On répète pendant des semaines une mise en place rigoureuse. On fait et refait les choses cent fois. Arrivent alors des circonstances qui réduisent ces efforts à néant. Pendant la série de représentations du Macbeth, les deux rôles-titres tombent malades. Que faire ? Annuler n’est pas envisageable pour des raisons administratives et financières. On maintient donc le spectacle en faisant venir d’urgence deux autres chanteurs qui arrivent deux heures avant le début de la représentation. Impossible de répéter, même un raccord rapide est impensable. (…) Cette représentation à la Marx Brothers s’est déroulée devant un public qui n’était pas dupe. Il n’a évidemment pas vu la mise en scène prévue, mais s’en est aisément consolé en partant avec la certitude d’avoir vécu un événement exceptionnel.
Jean-Marie Piemme, Accents toniques, Journal de théâtre 1973-2017, Editions Alternatives théâtrales, 2017, page 97
RC
Est-on d'accord pour dire que puisque le théâtre est représentation, puisqu'il est présent, puisqu'il se remet en jeu à chaque représentation, la dynamique de l'accident peut augmenter l'expérience du spectateur non pas captif de l'œuvre mais justement dans une connivence périphérique (ou parallèle?) à la fois tendre et émue avec les artistes? Je me souviens d'avoir vu Tête d'Or de Claudel « le soir où Pierre Vial a eu un malaise à l'entracte et n'a pas pu jouer dans la deuxième partie », Bérénice de Racine « avec Carole Bouquet le pied dans le plâtre », l'une des premières de Figaro Divorce de von Horvath au premier rang « où Florence Viala a soufflé à Michel Vuillermoz qui avait un trou », etc. Ces accidents sur une ou plusieurs représentations, s'ils sortent le spectateur de la captivité de la représentation, ne lui donnent-ils pas l'impression formidable de participer à un moment, certes anecdotique, de la Grande Histoire du Théâtre? Tant que ce n'est pas juste un snobisme...
JMP
N’était l’angoisse que ça donne aux acteurs, je dirais que le trou de mémoire est un des traits les plus émouvants de la représentation. J’ai vu un jour un acteur de grand talent jouer sur scène une leçon de Wittgenstein. A un moment donné, au milieu du spectacle, il s’avance à cour, et puis rien, long moment de silence. Il est seul en scène, pas de secours possible. Il se lance dans une sorte d’impro, s’arrête. Silence. Dit « excusez-moi », sort de scène. La scène reste vide. Il revient, se remet en place. Cette fois, ça marche. A la sortie, je lui demande ce qui s’était passé (c’est un spectacle qu’il avait déjà joué de nombreuses fois). Il me répond que d’habitude, pour dire la réplique oubliée, il était à Jardin, mais que cette fois, sans savoir pourquoi, il s’était placé à cour pour la dire. Résultat : le trou de mémoire. Il y avait dans le « raté » quelque chose d’émouvant, toute la fragilité du théâtre était là. Il y avait de l’intense non prévu. Et pourtant une partie du public ne l’a pas vu, a cru que cela faisait partie de la mise en scène. Avec le trou de mémoire tel qu’il s’est présenté ici, on voit combien la mémoire, c’est aussi la mémoire du corps. On ne se souvient pas seulement avec son cerveau, on se souvient aussi avec son corps, avec l’emplacement du corps dans l’espace. De la même façon qu’au théâtre on n’écoute pas seulement avec ses oreilles et sa tête, on écoute avec tout son corps, on comprend avec tout son corps. L’accident au théâtre fonctionne comme un « moins » pour celui ou celle à qui il arrive; mais fonctionne comme un « plus » pour celui qui y assiste. A ce qu’il attendait est venu s’ajouter le moment unique, le théâtre du trou de mémoire comme éphémère absolu.