Les acteurs qui font de la sincérité le critère d’excellence de leur jeu m’inquiètent. Ils ne savent même pas qu’ils cherchent à vous mentir.
Jean-Marie Piemme, Accents toniques, Journal de théâtre 1973-2017, Editions Alternatives théâtrales, 2017, page 114
RC
Coup de pied dans la fourmilière. Bien sûr il n'y a pas que cela. Bien sûr que le théâtre est artifice. Mais j'entends depuis le « mentir-vrai » de Jouvet que le théâtre est « un mensonge qui dit [toujours] la vérité » (Cocteau). Debauche disait aux élèves « ne faites pas semblant, faites exprès ». Est-ce à dire qu'il y DES sincérités? Il y a ce bouillon dans lequel l'acteur plonge pour y croire et du coup nous faire croire qu'il y croit? Il y a aussi cette recherche du code juste qui fera dire au public, même si ça n'est pas réaliste, que c'est crédible, le fameux « vraisemblable »? Et y a-t-il aussi une insincérité vertueuse, un plaisir du factice, du trop-plein, du trop loin qui pourrait nous bousculer? Mais même dans ce dernier l'acteur doit y croire, non? Déstabilisé par le visionnage des Acteurs de Blier, je me demande ce que les Marielle et compagnie comprennent de ce qu'ils jouent, puisque même s'ils ont l'air « sincère », je ne comprends rien de leurs réactions ni de leurs échanges... la sincérité ne nécessite-t-elle pas que le public suive, donc une forme de compréhension, pour qu'elle porte ses fruits? Tu dis « ils ne savent même pas qu'ils cherchent à vous mentir » donc tu fais référence à leur oubli de l'essence du jeu qui est de « faire semblant » (pardon, Debauche), c'est bien ça? Je suis le premier à me méfier des anecdotes de tournages américains où les acteurs ont tellement investi leur rôle qu'ils en ont fait des dépressions ou des crises de folie... Heureusement que l'actrice qui joue Phèdre ne se prend pas pour Phèdre. Mais elle doit quand même, le temps de la représentation, se « faire avoir », être comme dans un moment d'ivresse où elle est tellement dedans qu'elle se perd un instant? Tu parles de « non-maîtrisé »... qu'est-ce donc que la sincérité si à la fois nous savons que mentons et qu'à la fois devons oublier que nous mentons? Paraît-il les mythomanes croient les histoires qu'ils racontent...
JMP
Mon point de départ : l’acteur «ment » puisqu’il dit qu’il est ce qu’il n’est pas. Je suis Hamlet dit l’acteur, alors que tous, lui compris, nous savons qu’il ne l’est pas. A partir de là, la sincérité est un jeu, une construction. On donne à voir les manifestations de la sincérité. On se manifeste sincère pour le regard de l’autre. On cherche certes une vérité de soi, mais pour la manifester. Quand cette recherche va trop loin, elle annule le théâtre. Je me souviens par exemple d’une actrice que je connais, qui ressent fortement toutes les émotions que le texte ou le personnage lui donnent. Souvent, en jouant quelque chose de « dramatique », la voilà en larmes. Que se passe-t-il alors? Le spectateur devient le voyeur de l’actrice qui manifeste son émotion. Le spectateur est ainsi privé de l’émotion, il n’est plus que le spectateur de l’émotion de l’autre. Or, c’est le spectateur qui doit ressentir l’émotion. L’acteur doit faire surgir en lui l’émotion et pour cela il doit certes en ressentir, mais contrôler son expression, en donner l’amorce pour la faire passer chez le spectateur. L’acteur a besoin d’une certaine sincérité pour nous lancer des sollicitations émotives, il ne doit pas capter l’émotion pour son propre compte. Il en va de même pour le rire. Les acteurs qui rient beaucoup et fort à ce qui se passe sur le plateau nous transforment en voyeurs de leur amusement, nous qui au bout d’un certain temps finissons par nous ennuyer. Mais l’acteur qui dit quelque chose de drôle comme s’il ne mesurait pas la portée de ce qu’il dit, donc qui fait confiance au langage sans en rajouter une couche, a des chances de nous faire rire. Il sait que c’est nous les destinataires de la phrase, pas lui. Son travail est de nous la porter, avec tout son corps, de lui donner un rythme, une pulsion.