lundi 7 mars 2022

De la disponibilité pour écrire

L’écriture commence. Je ne sais pas exactement comment cela s’est passé ni surtout pourquoi. Me reste seulement le souvenir d’une grande disponibilité et l’envie de produire du langage. Nous étions au début juillet. J’ai mis une feuille dans la machine et j’ai écrit d’une traite Neige en décembre dont je n’avais aucune idée fin juin. Ça me remplit de joie de constater que l’écriture m’est tombée dessus sans prévenir, et la seconde d’après, je suis pris d’angoisse. Je suis planté là comme une poule qui a pondu un œuf. Sauf que je n’en reviens pas d’avoir pondu. La pièce fait jouer l’une contre l’autre, l’une dans l’autre, différentes formes de trahison. C’est une déclinaison de quelques façons de trahir qui sont autant de façons de vivre. Pas de morale. Pas de cynisme. Juste l’idée de Nietzsche qui dit en substance que la vie vit de trahison. J’ai beaucoup misé sur l’écart entre la langue (tenue, rhétorique) et une certaine trivialité des événements racontés.

Jean-Marie Piemme, Accents toniques, Journal de théâtre 1973-2017, Editions Alternatives théâtrales, 2017, page 109


RC
Tu parles d'une possibilité d'écrire notamment car tu es disponible. Quelle est la nature de cette disponibilité: d'esprit, de temps? Pour ma part, la disponibilité est contre-productive. J'écris par à-coup, dans l'urgence, avec notamment une certaine fulgurance voisine de ce que tu décris pour cette première pièce (« d'une traite »). Si je suis disponible d'esprit, je rêvasse. Si je suis disponible de temps, j'ai toujours mieux à faire. L'écriture est un acte qui s'impose quand je n'ai pas le temps et des choses à faire. Ce n'est guère satisfaisant, je dois bien le reconnaître, mais c'est comme cela. Du coup je me questionne et te questionne: as-tu besoin d'une totale tranquillité d'esprit et d'un temps raisonnablement long pour écrire? En vérité, je te demande si c'est réellement une disponibilité hasardeuse ou si tu la provoques (il est vrai que cet article ne concerne que ton premier texte). En d'autres termes, est-ce que ce n'est pas que tu fais le choix de ne pas traiter autre chose et que tu écris? Cela changerait grandement le propos: est-ce qu'on (s')impose le temps de l'écriture ou est-ce que ce temps trouve sa place dans le vide d'un planning? Certaines personnes qui ne font QUE écrire n'ont peut-être pas ce problème mais pour toi qui a plusieurs activités et pour moi également, la question de la disponibilité est au cœur de l'écriture.

JMP
Chacun, chacune écrit selon sa pulsion et à mon sens toutes les pulsions se valent. En tout cas, j’ai autour de moi des auteurs ou autrices dont j’estime le travail et qui eux aussi n’écrivent que le couteau de l’urgence sous la gorge. Ce n’est pas mon cas. Sur cette façon de faire, on peut clairement affirmer que nos deux pulsions s’opposent. Tu arraches l’écriture à l’urgence. Moi, je fuis l’urgence comme la peste. Écrire sous la pression de la demande, de la date limite me paralyse immédiatement. J’évite donc le couperet de l’urgence autant que je le peux. Me passe-t-on une commande, je fixe une échéance à un an (par exemple) alors que je sais pertinemment que j’en aurai fini dans six mois. L’urgence m’angoisse, elle asphyxie en moi toute disponibilité d’esprit. Elle réduit l’écriture à la communication d’un message, ce que je veux éviter à tout prix. Mon écriture n’est pas éruptive, elle procède par couches, à la façon dont le peintre en bâtiment peint sa porte. Une couche, laisser sécher, poncer, remettre une couche, etc. La multiplicité des couches peut être concentrée sur un laps de temps relativement court (par exemple Le dialogue d’un chien avec son maître sur la nécessité de mordre ses amis); ou s’étendre sur plusieurs années (Marécage.be ; Rêves d’Occident) parce que je n’arrive pas à trouver un état satisfaisant du texte.
La disponibilité dont j’ai besoin n’est cependant pas réductible à une inactivité. Pour le dire sottement, ce n’est pas en regardant le plafond que vient l’écriture. Pour écrire, j’ai besoin de diversion. Littéralement de regarder ailleurs. Par exemple, j’écris souvent avec le téléviseur allumé, sans le son. Je regarde les images, je ne cherche pas à comprendre ce que je regarde, j’ai juste besoin de sortir de mon rail pour mieux le reprendre. Dans la même optique, je n’ai jamais souhaité écrire à temps plein. La plupart du temps, je n’écris pas « en continu », j’écris par petites bouffées, par à-coups. Quelques lignes/pages avant de rencontrer mes élèves à l’INSAS (quand j’enseignais). Ou après avoir fait les courses. Après avoir rencontré un ami ou une amie. Même là où je dispose de la totalité de mon temps (par exemple quand je passe plusieurs mois par an à la campagne près de Langres dans un village de cinquante habitants, où il n’y aucun commerce, aucun café, rien) je le consacre en grande partie à des activités extérieures (entretien des arbres, du jardin, du terrain, promenades en forêt, courses pour la quotidien (Le Leclerc de Langres est à soixante kilomètres aller-retour) etc. L’interruption chez moi est féconde, mais cela suppose que la production de l’écriture ait lieu dans un temps global que je maitrise. Et si parfois, il y a des urgences (parce que je sens que je suis sur une piste et que la lâcher à ce moment-là serait la perdre), ce sont les miennes et je les gère. C’est l’urgence des autres qui rendrait toute interruption dangereuse. Les miennes, je les gère à ma façon comme on gère l’économie générale d’une marche à pied par exemple : accélérer, ralentir, s’arrêter, reprendre… Cela dit, il faut noter que ces « distractions » qui me sont nécessaires ne signifient pas que je me déconnecte de ce que je suis occupé à écrire. Un processus souterrain est à l’œuvre. Pas quelque chose de conscient. Pour être clair, dans mes activités d’interruption je ne « réfléchis » pas à ce que je suis occupé à écrire. Et pourtant, quelque chose a lieu, une maturation inconsciente, une clarification venue de je ne sais où, ou au contraire, un doute qui s’installe sur la façon dont je traite le sujet. Il arrive qu’en rentrant de ma « distraction », je sache mieux ce qu’il faut faire ou ne pas faire sans l’avoir volontairement cherché. Ainsi, parodiant une formule célèbre, je pourrais dire que j’écris « à l’insu de mon plein gré ».
Proximité et distance sont donc mes moteurs inséparables. Ils correspondent à mon rythme général de vie. Pour être plus précis, m’astreindre à une seule tâche m’ennuie très vite. Souvent, je fais deux choses en même temps, comme me le reprochait déjà mon père lorsque j’étais enfant. Aujourd’hui encore, je lis plusieurs livres en même temps, je passe de l’un à l’autre. Et souvent, il m’arrive au gré de mes humeurs de travailler aussi sur plusieurs textes en même temps. Je suis donc un auteur anarchique qui ne se fixe pas des temps d’écriture, qui ne se force pas à écrire, qui n’a pas de règles fixes, qui ne souhaite pas écrire « et rien d’autre », et qui obéit ainsi avec plaisir aux caprices de ses impulsions.

RC
Ma problématique autour de la disponibilité n'est pas liée à l'urgence de la commande. Il se trouve que les commandes que j'ai pu avoir ont soit été prêtes bien avant l'échéance soit écrite sans date butoir... Et plus globalement, la commande me stimule plus directement car j'ai une équipe qui attend mon texte. Mon problème se situe au niveau des textes purement de mon cru. Il y a là un paradoxe terrible: j'aime infiniment écrire mais je ne me sens jamais disponible pour cela. La dynamique de l'urgence dont je parlais était une observation, un constat que très souvent me venait la fameuse « inspiration » (il y aurait beaucoup à dire sur ce terme) dans un moment absolument pas propice, un moment où il ne faut pas réveiller l'autre qui dort à côté de moi, partir en rendez-vous, absolument finir telle ou telle autre tâche. Ce n'est jamais au bon moment que ça me prend. Inversement, m'accorder des moments pour écrire est souvent un échec car si j'ai une après-midi pour cela par exemple, je ne vais jamais m'y mettre. En d'autres termes, je suis toujours indisponible pour écrire; mais quand ça me tombe dessus, je voudrais arrêter le temps pour aller au bout de ce qui se raconte dans ma tête... Ce que tu me partages sur ta façon de travailler me déculpabilise un peu, mais je suis admiratif de ta capacité à savoir écrire entre deux tâches, avant des courses ou après avoir vu un ami (pour presque te paraphraser), aussi souvent. J'ai toujours mille pensées qui me traversent et l'écriture est la résultante (ou le résidu je ne sais) de la maturation de ces choses qui font sens à un moment et demandent à sortir. C'est pourquoi ma production est si mince: je ne sais pas écrire souvent. Je comprends par ailleurs très bien la logique de la diversion que tu évoques: comme si être là, blanc, pur, muet devant la page rendait impossible l'acte. Il faut des choses, des contraintes, des pistes pour écrire. Je le compare à ce que disait Vitez à ses élèves: « Comment voulez-vous que je vous fasse travailler si vous ne me proposez rien? » (Citation approximative!). Tu évoques le téléviseur allumé: est-ce que le vide amène le vide et donc qu'il nous faut de la matière pour écrire, même extérieure, même parallèle, même secondaire, même divergente? Me vient là le souvenir de moi enfant m'endormant dans un coin d'une salle où la musique d'une fête de mariage est très forte. Malgré le vacarme, le sommeil venait. Écrire pour moi est pareil: malgré le tumulte de ma vie, parfois, peut-être trop rarement, l'écriture vient. Mais est-ce que ma méthode en est une ou est-ce une paresse? Est-ce que je ne m'écoute pas trop et que je devrais me mettre un coup de pied aux fesses pour écrire plus et plus souvent? J'ai essayé de me mettre devant l'ordinateur parfois sans aucune autre raison que celle de me dire « il faut y aller »... Sans succès!

JMP
Mettons les choses au point : je peux écrire après avoir vu un ami, je peux aussi ne pas pouvoir le faire. Bref, si je dispose d’une certaine latitude, je n’ai pas pour autant un total contrôle du processus. Il arrive souvent que je me couche le soir avec en tête une bonne hypothèse de travail, me réjouissant de voir arriver le lendemain pour tenter de lui donner forme. Et le lendemain quand je me lève, je me sens incapable de rien écrire. Il y a aussi les moments où je voudrais écrire et où pourtant je n’arrive à rien, comme si le désir n’était pas assez puissant ou au contraire comme s’il était trop puissant. Dans ce que tu me dis, il semble assez clair que l’hypothèse de la paresse doit être écartée, et que ce n’est pas non plus une question de méthode. La résistance à l’écriture semble chez toi particulièrement rusée. Visiblement l’écriture s’impose quand ce n’est pas matériellement possible. Elle vient quand tu ne peux pas l’accomplir. Avec toi, le contretemps serait ainsi son mode d’apparition. C’est un peu le supplice de Tantale : quand tu t’approches, elle recule. Quand elle s’approche, tu ne peux pas être là. Il serait stupide de ma part de te dire que je sais comment résoudre le problème. La difficulté est là, objective. Faut-il pour autant te culpabiliser? Pourquoi ne pas accepter que ton rythme d’écriture est lent (et qu’au fil des années, il ira probablement en s’accélérant). J’entends bien que ça crée chez toi une frustration légitime. Mais peut-être que si tu arrivais à penser que « c’est comme ça », la pression retomberait et s’ouvrirait alors un rapport à l’écriture moins contradictoire, plus apaisé. Plus facile à dire qu’à faire, c’est sûr. Une autre possibilité encore existe : lorsque la situation d’envie d’écrire et d’impossibilité de le faire se présente, opter systématiquement pour l’écriture, dire à l’écriture que c’est elle que tu choisis contre l’obligation du moment. Ce serait comme échanger une culpabilité pour une autre. Plutôt que de dire « je me sens coupable de ne pas écrire », dire « je me sens coupable de n’avoir pas rempli mon autre obligation, mais tant pis ». Là encore, plus facile à dire qu’à faire. Je ne connais pas la bonne façon de s’en sortir. Mais peut-être qu’en y allant petit à petit, pas à pas …

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