Eloge d’une citoyenneté spécifique. Posons-nous la question : y a-t-il une vie sociale sans imaginaire ? Y a-t-il des sociétés qui s’en tiennent à la factualité des choses, qui n’ont aucune accointance avec une imagerie du passé, qui ne se projettent pas dans un futur, qui ne jettent sur elles-mêmes aucun regard, qui n’ont de leurs actes aucune représentation ? Évidemment, non. L’imaginaire est constitutif de la vie en commun. On peut certes donner à la notion d’imaginaire des contenus variés : croyances, mythes, fable, « on-dit », religion, art etc., tous disent que la vie matérielle est tissée d’un ailleurs. Pour vivre, l’homme se déplace en lui-même, il fait un pas de côté, il se regarde dans l’œil du ciel, dans l’œil de ce qu’il appelle la tradition, dans l’œil des représentations qu’il se donne. Ça remonte à loin. À Lascaux, il y a près de 20 000 ans (j’arrondis, ne chicanez pas), quelqu’un (ou plusieurs) dessine aurochs, chevaux, cerfs, ours et un animal bizarre, quelque chose comme une licorne, sur la paroi d’une caverne. Prendre une portion du réel et la donner à voir, dans sa ressemblance et dans sa différence, car, de même que le mot « chien » n’aboie pas, un auroch (ou tout autre animal dessiné sur une paroi) n’est pas l’animal lui-même. Aujourd’hui, en projetant nos catégories actuelles sur un passé lointain, on qualifie d’art ce type d’actualité. Les pratiques artistiques sont au premier rang des pratiques qui travaillent l’imaginaire. Dans les formes artistiques, la société donne à lire quelque chose d’elle-même, de ce qu’elle a été, de ce qu’elle sera, de ses attentes, de ses blessures, de ses joies, de ses contradictions, de ses impasses, de ses espoirs. En tant qu’elles sont paroles sur le monde qui se font entendre dans des formes spécifiques, les créations artistiques relèvent du politique. Ce n’est pas une affaire de contenu. L’art n’a pas besoin de parler politique, luttes des classes, révolutions, prise du pouvoir, mouvements de masse (mais il ne lui est pas interdit de le faire, évidemment) pour être politique. C’est par son existence même que l’art relève du politique. Il faut le considérer comme un mode spécifique de perception du réel qui à la fois s’adosse au réel existant et contribue à le façonner en le questionnant, en le problématisant, en le critiquant, en l’anticipant. L’art contribue à ouvrir un ailleurs dans l’intelligence et dans la sensibilité. Il dit « tu vis ta vie, mais d’autres vies, d’autres façons de vivre sont possibles ». L’art nous arrache à l’unidimensionnalité de l’existence. À dix ans, beaucoup de choses sont possibles dans la vie d’un être humain, à vingt ans beaucoup de choses sont encore possibles, à quarante les possibilités se resserrent parce que des engagements dans des directions précises ont été pris, avec ou sans l’accord de qui les prend ; à soixante, les jeux sont faits. Mais par le biais des pratiques artistiques, je peux, au choix, avoir dix ans, vingt ans, quarante, soixante, davantage : l’art brise le carcan de ma vie obligée en me prêtant la force des vies possibles. Ce faisant, l’art œuvre politiquement à la construction d’une conscience sociale autrement que la politique. Le geste fondamental de la politique est le rassemblement. Le message implicite ou explicite des partis politiques est tendanciellement «rejoignez-moi et tout ira pour le mieux». La politique est fondamentalement fusionnelle. On le voit dans toutes les manifestations de charisme d’hommes ou de femmes politiques qui aspirent les foules, dans la volonté d’unification que manifestent les masses. L’art, comme art, exerce sa fonction politique à l’inverse. Son discours tendanciel est la division, division qui pointe toujours un autre possible, ou même l’impossible, qui multiplie les points de vue, les angles d’attaque, qui travaille à la multiplication des différences, des écarts, des pas de côté, bref qui fait fond sur la faille, le doute, l’incertain, le « plus complexe que ça », l’irrésolu, autant de mots qui désespèrent la politique. Ainsi, l’art est politique de ne pas être politique comme la politique. L’art est politique dans sa tension d’avec la politique. Le rassemblement d’une nation autour de principes fondamentaux (gardons pour l’instant ce terme en vie) est capital et justifie pleinement l’activité de la politique. Mais le geste d’« ouverture » de l’art ne l’est pas moins. Les pratiques artistiques doivent être envisagées comme des contrepouvoirs dans la mesure où elles contribuent à relativiser les prétentions à la vérité qu’affichent volontiers la religion et la politique. Ce faisant, elles contribuent, on l’a compris, à la santé de la démocratie.
Jean-Marie Piemme, Accents toniques 2 et Accents toniques 3, 2017-2021. (Inédits)
RC
Je suis intéressé ici par l'opposition entre l'art et la politique. La politique rassemble, tend vers l'union, le regard commun; l'art est une alternative, cherche la multiplicité des lectures. Cela me rappelle, dans nos échanges, ce que je te disais sur la place de l'artiste qui me semblait juste si elle est à la marge. Je donnais l'exemple de l'Iliade où Hélène, conteuse en retrait, est l'artiste, quand Hector, le héros en action, est le sujet. Ici on retrouve ce schéma où le « héros », l'agissant frontal, le sauveur, le besogneux, que sais-je, est la personnalité politique quand l'artiste offre une alternative, un regard différent, biaisé. Ta démonstration dévoile clairement ce que toute dictature craint dans la liberté artistique et comment l'art de propagande peut être un outil puissant. Je suis sensible également au fait que tu précises que l'art est politique par essence, et donc qu'elle n'a pas besoin d'aborder de questions directement politique pour l'être. Le politique n'est pas dans le sujet mais dans l'acte artistique. Aussi, fort de ces considérations, j'interprète le titre de l'article, et notamment le terme « spécifique », comme une incitation à impliquer plus le citoyen dans la démarche artistique (comme spectateur du moins) afin de l'impliquer plus dans LE politique et donc peut-être dans LA politique. Un écho à l'athénien de Périclès qui serait aussi bien spectateur averti que politicien amateur (aussi bien « qui aime » que « non-professionnel »)...? D'un point de vue tout à fait personnel, le terme « spécifique » me renvoie à mes Bouches à Nourrir où Tantale s'adressant aux dieux (tableau 4) utilise deux fois ce terme. La première fois pour désigner les ingrédients qui accompagnent la viande de son fils, le seconde pour désigner l'ensemble de ses préparations et bien entendu le ragoût de chair de son fils. Si le premier emploi indique un art culinaire, une maîtrise de la préparation, une minutie, cela ne fait que renforcer l'horreur de l'ironie du second emploi, où le terme prend le sens, pour le spectateur, de « marginal », « terrible », « choquant », etc. Le terme « spécifique » renvoie donc pour moi à une exactitude mais aussi à originalité particulièrement marquée. Il me semble que ce sont aussi deux sens que tu mets dans ton emploi du mot.
JMP
« Spécifique » qualifie la citoyenneté. Cela veut dire qu’il existe plusieurs types de citoyenneté. La première idée est évidemment la citoyenneté politique : nous sommes les citoyens d’un état de droit (c’est une donnée historique, ça peut changer en mal ou en bien), nous avons une constitution, des institutions qui l'incarnent, des conduites qui s’y plient, etc. Cette citoyenneté est une mise en pratique des règles du jeu social. La citoyenneté devient spécifique quand par un geste artistique, donc pas une forme singulière, elle propose un brouillage des repères, elle éclaire l’arrière-fond des règles, leurs soubassements, leurs effets pratiques, souvent leurs impasses, en décrivant les tribulations (envisagées, réussies, ratées, avortées, partiellement satisfaisantes, etc.) des individus dans les eaux du monde. En forçant un peu le trait, je dirais que la citoyenneté politique est une citoyenneté de l’ordre (entendu dans un sens non péjoratif, non droitier; il s’agit toujours d’avancer en bon ordre vers ce qu’on croit être un mieux pour la société), là où la citoyenneté spécifique est une citoyenneté du désordre (toujours au sens non péjoratif, non gauchiste ; il s’agit de faire place en nous aux dysfonctionnements, aux décalages, au négatif, aux failles, etc.). Pour le dire autrement, « et paradoxalement » là où la politique engage le corps social pris en bloc, la démarche artistique désengage l’individu singulier. Et ce désengagement a pourtant une portée politique, parce qu’il génère un autre regard sur l’existence, sur la façon de vivre en société. Il ajoute du possible virtuel à tous les possibles existants. Il préserve la personne de l’enfermement unidimensionnel dans ce qui est. Toute pratique artistique est porteuse (tantôt plus, tantôt moins) d’un contre-monde. Cela s’exprime parfois par le sujet traité, mais toujours par la forme donnée au sujet traité quel qu’il soit. Mais ce serait aller trop vite que de liquider le sujet au profit de la seule forme. Lorsque Büchner écrit Woyzeck, il introduit au théâtre l’homme sans qualité (le non-aristocrate, le non-bourgeois, l’homme-rien) donc un sujet nouveau qu’il inscrit dans une forme/langue adéquate. Et historiquement, il est clair que le théâtre d’Ibsen ou de Tchekhov introduisent d’autres sujets que ceux de la tragédie classique. Donc, dans l’exercice d’une citoyenneté spécifique par le geste artistique, le choix du sujet garde son importance. Pareillement, la forme n’a pas de vertu en elle-même. Elle doit être évaluée. Elle ne peut pas être exonérée d’une interrogation sur ce qu’elle recèle. Il y a des formes qui cachent plus qu’elles ne révèlent. Des formes qu’on peut tenir pour des leurres. Par exemple le Cyrano de Bergerac de Rostand inscrit dans une forme brillante, mais dépassée, l’image d’une France héroïque, pleine de panache. Cyrano flatte l’esprit français dans un moment d’histoire où la France s’industrialise, où la lutte de classe n’a rien d’héroïque (pensons à la façon dont les Versaillais ont liquidé la Commune), où le profit mène la dynamique sociale et qui est à la veille de la première grande boucherie de masse. Rostand, par la forme et le sujet, installe une dramaturgie régressive, propose à la France, une image mystifiante d’elle-même. Au regard de cette France illusoire, la Pologne imaginaire de Ubu/Jarry sonne plus juste, contient davantage de vérité. Donc, la forme ne sauve pas automatiquement le sujet, elle peut redoubler son inadéquation au réel.