mardi 29 mars 2022

De la cruauté

La cruauté qui traverse certaines pièces d’Edward Bond m’intéresse plus que la position Cassandre (qui annonce la catastrophe) qu’il sait si brillamment adopter. À cette cruauté, Bond donne de fortes et convaincantes raisons politiques. Mais souvent les scènes ou les situations dont je parle ne sont pas seulement cruelles. La cruauté y est étirée, répétée, redite, il y a comme un ressassement de la situation cruelle, un étirement que la volonté de faire passer un message politique ne justifie qu’imparfaitement. J’y vois aussi la jouissance de l’auteur à écrire de pareilles scènes. Pour le dire un peu bêtement, Bond fait durer le plaisir, un certain sadisme sous-tend sa rationalité.

Jean-Marie Piemme, Accents toniques, Journal de théâtre 1973-2017, Editions Alternatives théâtrales, 2017, page 132


RC
À te lire, tu sembles quelque peu gêné d'être intéressé par cette cruauté et notamment les passages où Bond « fait durer le plaisir »... et justement, n'est-ce pas jouissif de voir les personnages souffrir puisque ce n'est que du théâtre? Catharsis joueuse, non? Jubilation? Je raffole de cette cruauté jouissive... On en trouve chez Hanokh Lévin de pleines pages. Et je crois que le « malin plaisir » se lit dans mes Bouches à Nourrir. J'ai souvent de la part de gens avec lesquels je travaille ou à qui j'enseigne (disons que j'accompagne) cette remarque « tu aimes bien quand c'est cruel! » Ou bien « horrible comme c'est je savais que ça plairait à Rodolphe » ou encore en atelier d'écriture « j'ai fait souffrir mon personnage pour te faire plaisir »... ça donne l'impression que je suis un sale type mais je crois que j'ai gardé de l'enfant le plaisir d'arracher les ailes des mouches et de tirer sur les indiens en jouant au cow-boy... et toi? Reconnais-tu ce plaisir de la souffrance? C'est formidable que Phèdre en bave, que Romeo et Juliette y passent, qu'Alceste serine à Célimène son fameux « morbleu faut-il que je vous aime? »... Je crois aussi que j'ai aimé tôt la mythologie parce que Prométhée se fait manger le foie et qu'Ouranos est émasculé. J'ai l'impression que c'est normal d'avoir ce plaisir... Sinon on ne rirait pas des bourgeois de Feydeau qui jouent leur mariage et leur réputation dans des rendez-vous à l'hôtel où ils croisent leur femme!

JMP
La cruauté est certainement nécessaire à qui veut parler du monde et elle a sa place dans une fiction, puisque justement la fiction est un espace protégé des conséquences réelles. Mais ce que je voulais souligner dans le cas de Bond, dans sa dénonciation rationnelle de l’ordre du monde, c’est la présence d’une pulsion qui appartient à Bond et qui le pousse vers cette jouissance du mal que tu décris. Façon pour moi de dire: il n’y a jamais de dénonciation du monde strictement rationnelle. Toujours s’y mêle un affect. La cruauté en est un. La colère un autre. Voir les premiers mots de l’Iliade « Chante déesse, la colère d’Achille ». Il n’y a pas d’approche politique qui ne soit aussi une approche pulsionnelle.

RC
Signifies-tu que Bond a un affect qui est le prisme par lequel il dénonce le monde? Que son affect va se ressentir dans ses textes car il va largement le laisser se développer au travers de l'écriture? Exemple: s'il est choqué par la cruauté du monde, il sera dans la surenchère de cette cruauté dans ses textes (de façon justifiée, comme tu le dit dans ton article)? Et donc potentiellement, pour jouer son texte, les acteurs devront prendre en charge cette cruauté, et du coup y prendre du plaisir?

JMP
Oui, chez Bond, la cruauté est un prisme à travers lequel il voit le monde. Il est lucide sur la cruauté des êtres humains. Mais il n’est pas le seul. Il faudrait examiner ce qu’il en est de la cruauté chez Shakespeare, chez Sarah Kane et chez Müller par exemple. D’abord noter que d’une façon générale, la cruauté n’est pas un trait dominant du théâtre français. On ne peut donc pas se contenter d’un face à face de la cruauté et de l’auteur. Entre eux, il faut mettre le mode artistique, une tradition d’écriture. On imagine facilement un écho possible du Shakespeare de Titus Andronicus chez Sarah Kane. Mais en restant sur les auteurs cités on peut aussi voir que leur mode de cruauté est différent. Les scènes cruelles de Müller sont brèves, sans pathos. Celle de Kane sont longues, existentielles, elles expriment une douleur intime chez Kane. Chez Bond aussi, elles sont longues, mais je les sens plus rationnelles, ce n’est pas la cruauté de quelqu’un qui souffre dans son corps, mais c’est une cruauté de démonstration d’une idée. Je ne dis pas ça péjorativement. Bond est « sincère » comme on dit. Sa cruauté déployée est un mode de provocation à la pensée, la où la cruauté de Kane m’apparait comme une plongée dans l’abîme. Et comment les acteurs doivent-ils prendre ça en charge? Je ne sais pas. C’est à nous spectateurs que cette cruauté est adressée et si elle nous révulse, tant pis; et si on y prend plaisir, tant mieux. (Ou l’inverse). L’acteur là-dedans est un point de passage. Il doit nous donner à voir et à entendre la cruauté. La ressent-il ? Y prend-il du plaisir? C’est sa cuisine. Comme spectateur, je n’ai pas à en être informé.

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