mardi 7 juin 2022

De la verticalité

La victoire de la marchandise dans les pays riches a définitivement changé la nature et les pouvoirs de nos rêves quotidiens. [...] ce qui inquiète est moins la distance entre rêve et réalité, que la nature du rêve lui-même, c'est le rêve en tant qu'il n'est plus pensable comme arrachement à soi-même et aux conditions sociales d'existence.

Jean-Marie Piemme, Accents toniques 2 et Accents toniques 3, 2017-2021. (Inédits)


RC
Peut-être que je te lis mal mais il me semble que tu accuses un monde capitaliste et bourgeois de nous avoir coupé de nos rêves en grands, rétrécissant nos aspirations, songes et désirs, probablement à de simples consommations. Cela me rappelle une réflexion que je m'étais faite il y a une dizaine d'année. Il y avait probablement, sous l'Ancien Régime, un code de jeu du théâtral occidental, une technique traditionnelle pour l'acteur (voir les travaux d'Eugène Green et notamment La Parole Baroque). Comme dans les formes orientales, ce théâtre européen était imprégné d'une spiritualité, d'une verticalité forte, reliant l'homme au divin, au mystère sacré. Mais la guerre que la religion va mener à nouveau contre le théâtre au XVIIIème, ainsi que les Lumières et pour finir les révolutions (Française, Romantique, Industrielle) auront raison de cette tradition de jeu. Pas étonnant qu'après tous ces bouleversements, Antoine, le naturalisme et la mise en scène entrent en piste. Bref, il m'a semblé que la perte de cette tradition de jeu avait un double impact. Positive, cette perte permet d'être libre de proposer autre chose. Plus de liberté de texte, de jeu, de mise en scène. Un art débarrassé du poids de la tradition, prêt à relever les défis du monde contemporain en se renouvelant au gré des énergies et des propositions. Mais le négatif est cette perte de verticalité. Difficile, dans un monde devenu marchand, où la bourgeoisie règne, de conserver les valeurs "positives" de l'aristocratie ("le règne du bien"), c'est-à-dire un art de vivre, une vision du monde où le beau nous rapproche du divin. Pas de christianisme là-dedans, je trouve cette dimension dès la tragédie athénienne; je constate juste l'importance du mystère sacré dans le théâtre du -Vème jusqu'à la fin du XVIIIème. Cette réflexion, qui m'avait valu d'être qualifié de "royaliste" par un camarade à qui je la partageais, n'est pas un plaidoyer pour revenir à l'Ancien Régime. Ce n'est qu'un questionnement sur cette "aristocratie" dont le sens invite à mettre le beau, le mieux, le juste au-dessus. Les dérives autoritaires voire esclavagistes n'en sont que les malheureuses perversions. Est-ce qu'aujourd'hui, coupés d'un certain art de vivre (certes qui n'était réservé qu'à une élite... Mais qui allait au théâtre!), nous ne serions pas condamnés à ranger nos rêves dans un casier conforme aux référents bourgeois: marchandise, normes, rêves en boîtes, tourisme de masse, vacances au rabais, coût éternel des actes, impossibilité de rêver plus loin que son PEL? Ce que tu dis dans un autre article: “Il faut qu’Apollon reconnaisse à son tour ce maître: c’est Hermès, Hermès dieu de la communication et du commerce qu’Apollon doit imiter s’il veut vivre” est étrangement en écho avec cela.

JMP
Nous sommes certainement en manque de verticalité. Mais outre qu’une verticalité ne se décrète pas, il faudrait encore être capable de séparer verticalité et pouvoir. La verticalité des religions est un pouvoir dangereux. Il y a une grande beauté dans la verticalité baroque, mais celle-ci est-elle pensable sans la puissance de l’église catholique? Peut-on garder l’une et liquider l’autre ? Même danger pour la verticalité laïque quand elle prend le visage d’une religion politique et sombre dans le culte de l’homme providentiel. "Malheur au pays qui a besoin de héros », dit Brecht. Les verticalités connues jusqu’ici ont charrié leur part de grande misère et d’infamie. Et pour revenir à ce que nous disions quelques jours avant, mieux vaut vivre dans une démocratie même consumériste, dépourvue de verticalité que de vivre dans une théocratie qu’elle soit religieuse ou laïque. Mieux vaut Hermès que Jupiter tonnant, même si Apollon doit y perdre des plumes. On doit se contenter de ça vu que le crépuscule des dieux me semble moins que jamais à l’ordre du jour. Des petits dieux irrationnels surgissent de partout, et les tentatives de verticalités haineuses ne manquent pas. On pourrait avancer qu’il y a une possible verticalité dans l’art. Le XIXe siècle a connu la religion de l’art et on trouve aujourd’hui encore des résurgences de cette attitude religieuse. Mais cette soumission à la verticalité artistique a, elle aussi, servi l’imposition d’un pouvoir culturel (la culture comme un des aspects de la domination de classe). Je ne crois pas qu’il y a un « aristocratisme sain » mais qui, hélas, basculerait parfois dans la perversion des formes oppressives. Comme l’a bien montré Foucault, tout savoir (dans cette catégorie large j’inclus la compétence artistique) est un pouvoir. L’aristocratisme tend à la domination. Y a-t-il possibilité d’enrayer l’engrenage? Peut-on déjouer cette tendance? Pourrait-on inventer une verticalité démocratique? N’est-ce pas un oxymore? Pourrait-on faire que cette domination ne se transforme pas en domination sociale? Est-ce une question de maitrise de soi ou de maitrise du monde? Faut-il chercher la verticalité dans un renoncement (approuver le principe de décroissance, trouver sa verticalité dans un travail bien fait, comme avant, apprendre à vivre avec une verticalité douce (mais qu’est-ce que ça veut dire, où se cache-t-elle ?) Il faut avouer que là-dessus, nous sommes dans l’impasse. J’aimerais retrouver une innocence face au Beau, hélas, le temps de l’innocence est passé. De même que nous savons que les civilisations sont mortelles, comme le disait déjà Valéry dans les années 30, nous savons maintenant que les idéaux sont mortifères et nous savons aussi que vivre sans idéal est une autre forme de mort. Après avoir beaucoup cru à l’Histoire, peut-être faut-il enregistrer le retour d'une conscience tragique, si le tragique se définit par l’absence d’issue satisfaisante. Ou en tout cas, si on veut éviter le manichéisme et de se plier au lourd constat de la fatalité, admettre que l’historique et le tragique se mêlent dans la vie d’un homme, dans la vie d’une société. Peut-être faut-il renoncer à un hubris de la conquête infinie, renoncer à la jouissance illusoire du "sans limite", admettre que le réel est parfois plus fort que nos désirs et nos volontés, que ça nous plaise ou pas.

RC
Quand je pense l'aristocratie par son étymologie, j'ai tout à fait conscience que ce n’est qu’un mot. Où a-t-on vu que les aristocrates n'ont été autre chose qu'une caste dominante? Il y a d'ailleurs une dialectique vicieuse à se dire né pour le Bien et désigner les autres comme né déjà souillé. Pourtant, mise à part ce système de domination et de pouvoir, il y a, et strictement dans l'idée, une sorte de projet de vivre dans le Bien que l'on pourrait tous caresser à notre façon. Aujourd'hui plus que jamais (en Europe occidentale du moins), notamment, comme tu le soulignes, parce que le système dans lequel nous vivons, pour être imparfait, est mieux que les autres. Hermès triomphe donc, et si ce n'est pas pour le mieux, c'est pour le moins pire. Et la verticalité dans tout cela? Faudrait-il y renoncer? L'aristocratie la maîtrisait-elle? Je crois, et c'est là que le mouvement m'intéresse, qu'il n'y a jamais eu pour personne d'état vertical, mais toujours une tendance, une recherche, un questionnement. Tendre vers, tenter d'atteindre, essayer de se rapprocher, voilà une action, un mouvement qui me parle, nous sort de l'improbable état de grâce que nous vend la religion comme une expérience atteignable. Je ne crois pas à l'état, à la quête achevée. Je pense cependant que nous avons tout à gagner à nous mettre en branle. Au théâtre, je dis souvent aux comédiens de ne pas chercher forcément à aboutir, c'est surtout la démarche vers la chose qui raconte le mieux, c'est le mouvement qui créé du jeu, et non un état qu'ils auraient atteint et qui serait un acquis. Je me méfie du strict acquis, et j'ai trop vu de comédiens rester sur ce qu'ils savent faire pour que cela me donne raison. Idem dans la vie, une chose obtenue est peut-être satisfaisante mais cela n'aide pas à la mise en mouvement. La recherche de verticalité s'inscrirait dans ce mouvement perpétuel qui ferait de nous des êtres en mouvement, en questionnement.

JMP
Je crois en effet que la possibilité d’une verticalité active et non nuisible est intérieure, il s'agit d'une dimension que l’être humain doit trouver en lui-même et non à l’extérieur de lui. Cette recherche a certainement à voir avec le mouvement, le refus de l’immobilisme, le dépassement de soi, le refus du « ouf » qu’on lâche quand l’objectif est atteint. C’est un état d’esprit dans lequel on entre et dont il n’y a pas lieu de sortir. Cela dit, gardons quand même une certaine prudence. Si la volonté est importante dans la mise en route de soi et dans la lutte pour le dépassement des automatismes, il ne faudrait pas oublier que la volonté consciente a ses limites. Nous sommes des êtres régis aussi par des mécanismes inconscients et cela suffit à écarter tout rêves d’une parfaite maitrise de soi dans la recherche de verticalité. Mais évitons déjà une paresse de l’esprit et prenons le courage de nous remettre en question, ce ne sera déjà pas mal.

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