mardi 7 juin 2022

De la nudité au théâtre

Le corps dénudé, exhibé sur le lieu scénique parle-t-il fortement le langage d'un être-là, lourd et insistant? A-t-il vraiment pour effet de confronter notre quiétude cultivée à la brutalité du naturel? Ces corps dénudés que je vois raconteraient-ils un simple fait de première évidence que j'aurais quelque peine à saisir? Ces bras, ces jambes, ces sexes, ces fesses, ces yeux, ces torses disent-ils: « Nous voilà sans fard, livrés tels quels, pâture pour votre voyeurisme, brûlure pour votre désir ?» Et pareil discours n'accroît-il pas son bienfondé lorsqu'il se soutient de la proximité du corps montré et du regard voyeur là où nulle esthétique de l'image n'allège le scandale? La nudité sied au Groupov - c'est de son dernier spectacle, Il ne voulait pas dire qu’il voulait le savoir malgré tout, qu'il s'agira ici. Car de cette nudité, il ne tire aucun effet d'évidence et il n'attend aucun surcroît d'intérêt. Pas même un petit bénéfice équivoque ou une plus-value voyeuriste minable. À peine la griserie légère et fugace que donne toujours la provocation lorsqu'elle est assumée et sans hystérie. Si, par le corps dénudé, le Groupov capte et mon regard et mon désir, c'est pour ainsi dire calmement car de sa séduction, il fait un plaisir de théâtre d'abord. L'impudeur de sa pratique est une arme du sens - et non des sens - une joie de l'écriture, une ruse du symbolique, tout sauf la fracassante irruption du vrai, du naturel, de l'authentique, du primitif, du tréfonds. Passé le premier moment de stupeur que provoque toujours l'intrusion d'une réalité matérielle dans un espace obligatoirement voué aux langages, on reprend rapidement la mesure du dispositif théâtral : le corps dénudé se perçoit comme le vêtement du comédien ce soir-là à ce moment du spectacle.

Jean-Marie Piemme, Accents toniques 2 et Accents toniques 3, 2017-2021. (Inédits)


RC
Le texte de 1984 sur le Groupov tente, entre autres, de justifier la nudité des acteurs sur scène. J'entends. Mais comme voilà que bientôt 40 ans se sont écoulés depuis, il me semble que cette nudité, qui tu reconnaissais déjà comme une problématique à l'époque et non pas comme une simple proposition, est devenue une maigre provocation bien difficile à défendre. Je parle bien entendu de mon point de vue de spectateur depuis 20 ans, mais aussi, je crois, de l'air du temps, des victoires et renoncements post-70's, etc. La nudité a certainement été un formidable vecteur de jeu, de sens (dans tous les sens du terme!), de provocation, de désembourgeoisement à une époque où c'était une nécessité pour échapper à l'enlisement. Aujourd'hui, rares sont les propositions où la nudité n'est autre chose qu'une pseudo-provoc snobe et... bourgeoise! Nuançons en Bourgeois-Bohême. Je serai très malvenue de critiquer trop les bobos dont je crois faire un peu partie, mais il y a bien entendu un phénomène d'installation du spectateur gaucho-intello qui fréquente la Colline, Nanterre-Amandiers et l'Odéon, et se rassure certainement dans sa boboïtude s'il voit de temps à autre un corps nu; car ça lui permet, en adhérant à la proposition, de ne pas se croire bourgeois, et de se ranger du côté de la subversion. Seulement voilà: cela fait longtemps que la nudité ne transgresse plus grand-chose, à quelques exceptions près, cela n'est guère justifié depuis que Vitez est apparu nu dans son spectacle inaugural de Chaillot. Du coup, quand je lis ton article de 1984, si je veux qu'il garde toute sa pertinence, j'ai du mal à le sortir d'une époque. Cependant, j'ai été particulièrement intéressé par l'expression "esthétique des restes", où l'assemblage et la surprise prennent le pas sur la construction lisse et la certitude. Un mode de langage qui demanderait à être remis en jeu.

JMP
La nudité du Groupov a bien secoué en son temps le cocotier du théâtre respectable, mais il est évident qu’aujourd’hui l’effet est éventé. La nudité est devenue un costume comme un autre. Lorsque j’ai travaillé avec le Groupov sur Rwanda 94, un spectacle sur la responsabilité blanche (France, Belgique, Canada) dans le génocide des Tutsis, nous étions affrontés à des questions autrement plus graves.

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