La primauté du langage sur les situations et les personnages veut dire : on ne vise pas à construire les situations/personnages plus qu’il ne le faut. Donc, pas de narration serrée, tablant sur des effets d’intrigue. Le langage prélève des fragments de situations et de personnages, qu’il propose comme tels, sans souci de les donner pour vrais comme dans la vie, mais pour vrais par rapport à une problématique, par rapport au projet théâtral global que présente telle ou telle pièce. Ce qui agit ici, c’est la mise en distance de l’écriture et de la construction. C’est parce qu’il y a de l’écriture et de la construction que la mise à distance peut avoir lieu.
Jean-Marie Piemme, Accents toniques, Journal de théâtre 1973-2017, Editions Alternatives théâtrales, 2017, page 117
RC
Deux choses.
D'abord j'ai toujours pensé (et quand je dis pensé, je veux dire ressenti, eu l'impression) que si une pièce misait tout sur l'intrigue et ne faisait du langage qu'un outil, l'acte théâtral perdait en qualité. Le langage (corporel également dans le cadre d'un projet de mime par exemple) me semble être l'expérience la plus appréciable du théâtre car on revient sans cesse non pas à « la bonne histoire » mais « de quelle façon elle est racontée ». En ce sens, je jubile devant un langage alors que finalement les détails du comment on en vient à parler de cela m'importe peu. Si dans une pièce il est nécessaire de faire un point sur comment on en arrive là, utilisant exagérément le récit, le règlement de compte, le résumé, c'est pour moi un signe de faiblesse. Je sais que Shakespeare en a besoin pour récupérer son public indiscipliné en cours de route ou que Molière ne se gêne pas pour finir son Scapin ou son École des Femmes de façon abracadabrantesque pour ses happy-end (relatifs, ceci dit); mais l'un n'est pas responsable de son public et l'autre ne tombe pas dans le travers hollywoodien du final flamboyant car il sait que le cœur du sujet est au cœur de la pièce et non dans sa catastrophe...
Deuxième chose dans cet article, pourquoi parles-tu de distance, et notamment de distance dans l'écriture, alors que précisément je l'associe au langage... ?
JMP
Comme toi, je pense que le texte est une force et qu’en ce qui concerne la narration d’intrigue le cinéma est mieux armé que le théâtre. Laissons au cinéma ce qu’il sait faire et concentrons-nous sur les atouts du théâtre, le corps-corps, la langue-corps, la puissance du symbolique et de l’imaginaire. Et concernant Molière, je me souviens d’un metteur en scène qui avait représenté plusieurs pièces de Molière et notamment Tartuffe en supprimant le 5e acte. On voyait alors combien la comédie de Molière est aussi le masque de la tragédie. Finir Tartuffe sur son triomphe au 4, c’est faire entrer le spectateur dans un enfer théocratique.
L’écriture, parce qu’elle est artifice, parce qu’il faut en produire les formes (et celles-ci ne trainent pas dans le réel) est une mise à distance. Par rapport à la croyance en un personnage qui affronterait une situation (comme si ça se passait dans le réel) j’insiste sur le fait que le personnage n’existe pas avant la langue, avant la construction. Ainsi conçu, le personnage est mis à distance, donné à voir par la langue, et donc, il n’est pas proposé comme un support immédiat d’identification psychologique.
RC
Je n'ai jamais autant lu, utilisé, constaté la notion de distance que depuis que je lis Accents Toniques. Je te sais grand lecteur de Brecht et j'ai moi-même beaucoup travaillé Brecht, notamment à l'université. Autour de la distanciation, on tire le fil et on dévide. La distance semble être la clé, l'élément principal qui évite la pleurnicherie, la prétention, la morale et la bien-pensance. C'est cette capacité à regarder le monde, le langage, celle d'un acteur à jouer avec son personnage, s'amuser à l'aimer et à le faire souffrir, sans tomber dans une identification grotesque. C'est comment l'auteur ne se prend pas pour un dieu créateur mais laisse respirer ses personnages, qu'ils lui échappent.
JMP
La distance permet le regard, un certain détachement. C’est vrai en écriture, c’est vrai dans le réel. Si Brecht a théorisé l’idée de la distance (après les formalistes russes, il faut le noter), s’il en a fait un mode de désaliénation dans son théâtre, il a aussi insisté sur l’existence de la distance dans le réel (voir son texte sur le théâtre de la rue) ou dans d’autres arts comme l’art du clown ou l’art qu’on trouve dans certaines formes comiques ou satiriques. Et il faut ajouter que la distance est un mode quotidien du langage. Nous citons, nous parodions celui qui a parlé, nous restituons des situations en marquant notre scepticisme ou notre adhésion, etc. En fait, Brecht a transformé un acte quotidien, commun à tous, en un outil à vocation politique.