répliques frontales et le récit; c'est flagrant dans tes Nageurs par exemple.
JMP
Oui, là où il y a condensation de la langue, il y a une tension vers le poétique. La langue sort de son usage comme pour se densifier. Et comme le dit ton exemple, le décalage participa lui aussi de qu’on pourrait appeler l’horizon poétique. C’est aussi la production d’images verbales qui ouvre à la polysémie, qui ne ferme pas le sens. Heiner Müller a souvent parlé de cela, d’une condensation de la langue jusqu’à une certaine opacité, à la fois pour donner du corps à la langue et pour donner du fil à retordre à la censure de la RDA.
De l’accident
On répète pendant des semaines une mise en place rigoureuse. On fait et refait les choses cent fois. Arrivent alors des circonstances qui réduisent ces efforts à néant. Pendant la série de représentations du Macbeth, les deux rôles-titres tombent malades. Que faire ? Annuler n’est pas envisageable pour des raisons administratives et financières. On maintient donc le spectacle en faisant venir d’urgence deux autres chanteurs qui arrivent deux heures avant le début de la représentation. Impossible de répéter, même un raccord rapide est impensable. (…) Cette représentation à la Marx Brothers s’est déroulée devant un public qui n’était pas dupe. Il n’a évidemment pas vu la mise en scène prévue, mais s’en est aisément consolé en partant avec la certitude d’avoir vécu un événement exceptionnel.
Jean-Marie Piemme, Accents toniques, Journal de théâtre 1973-2017, Editions Alternatives théâtrales, 2017, page 97
RC
Est-on d'accord pour dire que puisque le théâtre est représentation, puisqu'il est présent, puisqu'il se remet en jeu à chaque représentation, la dynamique de l'accident peut augmenter l'expérience du spectateur non pas captif de l'œuvre mais justement dans une connivence périphérique (ou parallèle?) à la fois tendre et émue avec les artistes? Je me souviens d'avoir vu Tête d'Or de Claudel « le soir où Pierre Vial a eu un malaise à l'entracte et n'a pas pu jouer dans la deuxième partie », Bérénice de Racine « avec Carole Bouquet le pied dans le plâtre », l'une des premières de Figaro Divorce de von Horvath au premier rang « où Florence Viala a soufflé à Michel Vuillermoz qui avait un trou », etc. Ces accidents sur une ou plusieurs représentations, s'ils sortent le spectateur de la captivité de la représentation, ne lui donnent-ils pas l'impression formidable de participer à un moment, certes anecdotique, de la Grande Histoire du Théâtre? Tant que ce n'est pas juste un snobisme...
JMP
N’était l’angoisse que ça donne aux acteurs, je dirais que le trou de mémoire est un des traits les plus émouvants de la représentation. J’ai vu un jour un acteur de grand talent jouer sur scène une leçon de Wittgenstein. A un moment donné, au milieu du spectacle, il s’avance à cour, et puis rien, long moment de silence. Il est seul en scène, pas de secours possible. Il se lance dans une sorte d’impro, s’arrête. Silence. Dit « excusez-moi », sort de scène. La scène reste vide. Il revient, se remet en place. Cette fois, ça marche. A la sortie, je lui demande ce qui s’était passé (c’est un spectacle qu’il avait déjà joué de nombreuses fois). Il me répond que d’habitude, pour dire la réplique oubliée, il était à Jardin, mais que cette fois, sans savoir pourquoi, il s’était placé à cour pour la dire. Résultat : le trou de mémoire. Il y avait dans le « raté » quelque chose d’émouvant, toute la fragilité du théâtre était là. Il y avait de l’intense non prévu. Et pourtant une partie du public ne l’a pas vu, a cru que cela faisait partie de la mise en scène. Avec le trou de mémoire tel qu’il s’est présenté ici, on voit combien la mémoire, c’est aussi la mémoire du corps. On ne se souvient pas seulement avec son cerveau, on se souvient aussi avec son corps, avec l’emplacement du corps dans l’espace. De la même façon qu’au théâtre on n’écoute pas seulement avec ses oreilles et sa tête, on écoute avec tout son corps, on comprend avec tout son corps. L’accident au théâtre fonctionne comme un « moins » pour celui ou celle à qui il arrive; mais fonctionne comme un « plus » pour celui qui y assiste. A ce qu’il attendait est venu s’ajouter le moment unique, le théâtre du trou de mémoire comme éphémère absolu.
Des tableaux qui nous inspirent
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