Avec Berdine Nusselder, conversation autour de la pièce de Sartre La Putain respectueuse. Il est question que Berdine ait à jouer le rôle de Lizzie. On s’interroge sur l’usage des mots racistes dans la pièce. La pièce de Sartre, on le sait, dénonce catégoriquement le racisme américain des années 40. (La pièce est écrite en 1947). La dénonciation est sans ambiguïté. Mais, à maintes reprises, Sartre se sert du mot « nègre », et, dans sa structure, la pièce réduit le rôle du « nègre » à une persécution par le complot des blancs. Si l’actrice joue au mieux Lizzie prononçant le mot « nègre », ne risque-t-elle pas d’apporter un peu de légitimité à l’insulte raciste ? L’inquiétude qu’on peut avoir est fondée. Chaque fois que l’on donne corps à une insulte raciste même dans un contexte de dénonciation du racisme, ne ravive-t-on pas malgré soi la charge d’humiliation que le mot contient ? Qui refuse le mot lui suppose quand même une proximité mentale avec la chose. En disant le mot « nègre », même dans le cadre d’une pièce visiblement antiraciste, même comme élément du langage d’un raciste affiché, ne fait-on pas naître, quoi qu’on en dise, le spectre de ce qu’on récuse ?
Jean-Marie Piemme, Accents toniques 2 et Accents toniques 3, 2017-2021. (Inédits)
RC
En fin d'article tu conclues avec la question: "quel type d'écriture scénique concevoir pour que les mots incriminés apparaissent non comme le vocabulaire spontané du personnage, mais comme la citation d'un discours social qui appelle le jugement du spectateur?". Je ne suis pas sûr de comprendre pourquoi il faudrait que les mots incriminés n'apparaissent pas comme vocabulaire spontané du personnage. Un propos, qu'il soit consciemment insultant ou non pour le personnage locuteur, peut être dit et le spectateur peut s'en débrouiller en décidant lui-même si le personnage est blâmable ou non, non? J'ai l'impression que c'est la résonance du mot avec la société qui appelle le jugement du spectateur, et donc dans la bouche d'un personnage, le mot peut être à la fois dans son vocabulaire et appeler au jugement, non? Un personnage raciste n'a jamais glorifié le racisme, surtout si le spectateur accepte de le critiquer. En ce sens, il me semble qu'une pièce qui ferait l'éloge d'un personnage raciste, par exemple, n'est pas un éloge du racisme si elle est vue par un public qui sait voir le terrible dans cette glorification, et ne prend pas simplement un propos raciste pour une prise de position de l'auteur. Qu'en dis-tu?
JMP
Sur les mots du racisme, une question me vient immédiatement à l’esprit : peut-on écrire sans point de vue ? Je ne sais pas si je t’ai raconté l’anecdote suivante : un soir à Bruxelles au théâtre national se donne un spectacle qui reprend l’histoire d’un missionnaire au Congo belge, qui explique et justifie la colonisation du point de vue du missionnaire. L’acteur est seul en scène, comme un conférencier. C’est un acteur remarquable, redoutable de sincérité. Le metteur en scène est un jeune type plein de talent, homme de gauche, qui pense donc le contraire de ce que raconte le personnage. Dans le spectacle (sauf à l’extrême fin) cette divergence n’est pas présente. Je suis assis assez près de la scène. A côté de moi une famille père, mère, enfants jeunes ados. La mère se félicite d’enfin entendre quelque de chose de vrai sur la colonisation et sur le rôle héroïque des pères blancs d’Afrique. Visiblement, le couple a emmené ses enfants à des fins d’édification spirituelle. Pour ce couple, la vérité subjective du récit est devenue la vérité objective de la réalité. Le point de vue critique n’apparaissait qu’à l’extrême fin dans un acte théâtral que la « foi » du couple pouvait parfaitement ne pas voir. J’avoue que ce spectacle m’a mis mal à l’aise. Faire entendre la parole ennemie toute crue me parait impossible. On peut certes éviter le schématisme ou de téléphoner une morale, mais on ne peut pas éluder la question du point de vue. On ne peut pas se laver les mains en disant : au public de prendre ses responsabilités. Sartre utilise le mot « nègre » à foison. C’est le vocabulaire des racistes. A l’époque le mot est socialement admis par les blancs et tolérés par les noirs. (Personne ne leur a demandé s’ils étaient heureux d’être désignés péjorativement). Le langage d’un raciste dans une pièce ne peut pas être éludé, euphémisé, mais il ne doit pas non plus être martelé. Le mot interdit, même énoncé pour la bonne cause, garde sa résonance, il est maintenu en vie sous couvert de dénonciation, et à trop accumuler ce type de mots on en arrive peut-être à les légitimer sans le vouloir. Donc oui le mot peut être dit ( avec une certaine prudence quand même, car si on les accumule, ces mots, si on les fait trop entendre, qu’est-ce qui parle dans l’accumulation? le réalisme ou une adhésion inconsciente au « plaisir » des insultes racistes?) et susciter un jugement possible du spectateur à condition que le point de vue critique se manifeste quelque part: dans la composition du personnage, dans le trajet du texte, dans la façon de jouer, dans la façon de mettre en scène, etc. Pour revenir au cas de Sartre, mettre un costume des années 40 (par exemple) au personnage qui dit les mots racistes permet de situer socialement l’usage du mot, donc de montrer que le mot appartient à une époque. Le même mot dans un costume d’aujourd’hui prend un autre sens : le mot s’en trouve naturalisé, il devient un mot de toujours, donc un mot naturel. La question de la construction sociale du racisme ne se pose alors plus. Laisser la liberté au spectateur devant le mot suppose qu’on lui donne le choix de ne pas adhérer au mot. Si le spectateur n’a que le choix d’adhérer au mot, où est sa liberté?
RC
Je comprends ce que tu me dis sur la question du point de vue mais je m'inquiète tout de même. Les récents mouvements dits « cancel culture » et « woke », sous couvert de lutter contre l'appropriation culturelle et les discriminations, grignotent terriblement la liberté de dire et de penser, surtout si on utilise le point de vue blâmable pour aborder un sujet. En ce sens, un regard tranché sur toutes ces questions confine parfois à la bêtise. Si l'on doit parler du racisme strictement pour le dénoncer et non comme un élément qui ferait partie d'un personnage, d'une époque ou d'une société, ne sommes-nous pas condamnés à verser irrémédiablement dans le moralisateur? Évidemment, et tu le pointes dans ton anecdote, la répétition incessante de termes créé une accoutumance dangereuse et à moins de les dénoncer, devient une potentielle propagande. Mais je n'oublie pas que le texte de théâtre est incomplet sans la représentation. Peut-être est-ce à elle de savoir corriger le tir. Il y a des propos sexistes et racistes dans Molière, qui vit dans une société raciste et sexiste, mais on peut chercher à traiter ces questions à la mise en scène. Cette année j'ai l'immense plaisir de monter Les Femmes Savantes avec des élèves. La pièce est formidable et même si je la connais depuis longtemps, j'ai fait une analyse dramaturgique conséquente cet été. Le sujet peut paraître sexiste avec un titre qui semble indiquer qu'on va se moquer des femmes qui étudient. Pourtant, Molière ne fait que prendre un schéma comique de la savante pédante, courant à l'époque. Il aura affublé de vices bien plus d'hommes que de femmes dans ses pièces. Le croire strictement sexiste est un non-sens. Dans Les Femmes Savantes, le clan dit "des hommes" (à une Henriette et une Martine près) combat celui "des femmes" (à un Trissotin près). Les arguments des hommes, courants pour l'époque, nous apparaissent scandaleux aujourd'hui: empêcher les femmes d'étudier, inadmissible! Et je suis bien entendu contre ce genre de propos. Pourtant, je remarque deux choses:
- les remarques sexistes des hommes sont les marques des blessures profondes, moins des philosophies que des mesquineries vengeresses.
- le sexisme est un moyen de rééquilibrer la pièce aujourd'hui, en la voyant comme un combat à armes égales, plutôt que de partir du présupposé qu'il y a la raison d'un côté et l'extravagance de l'autre. Je vais m'attacher, à la mise en scène, à laisser exister les deux points de vue sans décider que l'un ou l'autre soit bon ou mauvais. Le spectateur tranchera, ou simplement fera peut-être la part des choses entre des propos et une idéologie.
Ainsi, la représentation aujourd'hui de ce texte qui contient précisément des mots sexistes est une opportunité de regarder autrement la pièce, de façon même plus subtile, plus nuancée qu'à sa création. C'est la mise en scène, mais aussi le public qui vont décaler le regard sur le texte.
JMP
Je crois en effet que la mise en scène peut produire un point de vue qui met un texte ou des parties de texte ou des comportements de personnages en visibilité, c’est-à-dire qui permet au spectateur de se placer à distance, d’éprouver la distance qui peut le séparer des situations qu’il voit et des mots qu’il entend. Cette mise à distance n’est pas pour autant moralisatrice. La moralisation consiste à pointer un mal et se donnant le bénéfice d’être dans le camp du bien. Quand le moralisateur désigne le mal, cette désignation a pour effet secondaire de le placer du bon côté de la frontière. Le moralisateur écrit ou met toujours en scène la figure du diable — qu’il faut combattre, dit-il. Le point de vue dont je parle cherche à éviter la figure du diable (quel que soit le contenu réel de la métaphore) en pointant les contradictions, en les multipliant, en considérant que la contradiction n’est pas le défaut qu’il faudrait éliminer pour être vraiment humain, mais au contraire une vertu de la vie, quelque chose qui empêche tout système de se boucler sur lui-même. La contradiction, c’est l’anti-enfermement. Tant qu’on est contradictoire, on est en vie. Seul le cadavre témoigne d’une rationalité parfaite et poussière il retourne à la poussière. A ce niveau premier, il faut superposer un second : un regard peut être porté sur ces contradictions. On peut montrer que certaines ont des issues plus intéressantes, plus productives, plus humaines, que d’autres. Shakespeare qui n’a rien de moralisateur fait mourir Macbeth et Lady Macbeth et Richard III : leurs contradictions ont ravagé le monde et les ont menés dans le mur. Le point de vue s’exprime ici par l’échec. La mise à distance peut se loger dans une situation, un trajet de personnage, une tonalité particulière (le rire, par exemple).