lundi 7 mars 2022

Du jeu et du pensé

Le pensé ne donne pas automatiquement du jeu ; le jeu donne automatiquement de la matière à penser. Ou – reformulation – le sens ne donne pas automatiquement du jeu ; le jeu donne automatiquement du sens. Même si le jeu n’a pas de sens, il a encore le sens de ne pas en avoir. Ou – reformulation – la dramaturgie ne donne pas automatiquement du jeu ; le jeu donne automatiquement de la dramaturgie.

Jean-Marie Piemme, Accents toniques, Journal de théâtre 1973-2017, Editions Alternatives théâtrales, 2017, page 113


RC
Mais qu'en conclure du coup? Le jeu est supérieur au pensé? La proposition, la pratique et l'acte sont supérieurs aux idées? Je pose vraiment la question pour te comprendre. Cioran dit que l'auteur est la personne la moins intéressante du monde parce qu'en écrivant elle exprime et donc se purge de ses doutes, contradictions, etc., alors que les autres les gardent en eux. Vitez parle de l'École d'art dramatique comme de l'endroit où l'on fait le plus beau théâtre du monde, probablement car on peut y rêver beaucoup autour de quelques scènes, faire des propositions folles qui ne fonctionneraient pas si l'on montait l'intégralité d'une pièce. L'École laisse de la pensée, de l'imaginaire autour des scènes. De plus, et il me semble que tu abordes cette question par endroits, et je crois beaucoup en cela: une mise en scène n'est qu'une seule lecture alors que la pièce sur le papier en offre de multiples, peut-être autant que de lecteurs. En ce sens, même si je comprends ce que tu veux dire sur le jeu qui donne toujours de la dramaturgie alors que l'inverse n'est pas vrai, je me questionne sur la pensée humaine qui peut rêver mille fois plus que ce que nous offre le réel.

JMP
Ce qui m’a conduit à la réflexion sur le jeu et le pensé vient des nombreuses discussions que j’ai eues avec des acteurs ou des actrices. Parfois, j’en voyais qui à la table avaient un esprit dramaturgique clair, informé. Leurs propos manifestaient une volonté d’avancer dans la pratique du théâtre, de ne pas s’emprisonner dans des façons de faire anciennes. Et une fois sur le plateau, toute la pertinence dramaturgique d’avant avait disparu. Leur façon de jouer était très académique, aux antipodes de leurs prises de parole. Non, la dramaturgie ne produit pas automatiquement du jeu. A l’inverse, j’ai vu des « sauvages » en discours, des « incultes », des « radicalement inaptes à la discussion », des rétifs à toute histoire du théâtre monter sur le plateau et produire un jeu formidablement neuf. Le jeu produisait une dramaturgie nouvelle. Pour le dire autrement, ici le corps de l’acteur, sa pulsion est plus « intelligente » que son cerveau. Il y a une intelligence du faire qui ne passe pas par l’intelligence du dire. C’était aussi pour moi une façon de souligner que le dramaturge dans une équipe n’est pas la référence dernière. Son discours aussi brillant soit-il ne produit pas automatiquement du jeu (parfois l’acteur n’arrive pas à produire dans son corps ce que demande la dramaturgie). Mais chaque fois qu’un acteur joue, il dégage des formes de dramaturgie qu’il faudrait idéalement que le dramaturge puisse décoder. Pour moi, la dramaturgie n’est pas seulement une pratique d’avant la répétition. C’est aussi un déchiffrement à vif de ce qui se passe sur le plateau quand on répète.
Quant au rapport pensée/ réel, oui le pensé peut être beaucoup plus riche en possibles que le réel. On touche par la pensée à des réels qu’on ne peut pas physiquement atteindre. Par la pensée, je peux envisager ce que je ne suis pas, ce que je n’ai pas vécu, ce qui me manque, ce qu’est l’Autre ou même ce qui n’existe pas. Mais il arrive aussi que le réel soit là et que la pensée le nie. Il ne faut pas oublier que l’aveuglement est une propriété de la pensée. L’autre jour, j’ai lu qu’un dirigeant maoïste de 68, par ailleurs brillant intellectuel, estimait à l’époque que le mouvement étudiant n’avaient aucune importance parce qu’il était contraire à la théorie marxiste. Là, clairement, la pensée prenait du retard sur le réel.

RC
Ce que tu dis sur les comédiens si justes et inventifs à la table et conventionnels au plateau est d'ailleurs au cœur d'un constat sans appel: les écrits sur le théâtre vieillissent moins que le jeu ou la mise en scène. Ce que dit Vitez est génial mais regarder ses quatre Molière aujourd'hui est assez cuisant. Jouvet parle toujours juste mais les enregistrements de lui dans L'École des Femmes par exemple vieillissent mal. Pour moi qui ai fait l'École Dullin, le lire est un ravissement mais l'entendre en audio dans L'Avare ne l'est pas.

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