mardi 28 juin 2022

De l’usage de termes discriminants

Avec Berdine Nusselder, conversation autour de la pièce de Sartre La Putain respectueuse. Il est question que Berdine ait à jouer le rôle de Lizzie. On s’interroge sur l’usage des mots racistes dans la pièce. La pièce de Sartre, on le sait, dénonce catégoriquement le racisme américain des années 40. (La pièce est écrite en 1947). La dénonciation est sans ambiguïté. Mais, à maintes reprises, Sartre se sert du mot « nègre », et, dans sa structure, la pièce réduit le rôle du « nègre » à une persécution par le complot des blancs. Si l’actrice joue au mieux Lizzie prononçant le mot « nègre », ne risque-t-elle pas d’apporter un peu de légitimité à l’insulte raciste ? L’inquiétude qu’on peut avoir est fondée. Chaque fois que l’on donne corps à une insulte raciste même dans un contexte de dénonciation du racisme, ne ravive-t-on pas malgré soi la charge d’humiliation que le mot contient ? Qui refuse le mot lui suppose quand même une proximité mentale avec la chose. En disant le mot « nègre », même dans le cadre d’une pièce visiblement antiraciste, même comme élément du langage d’un raciste affiché, ne fait-on pas naître, quoi qu’on en dise, le spectre de ce qu’on récuse ?

Jean-Marie Piemme, Accents toniques 2 et Accents toniques 3, 2017-2021. (Inédits)


RC
En fin d'article tu conclues avec la question: "quel type d'écriture scénique concevoir pour que les mots incriminés apparaissent non comme le vocabulaire spontané du personnage, mais comme la citation d'un discours social qui appelle le jugement du spectateur?". Je ne suis pas sûr de comprendre pourquoi il faudrait que les mots incriminés n'apparaissent pas comme vocabulaire spontané du personnage. Un propos, qu'il soit consciemment insultant ou non pour le personnage locuteur, peut être dit et le spectateur peut s'en débrouiller en décidant lui-même si le personnage est blâmable ou non, non? J'ai l'impression que c'est la résonance du mot avec la société qui appelle le jugement du spectateur, et donc dans la bouche d'un personnage, le mot peut être à la fois dans son vocabulaire et appeler au jugement, non? Un personnage raciste n'a jamais glorifié le racisme, surtout si le spectateur accepte de le critiquer. En ce sens, il me semble qu'une pièce qui ferait l'éloge d'un personnage raciste, par exemple, n'est pas un éloge du racisme si elle est vue par un public qui sait voir le terrible dans cette glorification, et ne prend pas simplement un propos raciste pour une prise de position de l'auteur. Qu'en dis-tu?

JMP
Sur les mots du racisme, une question me vient immédiatement à l’esprit : peut-on écrire sans point de vue ? Je ne sais pas si je t’ai raconté l’anecdote suivante : un soir à Bruxelles au théâtre national se donne un spectacle qui reprend l’histoire d’un missionnaire au Congo belge, qui explique et justifie la colonisation du point de vue du missionnaire. L’acteur est seul en scène, comme un conférencier. C’est un acteur remarquable, redoutable de sincérité. Le metteur en scène est un jeune type plein de talent, homme de gauche, qui pense donc le contraire de ce que raconte le personnage. Dans le spectacle (sauf à l’extrême fin) cette divergence n’est pas présente. Je suis assis assez près de la scène. A côté de moi une famille père, mère, enfants jeunes ados. La mère se félicite d’enfin entendre quelque de chose de vrai sur la colonisation et sur le rôle héroïque des pères blancs d’Afrique. Visiblement, le couple a emmené ses enfants à des fins d’édification spirituelle. Pour ce couple, la vérité subjective du récit est devenue la vérité objective de la réalité. Le point de vue critique n’apparaissait qu’à l’extrême fin dans un acte théâtral que la « foi » du couple pouvait parfaitement ne pas voir. J’avoue que ce spectacle m’a mis mal à l’aise. Faire entendre la parole ennemie toute crue me parait impossible. On peut certes éviter le schématisme ou de téléphoner une morale, mais on ne peut pas éluder la question du point de vue. On ne peut pas se laver les mains en disant : au public de prendre ses responsabilités. Sartre utilise le mot « nègre » à foison. C’est le vocabulaire des racistes. A l’époque le mot est socialement admis par les blancs et tolérés par les noirs. (Personne ne leur a demandé s’ils étaient heureux d’être désignés péjorativement). Le langage d’un raciste dans une pièce ne peut pas être éludé, euphémisé, mais il ne doit pas non plus être martelé. Le mot interdit, même énoncé pour la bonne cause, garde sa résonance, il est maintenu en vie sous couvert de dénonciation, et à trop accumuler ce type de mots on en arrive peut-être à les légitimer sans le vouloir. Donc oui le mot peut être dit ( avec une certaine prudence quand même, car si on les accumule, ces mots, si on les fait trop entendre, qu’est-ce qui parle dans l’accumulation? le réalisme ou une adhésion inconsciente au « plaisir » des insultes racistes?) et susciter un jugement possible du spectateur à condition que le point de vue critique se manifeste quelque part: dans la composition du personnage, dans le trajet du texte, dans la façon de jouer, dans la façon de mettre en scène, etc. Pour revenir au cas de Sartre, mettre un costume des années 40 (par exemple) au personnage qui dit les mots racistes permet de situer socialement l’usage du mot, donc de montrer que le mot appartient à une époque. Le même mot dans un costume d’aujourd’hui prend un autre sens : le mot s’en trouve naturalisé, il devient un mot de toujours, donc un mot naturel. La question de la construction sociale du racisme ne se pose alors plus. Laisser la liberté au spectateur devant le mot suppose qu’on lui donne le choix de ne pas adhérer au mot. Si le spectateur n’a que le choix d’adhérer au mot, où est sa liberté?

RC
Je comprends ce que tu me dis sur la question du point de vue mais je m'inquiète tout de même. Les récents mouvements dits « cancel culture » et « woke », sous couvert de lutter contre l'appropriation culturelle et les discriminations, grignotent terriblement la liberté de dire et de penser, surtout si on utilise le point de vue blâmable pour aborder un sujet. En ce sens, un regard tranché sur toutes ces questions confine parfois à la bêtise. Si l'on doit parler du racisme strictement pour le dénoncer et non comme un élément qui ferait partie d'un personnage, d'une époque ou d'une société, ne sommes-nous pas condamnés à verser irrémédiablement dans le moralisateur? Évidemment, et tu le pointes dans ton anecdote, la répétition incessante de termes créé une accoutumance dangereuse et à moins de les dénoncer, devient une potentielle propagande. Mais je n'oublie pas que le texte de théâtre est incomplet sans la représentation. Peut-être est-ce à elle de savoir corriger le tir. Il y a des propos sexistes et racistes dans Molière, qui vit dans une société raciste et sexiste, mais on peut chercher à traiter ces questions à la mise en scène. Cette année j'ai l'immense plaisir de monter Les Femmes Savantes avec des élèves. La pièce est formidable et même si je la connais depuis longtemps, j'ai fait une analyse dramaturgique conséquente cet été. Le sujet peut paraître sexiste avec un titre qui semble indiquer qu'on va se moquer des femmes qui étudient. Pourtant, Molière ne fait que prendre un schéma comique de la savante pédante, courant à l'époque. Il aura affublé de vices bien plus d'hommes que de femmes dans ses pièces. Le croire strictement sexiste est un non-sens. Dans Les Femmes Savantes, le clan dit "des hommes" (à une Henriette et une Martine près) combat celui "des femmes" (à un Trissotin près). Les arguments des hommes, courants pour l'époque, nous apparaissent scandaleux aujourd'hui: empêcher les femmes d'étudier, inadmissible! Et je suis bien entendu contre ce genre de propos. Pourtant, je remarque deux choses:
- les remarques sexistes des hommes sont les marques des blessures profondes, moins des philosophies que des mesquineries vengeresses.
- le sexisme est un moyen de rééquilibrer la pièce aujourd'hui, en la voyant comme un combat à armes égales, plutôt que de partir du présupposé qu'il y a la raison d'un côté et l'extravagance de l'autre. Je vais m'attacher, à la mise en scène, à laisser exister les deux points de vue sans décider que l'un ou l'autre soit bon ou mauvais. Le spectateur tranchera, ou simplement fera peut-être la part des choses entre des propos et une idéologie.
Ainsi, la représentation aujourd'hui de ce texte qui contient précisément des mots sexistes est une opportunité de regarder autrement la pièce, de façon même plus subtile, plus nuancée qu'à sa création. C'est la mise en scène, mais aussi le public qui vont décaler le regard sur le texte.

JMP
Je crois en effet que la mise en scène peut produire un point de vue qui met un texte ou des parties de texte ou des comportements de personnages en visibilité, c’est-à-dire qui permet au spectateur de se placer à distance, d’éprouver la distance qui peut le séparer des situations qu’il voit et des mots qu’il entend. Cette mise à distance n’est pas pour autant moralisatrice. La moralisation consiste à pointer un mal et se donnant le bénéfice d’être dans le camp du bien. Quand le moralisateur désigne le mal, cette désignation a pour effet secondaire de le placer du bon côté de la frontière. Le moralisateur écrit ou met toujours en scène la figure du diable — qu’il faut combattre, dit-il. Le point de vue dont je parle cherche à éviter la figure du diable (quel que soit le contenu réel de la métaphore) en pointant les contradictions, en les multipliant, en considérant que la contradiction n’est pas le défaut qu’il faudrait éliminer pour être vraiment humain, mais au contraire une vertu de la vie, quelque chose qui empêche tout système de se boucler sur lui-même. La contradiction, c’est l’anti-enfermement. Tant qu’on est contradictoire, on est en vie. Seul le cadavre témoigne d’une rationalité parfaite et poussière il retourne à la poussière. A ce niveau premier, il faut superposer un second : un regard peut être porté sur ces contradictions. On peut montrer que certaines ont des issues plus intéressantes, plus productives, plus humaines, que d’autres. Shakespeare qui n’a rien de moralisateur fait mourir Macbeth et Lady Macbeth et Richard III : leurs contradictions ont ravagé le monde et les ont menés dans le mur. Le point de vue s’exprime ici par l’échec. La mise à distance peut se loger dans une situation, un trajet de personnage, une tonalité particulière (le rire, par exemple).

De l’usage de la culture et de l’intelligence

La culture ne peut pas être considérée comme un donné positif en soi. Il faut plutôt la concevoir comme l’enjeu d’un combat sans fin. Car, sans même parler d’un usage de la culture comme arme de pouvoir, ne connaissons-nous pas mille exemples de culture inopérante, inutile? La culture de Céline a-t-elle empêché son antisémitisme virulent? L’intelligence philosophique de Heidegger l’a-t-elle préservé de la tentation nazie? L’immense culture d’Aragon lui a-t-elle évité d’avaler les couleuvres du stalinisme? N’y a-t-il pas une culture de droite et même d’extrême-droite? Dans les années 20 et 30, Léon Daudet, Drieu La Rochelle, Charles Maurras, Robert Brasillach, le Giraudoux de Pleins pouvoirs étaient-ils des hommes incultes? Et des gens de haute culture qui ne sont que des chiens de garde ou même des chiens tout court, on en connaît, non?

Jean-Marie Piemme, Accents toniques 2 et Accents toniques 3, 2017-2021. (Inédits)


RC
À juste titre, tu pointes le fait que l'extrême-droite abonde en personnes cultivées mais que cela ne les empêchent pas d'avoir les idées qu'elles ont. C'est que, je crois, la culture est un outil, et qu'un diplôme ou quelques œuvres lues, vues, étudiées et même comprises ou ressenties ne dispensent pas d'un exercice de digestion, reformulation, appropriation du propos. En outre, il faut un peu d'honnêteté intellectuelle, mais aussi de la rigueur, de la précision, de la nuance. En ce moment un énergumène essaie en France de rentrer dans la course à la présidentielle en assénant de soi-disant analyses de société fondées notamment sur l'Histoire. Il n'a pas peur de dire des énormités, de regarder l'Histoire à sa manière pour qu'elle entre en cohérence avec le discours haineux et clivant qu'il veut nous faire passer pour l'opinion générale. On en attend plus d'un homme aussi médiatisé. On voudrait de la nuance, de la dentelle, un jeu d'équilibriste. Des universitaires passent des années à fouiller pour oser dire, avec précautions et références à l'appui, quelque chose qui se veut juste. Lui, l'énergumène, dit n'importe quoi pourvu que cela flatte un certain électorat. J'ai déjà vu ce phénomène avec d’autres politiques par le passé: peu importe ce qu'on dit si les gens sont prêts à l'accepter. Et même démentie le lendemain dans un grand quotidien, cela ne change rien: le ver est dans le fruit et l'information, qu'elle soit fausse, maladroite ou sans nuance vaut parce qu'elle a été affirmée avec l'aplomb du dogme. En ce sens, il me semble que la culture, outil formidable, si elle est utile à tous, nécessite un traitement personnel, et peu même devenir dangereuse entre les mains d'arrivistes.

JMP
Je partage ton avis : elle ne sert à rien ou pire elle mène dans le mur si elle ne fait pas l’objet d’une appropriation personnelle et d’une mise en relation avec des éléments du réel. D’une certaine façon, la culture est impuissante devant la croyance. C’est tout le problème de l’aveuglement de l’intelligence et de la raison face à « la foi qui soulève les montagne ». La culture ne suffit pas, il faut encore arriver à faire quelque chose de sa culture, à la faire travailler vers le doute, le questionnement, la précision, la nuance et ne pas en faire un lieu d’enfermement sur des privilèges et un mode de justification de la hiérarchie sociale.

RC
Cela me rappelle ce que nous avions échangé sur l'accès à l'éducation culturelle et la curiosité. La première est une opportunité mais elle ne suffit pas s'il n'y a pas la seconde pour entretenir, bousculer, créer du mouvement, de la pensée.

mardi 21 juin 2022

De l’écriture (3)

J’aime l’idée qu’à la place d’une phrase on aurait pu en écrire une autre. J’aime cette liberté-là. Ce fantasme de liberté-là, car il va de soi que la pratique réelle est plus modeste que l’ambition théorique. Je sens chez moi, constamment au travail, une tentation de l’arbitraire, une volonté de jouer avec le virtuel, de fixer du réel par du virtuel. Je n’aime pas être impliqué, immergé, prisonnier dans l’écriture. Ou, pour être plus exact, dans l’immersion, j’ai besoin d’installer un écart, un jeu, au sens où l’on dit qu’une vis joue, qu’elle a du jeu. Elle ne fixe pas comme elle devrait fixer. Écrivant, je ne veux pas être fixé comme il faudrait l’être. Je suis donc un « attentif-dissipé ». Exactement ce que j’étais à l’école. Ce que je lis me lasse vite (même si c’est passionnant), ce que j’écris me lasse vite (même si le résultat me paraît acceptable). Donc, j’écris souvent plusieurs textes en même temps, je lis plusieurs livres en même temps. Rarement de la première à la dernière page. J’ai besoin que la nécessité de l’écriture (car j’en ai un besoin vital) m’apparaisse sous les dehors de l’arbitraire. J’écris « ceci », mais je pourrais aussi écrire « autre chose ». Je refuse l’idée du mot sacré, de la phrase sacrée, de la sacralisation de l’écriture. Toute sacralisation a une odeur de religion et je n’aime pas cette odeur-là.

Jean-Marie Piemme, Accents toniques 2 et Accents toniques 3, 2017-2021. (Inédits)


RC
Je suis frappé par cette liberté, ce jeu (celui de la vis!) dont tu parles. J'ai tellement l'impression que l'écriture s'impose à moi, que le choix de la phrase est illusion, que les choses, si elles peuvent effectivement sembler arbitraires, sont en fait comme cela et pas autrement. Pourtant, je suis partant pour modifier, adapter, couper; il est question qu'une équipe monte une de mes pièces l’année prochaine, j'ai déjà dit que j'étais d'accord pour d'éventuelles modifications pourvu qu'on en parle, que je les valide. Récemment une lecture publique d’une autre de mes pièces et une spectatrice me demande si je voudrais changer le texte aujourd'hui... Je réponds que je le ferais volontiers si une équipe me le demande, pour les besoins de la représentation. Je ne crois pas à l'immobilité du texte et pouvoir dialoguer entre metteur en scène et auteur est chance pour les deux partis. Mais s'il n'y a pas d'axe de mise en scène, d'autre point de vue que le mien, modifier mes textes me pétrifie. Pourtant je suis suffisamment méticuleux pour regarder les mots de près, mais j'ai l'impression que les mots écrits, sortis dans l'émoi du rythme, dans l'instant présent de l'écriture, sont bien là où ils sont. A-t-on besoin des autres pour regarder autrement? J'ai souvent remarqué que voir mes propres spectacles avec du public changeait mon regard sur le projet, comme si la simple présence du spectateur me permettait de remettre en jeu mon travail. Idem quand j'envoie un texte à un proche, le simple fait de cliquer sur "envoyer" pour faire partir le mail avec la pièce jointe, et déjà je suis capable de regarder autrement le texte duquel je ne savais plus que dire l'instant d'avant...

JMP
En ce qui me concerne, tu l’as compris, j’éprouve un réel plaisir à pouvoir bouger dans ce que j’écris. Ecrire, reprendre, reformuler; en reformulant découvrir des nuances de pensées, des embryons de formes inexploitées; repartir, redémarrer, ne pas être complètement emprisonné dans la formulation ou l’idée. Il ne s’agit pas d’une recherche de perfection de la pensée ou d’une recherche de forme parfaite, il s’agit de mouvement, de garder la phrase, la pensée en mouvement, de prendre plaisir à la variation. C’est une ligne d’horizon, bien sûr. Dans la réalité, la représentation ou la publication achèvent souvent la pièce. Et l’arbitraire souvent se présente sous la forme de la nécessité. On colle à ce qu’on écrit. Mais le temps qui passe, ou d’autres circonstances de la vie peuvent créer une fissure, une brèche dans ce qui est écrit et laisser apparaître d’autres possibles, ce qui contredit la nécessité. Ou alors il faut reconnaître que c’était la nécessité de cet instant-là. Il est sûr que me positionnant de cette façon, je conçois l’écriture comme un jeu plus que je n'y vois une expression du moi. Un jeu qui rencontre l’écriture théâtrale là où elle oblige à assumer la parole de personnages différents voire contradictoires. Et dans ce jeu de déplacement, il est vrai que le regard, l’écoute de l’Autre ont leur importance. Je parle bien de regard, d’écoute. Je ne parle pas de l’avis des autres, de leurs opinions sur le texte, de leur jugement. Je m’identifie à leur regard, à leur écoute, à leur corps et, dans ce déplacement de moi-même, je découvre des ressources pour remettre le texte en mouvement. Le corps d’un comédien, d’une comédienne, leur souffle, les pulsions qui les traversent, leur singularité me déplacent, m’ouvrent des portes nouvelles ou me donnent l'occasion de creuser plus avant les chemins pris. Lorsque la demande vient d’un metteur en scène, la situation est plus délicate. Il faut évaluer la pertinence de la demande du point de vue du spectacle (ce qui suppose qu’on puisse la refuser, notamment quand on pressent de la demande vient de l’incapacité créative du metteur en scène); mais si la demande semble justifiée, il faut encore arriver à l’intérioriser pour la rencontrer. On n’écrit pas « de l’extérieur »

RC
Bien entendu, il y a ce risque que la demande de modification vienne d'une incompréhension ou d'une paresse du metteur en scène, et je suis d'accord avec toi sur le danger de la coupe ou de l'adaptation pour pallier cela. Ta formule "intérioriser pour la rencontrer" me parle. En tant qu'adaptateur et metteur en scène, j'ai dû parfois modifier ma dramaturgie car des coupes ôtaient une dimension et il fallait retomber sur mes pattes; dans ce cas de figure, j'ai dû décaler mon regard pour accepter d'oublier ce que j'avais coupé et prendre le nouveau texte tel qu'il est après la coupe. En tant qu'auteur, couper ou modifier du texte imposera effectivement une double cohérence: que la demande du metteur en scène ait du sens et que je me l'approprie. Mais je trouve justement troublant qu'une demande extérieure puisse potentiellement m'inviter à regarder mon texte différemment, voire même à y voir une opportunité de raconter autrement, raconter plus, raconter ailleurs.

De la tonicité

Mais ivre, Puntila est au meilleur de lui-même, il est drôle, vif, aérien, intelligent, humain. Sa soulerie est tonique.

Jean-Marie Piemme, Accents toniques 2 et Accents toniques 3, 2017-2021. (Inédits)


RC
Tu dis à propos de Puntila: « sa soulerie est tonique ». La première fois que je lis ce mot de « tonique » dans tes Accents... Depuis le début de ma lecture, je me questionne sur le sens du titre: qu'est-ce que cela désigne dans ta démarche? Comment en es-tu venu à donner ce titre? N'ayant pas spécifiquement la réponse, j'ai cherché à ressentir ces « accents » dans la lecture, voir ce que cela pouvait me raconter. Sans succès, j'ai laissé le titre à sa place de titre, formule pour la séduction. Et voici que tu associes le tonique à l'ivresse, le lâcher-prise, la générosité. Tes Accents Toniques sont-ils des instants de franc-parler, de vérité sur toi-même? L'ivresse, je l'associe immanquablement au théâtre... Tes Accents sont-ils ceux du/des langages du plateau? Une ivresse citoyenne, rituelle, politique? Le Tonique est-il une marque de tonus, d'énergie vitale, de fourmillement de la pensée, des regards vifs et multiples sur le monde? Les Accents Toniques sont-ils ceux des acteurs ringards comme de ceux, brillants, qui revisitent la langue? Est-ce un appel à l'ivresse nécessaire pour regarder le monde avec d'autres yeux et la langue française, la nôtre, comme une langue étrangère à explorer? Est-ce la preuve qu'écrire a été et est toujours un moyen de se sentir vivant? L'accent est-il le trait qui colore les mots et donc le regard?

JMP
« Tonique », ça se décline sur deux registres: celui de la tonicité, du tonus, d’abord. C’est-à-dire une forme d’ivresse qui rend lucide. C’est un oxymore, et c’est tout l’intérêt de Puntila qui est un personnage oxymorique : ivre, il possède l’intelligence du monde. L’accent tonique vise à toucher « joyeusement » des façons de nager dans les eaux du temps actuel. « Joyeusement" ne renvoie pas ici à la plate rigolade télévisuelle ou à l’usage de substances particulières licites ou illicites. L’adverbe désigne une forme de jubilation de l’esprit et des sens, l’ivresse est une façon d’ouvrir l’œil et faire ouvrir l’œil, donc de procurer un plaisir par l’exercice du langage et l’exercice de la pensée. Mais l’accent tonique est aussi une propriété linguistique qui, dans le sens habituel, met en relief un mot, un son. Ici l’accent tonique est une mise en relief de pensées, de bouts de théorie, d’idées, de sensations, d’histoire(s), de biographie, etc. Ce sont comme des soulignements dans le texte continu de mon existence théâtrale et parfois de mon existence tout court.

lundi 13 juin 2022

De l’art et du politique

Eloge d’une citoyenneté spécifique. Posons-nous la question : y a-t-il une vie sociale sans imaginaire ? Y a-t-il des sociétés qui s’en tiennent à la factualité des choses, qui n’ont aucune accointance avec une imagerie du passé, qui ne se projettent pas dans un futur, qui ne jettent sur elles-mêmes aucun regard, qui n’ont de leurs actes aucune représentation ? Évidemment, non. L’imaginaire est constitutif de la vie en commun. On peut certes donner à la notion d’imaginaire des contenus variés : croyances, mythes, fable, « on-dit », religion, art etc., tous disent que la vie matérielle est tissée d’un ailleurs. Pour vivre, l’homme se déplace en lui-même, il fait un pas de côté, il se regarde dans l’œil du ciel, dans l’œil de ce qu’il appelle la tradition, dans l’œil des représentations qu’il se donne. Ça remonte à loin. À Lascaux, il y a près de 20 000 ans (j’arrondis, ne chicanez pas), quelqu’un (ou plusieurs) dessine aurochs, chevaux, cerfs, ours et un animal bizarre, quelque chose comme une licorne, sur la paroi d’une caverne. Prendre une portion du réel et la donner à voir, dans sa ressemblance et dans sa différence, car, de même que le mot « chien » n’aboie pas, un auroch (ou tout autre animal dessiné sur une paroi) n’est pas l’animal lui-même. Aujourd’hui, en projetant nos catégories actuelles sur un passé lointain, on qualifie d’art ce type d’actualité. Les pratiques artistiques sont au premier rang des pratiques qui travaillent l’imaginaire. Dans les formes artistiques, la société donne à lire quelque chose d’elle-même, de ce qu’elle a été, de ce qu’elle sera, de ses attentes, de ses blessures, de ses joies, de ses contradictions, de ses impasses, de ses espoirs. En tant qu’elles sont paroles sur le monde qui se font entendre dans des formes spécifiques, les créations artistiques relèvent du politique. Ce n’est pas une affaire de contenu. L’art n’a pas besoin de parler politique, luttes des classes, révolutions, prise du pouvoir, mouvements de masse (mais il ne lui est pas interdit de le faire, évidemment) pour être politique. C’est par son existence même que l’art relève du politique. Il faut le considérer comme un mode spécifique de perception du réel qui à la fois s’adosse au réel existant et contribue à le façonner en le questionnant, en le problématisant, en le critiquant, en l’anticipant. L’art contribue à ouvrir un ailleurs dans l’intelligence et dans la sensibilité. Il dit « tu vis ta vie, mais d’autres vies, d’autres façons de vivre sont possibles ». L’art nous arrache à l’unidimensionnalité de l’existence. À dix ans, beaucoup de choses sont possibles dans la vie d’un être humain, à vingt ans beaucoup de choses sont encore possibles, à quarante les possibilités se resserrent parce que des engagements dans des directions précises ont été pris, avec ou sans l’accord de qui les prend ; à soixante, les jeux sont faits. Mais par le biais des pratiques artistiques, je peux, au choix, avoir dix ans, vingt ans, quarante, soixante, davantage : l’art brise le carcan de ma vie obligée en me prêtant la force des vies possibles. Ce faisant, l’art œuvre politiquement à la construction d’une conscience sociale autrement que la politique. Le geste fondamental de la politique est le rassemblement. Le message implicite ou explicite des partis politiques est tendanciellement «rejoignez-moi et tout ira pour le mieux». La politique est fondamentalement fusionnelle. On le voit dans toutes les manifestations de charisme d’hommes ou de femmes politiques qui aspirent les foules, dans la volonté d’unification que manifestent les masses. L’art, comme art, exerce sa fonction politique à l’inverse. Son discours tendanciel est la division, division qui pointe toujours un autre possible, ou même l’impossible, qui multiplie les points de vue, les angles d’attaque, qui travaille à la multiplication des différences, des écarts, des pas de côté, bref qui fait fond sur la faille, le doute, l’incertain, le « plus complexe que ça », l’irrésolu, autant de mots qui désespèrent la politique. Ainsi, l’art est politique de ne pas être politique comme la politique. L’art est politique dans sa tension d’avec la politique. Le rassemblement d’une nation autour de principes fondamentaux (gardons pour l’instant ce terme en vie) est capital et justifie pleinement l’activité de la politique. Mais le geste d’« ouverture » de l’art ne l’est pas moins. Les pratiques artistiques doivent être envisagées comme des contrepouvoirs dans la mesure où elles contribuent à relativiser les prétentions à la vérité qu’affichent volontiers la religion et la politique. Ce faisant, elles contribuent, on l’a compris, à la santé de la démocratie.

Jean-Marie Piemme, Accents toniques 2 et Accents toniques 3, 2017-2021. (Inédits)


RC
Je suis intéressé ici par l'opposition entre l'art et la politique. La politique rassemble, tend vers l'union, le regard commun; l'art est une alternative, cherche la multiplicité des lectures. Cela me rappelle, dans nos échanges, ce que je te disais sur la place de l'artiste qui me semblait juste si elle est à la marge. Je donnais l'exemple de l'Iliade où Hélène, conteuse en retrait, est l'artiste, quand Hector, le héros en action, est le sujet. Ici on retrouve ce schéma où le « héros », l'agissant frontal, le sauveur, le besogneux, que sais-je, est la personnalité politique quand l'artiste offre une alternative, un regard différent, biaisé. Ta démonstration dévoile clairement ce que toute dictature craint dans la liberté artistique et comment l'art de propagande peut être un outil puissant. Je suis sensible également au fait que tu précises que l'art est politique par essence, et donc qu'elle n'a pas besoin d'aborder de questions directement politique pour l'être. Le politique n'est pas dans le sujet mais dans l'acte artistique. Aussi, fort de ces considérations, j'interprète le titre de l'article, et notamment le terme « spécifique », comme une incitation à impliquer plus le citoyen dans la démarche artistique (comme spectateur du moins) afin de l'impliquer plus dans LE politique et donc peut-être dans LA politique. Un écho à l'athénien de Périclès qui serait aussi bien spectateur averti que politicien amateur (aussi bien « qui aime » que « non-professionnel »)...? D'un point de vue tout à fait personnel, le terme « spécifique » me renvoie à mes Bouches à Nourrir où Tantale s'adressant aux dieux (tableau 4) utilise deux fois ce terme. La première fois pour désigner les ingrédients qui accompagnent la viande de son fils, le seconde pour désigner l'ensemble de ses préparations et bien entendu le ragoût de chair de son fils. Si le premier emploi indique un art culinaire, une maîtrise de la préparation, une minutie, cela ne fait que renforcer l'horreur de l'ironie du second emploi, où le terme prend le sens, pour le spectateur, de « marginal », « terrible », « choquant », etc. Le terme « spécifique » renvoie donc pour moi à une exactitude mais aussi à originalité particulièrement marquée. Il me semble que ce sont aussi deux sens que tu mets dans ton emploi du mot.

JMP
« Spécifique » qualifie la citoyenneté. Cela veut dire qu’il existe plusieurs types de citoyenneté. La première idée est évidemment la citoyenneté politique : nous sommes les citoyens d’un état de droit (c’est une donnée historique, ça peut changer en mal ou en bien), nous avons une constitution, des institutions qui l'incarnent, des conduites qui s’y plient, etc. Cette citoyenneté est une mise en pratique des règles du jeu social. La citoyenneté devient spécifique quand par un geste artistique, donc pas une forme singulière, elle propose un brouillage des repères, elle éclaire l’arrière-fond des règles, leurs soubassements, leurs effets pratiques, souvent leurs impasses, en décrivant les tribulations (envisagées, réussies, ratées, avortées, partiellement satisfaisantes, etc.) des individus dans les eaux du monde. En forçant un peu le trait, je dirais que la citoyenneté politique est une citoyenneté de l’ordre (entendu dans un sens non péjoratif, non droitier; il s’agit toujours d’avancer en bon ordre vers ce qu’on croit être un mieux pour la société), là où la citoyenneté spécifique est une citoyenneté du désordre (toujours au sens non péjoratif, non gauchiste ; il s’agit de faire place en nous aux dysfonctionnements, aux décalages, au négatif, aux failles, etc.). Pour le dire autrement, « et paradoxalement » là où la politique engage le corps social pris en bloc, la démarche artistique désengage l’individu singulier. Et ce désengagement a pourtant une portée politique, parce qu’il génère un autre regard sur l’existence, sur la façon de vivre en société. Il ajoute du possible virtuel à tous les possibles existants. Il préserve la personne de l’enfermement unidimensionnel dans ce qui est. Toute pratique artistique est porteuse (tantôt plus, tantôt moins) d’un contre-monde. Cela s’exprime parfois par le sujet traité, mais toujours par la forme donnée au sujet traité quel qu’il soit. Mais ce serait aller trop vite que de liquider le sujet au profit de la seule forme. Lorsque Büchner écrit Woyzeck, il introduit au théâtre l’homme sans qualité (le non-aristocrate, le non-bourgeois, l’homme-rien) donc un sujet nouveau qu’il inscrit dans une forme/langue adéquate. Et historiquement, il est clair que le théâtre d’Ibsen ou de Tchekhov introduisent d’autres sujets que ceux de la tragédie classique. Donc, dans l’exercice d’une citoyenneté spécifique par le geste artistique, le choix du sujet garde son importance. Pareillement, la forme n’a pas de vertu en elle-même. Elle doit être évaluée. Elle ne peut pas être exonérée d’une interrogation sur ce qu’elle recèle. Il y a des formes qui cachent plus qu’elles ne révèlent. Des formes qu’on peut tenir pour des leurres. Par exemple le Cyrano de Bergerac de Rostand inscrit dans une forme brillante, mais dépassée, l’image d’une France héroïque, pleine de panache. Cyrano flatte l’esprit français dans un moment d’histoire où la France s’industrialise, où la lutte de classe n’a rien d’héroïque (pensons à la façon dont les Versaillais ont liquidé la Commune), où le profit mène la dynamique sociale et qui est à la veille de la première grande boucherie de masse. Rostand, par la forme et le sujet, installe une dramaturgie régressive, propose à la France, une image mystifiante d’elle-même. Au regard de cette France illusoire, la Pologne imaginaire de Ubu/Jarry sonne plus juste, contient davantage de vérité. Donc, la forme ne sauve pas automatiquement le sujet, elle peut redoubler son inadéquation au réel.

De l’écriture en atelier

Que vais-je faire ? Rien d’autre que ce que j’ai toujours fait : me comporter en dramaturge, entrer le plus loin possible dans la logique de chaque auteur, veiller au point de vue du spectateur, vérifier les cohérences internes, évaluer l’écart possible entre les intentions et la réalité de l’écriture, et surtout ne pas laisser croire que je sais comment on écrit une pièce. 

Jean-Marie Piemme, Accents toniques 2 et Accents toniques 3, 2017-2021. (Inédits)


RC
Ta description de la façon dont tu dis conduire l'atelier d'écriture est exactement celle que j'applique pour mes ateliers. En te lisant, j'ai l'impression de m'entendre. Je m'attache à accompagner, faire un retour, pointer les éventuelles incohérences, donner un point de vue de lecteur, constater les écarts entre les intentions et le résultat, et surtout à ne pas me considérer comme un professeur qui saurait comment écrire.

JMP
Nous sommes en phase. Toute prétention à un savoir de surplomb me parait bouffonne. Celui qui dit « je sais » en écriture, n’a rien à apprendre à personne, sinon à se méfier des « maîtres ». Encore un lieu où la verticalité s’avère problématique.

RC
Ce qui m'intéresse est d'avantage le bouillon de l'écrit que le strict résultat du texte. Si je défendais un système de recettes avec des méthodes à suivre et des résultats, je perdrais toute cette mise en mouvement, cette idée d'aller à tâtons, cette possibilité d'essayer des choses. Bien entendu, il y a des moments où l'expérience me fait proposer des modifications dans les textes des participants dont je suis assez certain du résultat, mais cela reste secondaire à ma démarche de poser, re-poser de bonnes questions, ce qui rend l'atelier d'écriture un moment de mouvement pour eux mais aussi pour moi.

JMP
Le mieux est encore de se mettre en mouvement avec ceux ou celles qu’on met en mouvement et de proposer des solutions possibles à titre d’hypothèses de travail et pas comme la certitude d’un « sachant » envers le « non sachant ».

mardi 7 juin 2022

De la verticalité

La victoire de la marchandise dans les pays riches a définitivement changé la nature et les pouvoirs de nos rêves quotidiens. [...] ce qui inquiète est moins la distance entre rêve et réalité, que la nature du rêve lui-même, c'est le rêve en tant qu'il n'est plus pensable comme arrachement à soi-même et aux conditions sociales d'existence.

Jean-Marie Piemme, Accents toniques 2 et Accents toniques 3, 2017-2021. (Inédits)


RC
Peut-être que je te lis mal mais il me semble que tu accuses un monde capitaliste et bourgeois de nous avoir coupé de nos rêves en grands, rétrécissant nos aspirations, songes et désirs, probablement à de simples consommations. Cela me rappelle une réflexion que je m'étais faite il y a une dizaine d'année. Il y avait probablement, sous l'Ancien Régime, un code de jeu du théâtral occidental, une technique traditionnelle pour l'acteur (voir les travaux d'Eugène Green et notamment La Parole Baroque). Comme dans les formes orientales, ce théâtre européen était imprégné d'une spiritualité, d'une verticalité forte, reliant l'homme au divin, au mystère sacré. Mais la guerre que la religion va mener à nouveau contre le théâtre au XVIIIème, ainsi que les Lumières et pour finir les révolutions (Française, Romantique, Industrielle) auront raison de cette tradition de jeu. Pas étonnant qu'après tous ces bouleversements, Antoine, le naturalisme et la mise en scène entrent en piste. Bref, il m'a semblé que la perte de cette tradition de jeu avait un double impact. Positive, cette perte permet d'être libre de proposer autre chose. Plus de liberté de texte, de jeu, de mise en scène. Un art débarrassé du poids de la tradition, prêt à relever les défis du monde contemporain en se renouvelant au gré des énergies et des propositions. Mais le négatif est cette perte de verticalité. Difficile, dans un monde devenu marchand, où la bourgeoisie règne, de conserver les valeurs "positives" de l'aristocratie ("le règne du bien"), c'est-à-dire un art de vivre, une vision du monde où le beau nous rapproche du divin. Pas de christianisme là-dedans, je trouve cette dimension dès la tragédie athénienne; je constate juste l'importance du mystère sacré dans le théâtre du -Vème jusqu'à la fin du XVIIIème. Cette réflexion, qui m'avait valu d'être qualifié de "royaliste" par un camarade à qui je la partageais, n'est pas un plaidoyer pour revenir à l'Ancien Régime. Ce n'est qu'un questionnement sur cette "aristocratie" dont le sens invite à mettre le beau, le mieux, le juste au-dessus. Les dérives autoritaires voire esclavagistes n'en sont que les malheureuses perversions. Est-ce qu'aujourd'hui, coupés d'un certain art de vivre (certes qui n'était réservé qu'à une élite... Mais qui allait au théâtre!), nous ne serions pas condamnés à ranger nos rêves dans un casier conforme aux référents bourgeois: marchandise, normes, rêves en boîtes, tourisme de masse, vacances au rabais, coût éternel des actes, impossibilité de rêver plus loin que son PEL? Ce que tu dis dans un autre article: “Il faut qu’Apollon reconnaisse à son tour ce maître: c’est Hermès, Hermès dieu de la communication et du commerce qu’Apollon doit imiter s’il veut vivre” est étrangement en écho avec cela.

JMP
Nous sommes certainement en manque de verticalité. Mais outre qu’une verticalité ne se décrète pas, il faudrait encore être capable de séparer verticalité et pouvoir. La verticalité des religions est un pouvoir dangereux. Il y a une grande beauté dans la verticalité baroque, mais celle-ci est-elle pensable sans la puissance de l’église catholique? Peut-on garder l’une et liquider l’autre ? Même danger pour la verticalité laïque quand elle prend le visage d’une religion politique et sombre dans le culte de l’homme providentiel. "Malheur au pays qui a besoin de héros », dit Brecht. Les verticalités connues jusqu’ici ont charrié leur part de grande misère et d’infamie. Et pour revenir à ce que nous disions quelques jours avant, mieux vaut vivre dans une démocratie même consumériste, dépourvue de verticalité que de vivre dans une théocratie qu’elle soit religieuse ou laïque. Mieux vaut Hermès que Jupiter tonnant, même si Apollon doit y perdre des plumes. On doit se contenter de ça vu que le crépuscule des dieux me semble moins que jamais à l’ordre du jour. Des petits dieux irrationnels surgissent de partout, et les tentatives de verticalités haineuses ne manquent pas. On pourrait avancer qu’il y a une possible verticalité dans l’art. Le XIXe siècle a connu la religion de l’art et on trouve aujourd’hui encore des résurgences de cette attitude religieuse. Mais cette soumission à la verticalité artistique a, elle aussi, servi l’imposition d’un pouvoir culturel (la culture comme un des aspects de la domination de classe). Je ne crois pas qu’il y a un « aristocratisme sain » mais qui, hélas, basculerait parfois dans la perversion des formes oppressives. Comme l’a bien montré Foucault, tout savoir (dans cette catégorie large j’inclus la compétence artistique) est un pouvoir. L’aristocratisme tend à la domination. Y a-t-il possibilité d’enrayer l’engrenage? Peut-on déjouer cette tendance? Pourrait-on inventer une verticalité démocratique? N’est-ce pas un oxymore? Pourrait-on faire que cette domination ne se transforme pas en domination sociale? Est-ce une question de maitrise de soi ou de maitrise du monde? Faut-il chercher la verticalité dans un renoncement (approuver le principe de décroissance, trouver sa verticalité dans un travail bien fait, comme avant, apprendre à vivre avec une verticalité douce (mais qu’est-ce que ça veut dire, où se cache-t-elle ?) Il faut avouer que là-dessus, nous sommes dans l’impasse. J’aimerais retrouver une innocence face au Beau, hélas, le temps de l’innocence est passé. De même que nous savons que les civilisations sont mortelles, comme le disait déjà Valéry dans les années 30, nous savons maintenant que les idéaux sont mortifères et nous savons aussi que vivre sans idéal est une autre forme de mort. Après avoir beaucoup cru à l’Histoire, peut-être faut-il enregistrer le retour d'une conscience tragique, si le tragique se définit par l’absence d’issue satisfaisante. Ou en tout cas, si on veut éviter le manichéisme et de se plier au lourd constat de la fatalité, admettre que l’historique et le tragique se mêlent dans la vie d’un homme, dans la vie d’une société. Peut-être faut-il renoncer à un hubris de la conquête infinie, renoncer à la jouissance illusoire du "sans limite", admettre que le réel est parfois plus fort que nos désirs et nos volontés, que ça nous plaise ou pas.

RC
Quand je pense l'aristocratie par son étymologie, j'ai tout à fait conscience que ce n’est qu’un mot. Où a-t-on vu que les aristocrates n'ont été autre chose qu'une caste dominante? Il y a d'ailleurs une dialectique vicieuse à se dire né pour le Bien et désigner les autres comme né déjà souillé. Pourtant, mise à part ce système de domination et de pouvoir, il y a, et strictement dans l'idée, une sorte de projet de vivre dans le Bien que l'on pourrait tous caresser à notre façon. Aujourd'hui plus que jamais (en Europe occidentale du moins), notamment, comme tu le soulignes, parce que le système dans lequel nous vivons, pour être imparfait, est mieux que les autres. Hermès triomphe donc, et si ce n'est pas pour le mieux, c'est pour le moins pire. Et la verticalité dans tout cela? Faudrait-il y renoncer? L'aristocratie la maîtrisait-elle? Je crois, et c'est là que le mouvement m'intéresse, qu'il n'y a jamais eu pour personne d'état vertical, mais toujours une tendance, une recherche, un questionnement. Tendre vers, tenter d'atteindre, essayer de se rapprocher, voilà une action, un mouvement qui me parle, nous sort de l'improbable état de grâce que nous vend la religion comme une expérience atteignable. Je ne crois pas à l'état, à la quête achevée. Je pense cependant que nous avons tout à gagner à nous mettre en branle. Au théâtre, je dis souvent aux comédiens de ne pas chercher forcément à aboutir, c'est surtout la démarche vers la chose qui raconte le mieux, c'est le mouvement qui créé du jeu, et non un état qu'ils auraient atteint et qui serait un acquis. Je me méfie du strict acquis, et j'ai trop vu de comédiens rester sur ce qu'ils savent faire pour que cela me donne raison. Idem dans la vie, une chose obtenue est peut-être satisfaisante mais cela n'aide pas à la mise en mouvement. La recherche de verticalité s'inscrirait dans ce mouvement perpétuel qui ferait de nous des êtres en mouvement, en questionnement.

JMP
Je crois en effet que la possibilité d’une verticalité active et non nuisible est intérieure, il s'agit d'une dimension que l’être humain doit trouver en lui-même et non à l’extérieur de lui. Cette recherche a certainement à voir avec le mouvement, le refus de l’immobilisme, le dépassement de soi, le refus du « ouf » qu’on lâche quand l’objectif est atteint. C’est un état d’esprit dans lequel on entre et dont il n’y a pas lieu de sortir. Cela dit, gardons quand même une certaine prudence. Si la volonté est importante dans la mise en route de soi et dans la lutte pour le dépassement des automatismes, il ne faudrait pas oublier que la volonté consciente a ses limites. Nous sommes des êtres régis aussi par des mécanismes inconscients et cela suffit à écarter tout rêves d’une parfaite maitrise de soi dans la recherche de verticalité. Mais évitons déjà une paresse de l’esprit et prenons le courage de nous remettre en question, ce ne sera déjà pas mal.

De la nudité au théâtre

Le corps dénudé, exhibé sur le lieu scénique parle-t-il fortement le langage d'un être-là, lourd et insistant? A-t-il vraiment pour effet de confronter notre quiétude cultivée à la brutalité du naturel? Ces corps dénudés que je vois raconteraient-ils un simple fait de première évidence que j'aurais quelque peine à saisir? Ces bras, ces jambes, ces sexes, ces fesses, ces yeux, ces torses disent-ils: « Nous voilà sans fard, livrés tels quels, pâture pour votre voyeurisme, brûlure pour votre désir ?» Et pareil discours n'accroît-il pas son bienfondé lorsqu'il se soutient de la proximité du corps montré et du regard voyeur là où nulle esthétique de l'image n'allège le scandale? La nudité sied au Groupov - c'est de son dernier spectacle, Il ne voulait pas dire qu’il voulait le savoir malgré tout, qu'il s'agira ici. Car de cette nudité, il ne tire aucun effet d'évidence et il n'attend aucun surcroît d'intérêt. Pas même un petit bénéfice équivoque ou une plus-value voyeuriste minable. À peine la griserie légère et fugace que donne toujours la provocation lorsqu'elle est assumée et sans hystérie. Si, par le corps dénudé, le Groupov capte et mon regard et mon désir, c'est pour ainsi dire calmement car de sa séduction, il fait un plaisir de théâtre d'abord. L'impudeur de sa pratique est une arme du sens - et non des sens - une joie de l'écriture, une ruse du symbolique, tout sauf la fracassante irruption du vrai, du naturel, de l'authentique, du primitif, du tréfonds. Passé le premier moment de stupeur que provoque toujours l'intrusion d'une réalité matérielle dans un espace obligatoirement voué aux langages, on reprend rapidement la mesure du dispositif théâtral : le corps dénudé se perçoit comme le vêtement du comédien ce soir-là à ce moment du spectacle.

Jean-Marie Piemme, Accents toniques 2 et Accents toniques 3, 2017-2021. (Inédits)


RC
Le texte de 1984 sur le Groupov tente, entre autres, de justifier la nudité des acteurs sur scène. J'entends. Mais comme voilà que bientôt 40 ans se sont écoulés depuis, il me semble que cette nudité, qui tu reconnaissais déjà comme une problématique à l'époque et non pas comme une simple proposition, est devenue une maigre provocation bien difficile à défendre. Je parle bien entendu de mon point de vue de spectateur depuis 20 ans, mais aussi, je crois, de l'air du temps, des victoires et renoncements post-70's, etc. La nudité a certainement été un formidable vecteur de jeu, de sens (dans tous les sens du terme!), de provocation, de désembourgeoisement à une époque où c'était une nécessité pour échapper à l'enlisement. Aujourd'hui, rares sont les propositions où la nudité n'est autre chose qu'une pseudo-provoc snobe et... bourgeoise! Nuançons en Bourgeois-Bohême. Je serai très malvenue de critiquer trop les bobos dont je crois faire un peu partie, mais il y a bien entendu un phénomène d'installation du spectateur gaucho-intello qui fréquente la Colline, Nanterre-Amandiers et l'Odéon, et se rassure certainement dans sa boboïtude s'il voit de temps à autre un corps nu; car ça lui permet, en adhérant à la proposition, de ne pas se croire bourgeois, et de se ranger du côté de la subversion. Seulement voilà: cela fait longtemps que la nudité ne transgresse plus grand-chose, à quelques exceptions près, cela n'est guère justifié depuis que Vitez est apparu nu dans son spectacle inaugural de Chaillot. Du coup, quand je lis ton article de 1984, si je veux qu'il garde toute sa pertinence, j'ai du mal à le sortir d'une époque. Cependant, j'ai été particulièrement intéressé par l'expression "esthétique des restes", où l'assemblage et la surprise prennent le pas sur la construction lisse et la certitude. Un mode de langage qui demanderait à être remis en jeu.

JMP
La nudité du Groupov a bien secoué en son temps le cocotier du théâtre respectable, mais il est évident qu’aujourd’hui l’effet est éventé. La nudité est devenue un costume comme un autre. Lorsque j’ai travaillé avec le Groupov sur Rwanda 94, un spectacle sur la responsabilité blanche (France, Belgique, Canada) dans le génocide des Tutsis, nous étions affrontés à des questions autrement plus graves.

Des tableaux qui nous inspirent

Les sources d’inspiration d’un auteur sont souvent tortueuses et lui sont parfois opaques. On ne sait pas toujours ce qu’on sait, et ce qui ...