Le rendez-vous manqué de Dullin : Paul Claudel. Il pense monter Tête d’or en 1902, mais y renonce pour des raisons financières. En 38, il doit mettre en scène L’Annonce faite à Marie au Français, mais il finit par se brouiller avec Claudel notamment sur la question de la musique. Claudel voulait choisir lui-même le compositeur estimant que ce choix relève d’un privilège de la poésie et du texte. Dullin estime que c’est un privilège de la mise en scène. Rupture. Malgré la grande estime que Dullin porte à Claudel, il ne montera finalement aucune œuvre de lui.
Jean-Marie Piemme, Accents toniques, Journal de théâtre 1973-2017, Editions Alternatives théâtrales, 2017, page 131
RC
J'ai été élève à l'École Dullin et j'ai rencontré Charles Charras, dernier secrétaire de Dullin... il m'a raconté une anecdote amusante au sujet de Dullin qui voulait un décor de Picasso. Picasso était d'accord mais il ne se mettait pas au travail. Les répétitions avançaient et toujours pas de décor. Un jour Dullin va voir Picasso pour lui demander s'il avait avancé, et rien. Alors Dullin le menace « je ne partirai pas d'ici avant d'avoir mon décor ». Picasso est en colère d'être forcé, empêché, coincé. Il saisit une feuille de papier, en fait une boule et la lance à Dullin « tiens, le voilà ton décor! ». Et Charras conclut « et nous avons eu du papier froissé comme décor! »
JMP
La genèse des idées au théâtre est souvent surprenante, tortueuse, opportuniste, on peut empiriquement le constater. Mais ce qui est plus obscur c’est de reconstituer la structure mentale de quelqu’un qui transforme un détail, une remarque incidente, un comportement en une idée. Comment la cervelle, la sensibilité sont-elles constituées à ce moment-là pour que l’étincelle hasardeuse mette le feu aux poudres des idées ?
RC
N'est-ce pas la fameuse dynamique de l'accident, ce moment où l'acteur en répétition se trompe, ne fait pas du tout ce qui était prévu et où le metteur en scène s'illumine « c'est formidable ça, on garde! » ? J'ai très souvent conservé des propositions accidentelles. N'est-ce pas justement encore et toujours le mécanisme de la distance qui se reproduit? Un objet qui tombe au mauvais moment, une sortie effectuée à la mauvaise réplique, un problème avec le costume qui va réveiller, secouer, venir gratouiller le metteur en scène installé dans ses marques? En un instant, la scène est relue, révélée car X a fait tomber sa fourchette ou que Y est sorti là où ce n'était pas du tout prévu. Le cerveau humain est étonnamment lent ou rapide selon les personnes et les situations et il y a des instants où la justesse se raconte si bien que la qualité du metteur en scène ne sera pas de construire mais plutôt d'accueillir l'instant.
JMP
Accueillir l’instant est en effet une caractéristique première de metteur en scène dans la mesure où son travail consiste à regarder des propositions d’acteurs. A l’école, j’ai souvent vu des étudiants metteurs en scène ne regarder que leur idée sans réellement voir le comédien. Ils n’accueillaient pas l’instant. S’il y a un secret dans la direction d’acteur c’est bien celui-là : comment capter l’instant. Mais c’est valable aussi pour l’acteur au travail ou pour l’auteur au travail. Comment rester attentif à ce qui passe, au furtif, à l’apparemment non pertinent? Comment rendre productif le surgissement hasardeux d’on ne sait quoi?