J’aime l’idée qu’à la place d’une phrase on aurait pu en écrire une autre. J’aime cette liberté-là. Ce fantasme de liberté-là, car il va de soi que la pratique réelle est plus modeste que l’ambition théorique. Je sens chez moi, constamment au travail, une tentation de l’arbitraire, une volonté de jouer avec le virtuel, de fixer du réel par du virtuel. Je n’aime pas être impliqué, immergé, prisonnier dans l’écriture. Ou, pour être plus exact, dans l’immersion, j’ai besoin d’installer un écart, un jeu, au sens où l’on dit qu’une vis joue, qu’elle a du jeu. Elle ne fixe pas comme elle devrait fixer. Écrivant, je ne veux pas être fixé comme il faudrait l’être. Je suis donc un « attentif-dissipé ». Exactement ce que j’étais à l’école. Ce que je lis me lasse vite (même si c’est passionnant), ce que j’écris me lasse vite (même si le résultat me paraît acceptable). Donc, j’écris souvent plusieurs textes en même temps, je lis plusieurs livres en même temps. Rarement de la première à la dernière page. J’ai besoin que la nécessité de l’écriture (car j’en ai un besoin vital) m’apparaisse sous les dehors de l’arbitraire. J’écris « ceci », mais je pourrais aussi écrire « autre chose ». Je refuse l’idée du mot sacré, de la phrase sacrée, de la sacralisation de l’écriture. Toute sacralisation a une odeur de religion et je n’aime pas cette odeur-là.
Jean-Marie Piemme, Accents toniques 2 et Accents toniques 3, 2017-2021. (Inédits)
RC
Je suis frappé par cette liberté, ce jeu (celui de la vis!) dont tu parles. J'ai tellement l'impression que l'écriture s'impose à moi, que le choix de la phrase est illusion, que les choses, si elles peuvent effectivement sembler arbitraires, sont en fait comme cela et pas autrement. Pourtant, je suis partant pour modifier, adapter, couper; il est question qu'une équipe monte une de mes pièces l’année prochaine, j'ai déjà dit que j'étais d'accord pour d'éventuelles modifications pourvu qu'on en parle, que je les valide. Récemment une lecture publique d’une autre de mes pièces et une spectatrice me demande si je voudrais changer le texte aujourd'hui... Je réponds que je le ferais volontiers si une équipe me le demande, pour les besoins de la représentation. Je ne crois pas à l'immobilité du texte et pouvoir dialoguer entre metteur en scène et auteur est chance pour les deux partis. Mais s'il n'y a pas d'axe de mise en scène, d'autre point de vue que le mien, modifier mes textes me pétrifie. Pourtant je suis suffisamment méticuleux pour regarder les mots de près, mais j'ai l'impression que les mots écrits, sortis dans l'émoi du rythme, dans l'instant présent de l'écriture, sont bien là où ils sont. A-t-on besoin des autres pour regarder autrement? J'ai souvent remarqué que voir mes propres spectacles avec du public changeait mon regard sur le projet, comme si la simple présence du spectateur me permettait de remettre en jeu mon travail. Idem quand j'envoie un texte à un proche, le simple fait de cliquer sur "envoyer" pour faire partir le mail avec la pièce jointe, et déjà je suis capable de regarder autrement le texte duquel je ne savais plus que dire l'instant d'avant...
JMP
En ce qui me concerne, tu l’as compris, j’éprouve un réel plaisir à pouvoir bouger dans ce que j’écris. Ecrire, reprendre, reformuler; en reformulant découvrir des nuances de pensées, des embryons de formes inexploitées; repartir, redémarrer, ne pas être complètement emprisonné dans la formulation ou l’idée. Il ne s’agit pas d’une recherche de perfection de la pensée ou d’une recherche de forme parfaite, il s’agit de mouvement, de garder la phrase, la pensée en mouvement, de prendre plaisir à la variation. C’est une ligne d’horizon, bien sûr. Dans la réalité, la représentation ou la publication achèvent souvent la pièce. Et l’arbitraire souvent se présente sous la forme de la nécessité. On colle à ce qu’on écrit. Mais le temps qui passe, ou d’autres circonstances de la vie peuvent créer une fissure, une brèche dans ce qui est écrit et laisser apparaître d’autres possibles, ce qui contredit la nécessité. Ou alors il faut reconnaître que c’était la nécessité de cet instant-là. Il est sûr que me positionnant de cette façon, je conçois l’écriture comme un jeu plus que je n'y vois une expression du moi. Un jeu qui rencontre l’écriture théâtrale là où elle oblige à assumer la parole de personnages différents voire contradictoires. Et dans ce jeu de déplacement, il est vrai que le regard, l’écoute de l’Autre ont leur importance. Je parle bien de regard, d’écoute. Je ne parle pas de l’avis des autres, de leurs opinions sur le texte, de leur jugement. Je m’identifie à leur regard, à leur écoute, à leur corps et, dans ce déplacement de moi-même, je découvre des ressources pour remettre le texte en mouvement. Le corps d’un comédien, d’une comédienne, leur souffle, les pulsions qui les traversent, leur singularité me déplacent, m’ouvrent des portes nouvelles ou me donnent l'occasion de creuser plus avant les chemins pris. Lorsque la demande vient d’un metteur en scène, la situation est plus délicate. Il faut évaluer la pertinence de la demande du point de vue du spectacle (ce qui suppose qu’on puisse la refuser, notamment quand on pressent de la demande vient de l’incapacité créative du metteur en scène); mais si la demande semble justifiée, il faut encore arriver à l’intérioriser pour la rencontrer. On n’écrit pas « de l’extérieur »
RC
Bien entendu, il y a ce risque que la demande de modification vienne d'une incompréhension ou d'une paresse du metteur en scène, et je suis d'accord avec toi sur le danger de la coupe ou de l'adaptation pour pallier cela. Ta formule "intérioriser pour la rencontrer" me parle. En tant qu'adaptateur et metteur en scène, j'ai dû parfois modifier ma dramaturgie car des coupes ôtaient une dimension et il fallait retomber sur mes pattes; dans ce cas de figure, j'ai dû décaler mon regard pour accepter d'oublier ce que j'avais coupé et prendre le nouveau texte tel qu'il est après la coupe. En tant qu'auteur, couper ou modifier du texte imposera effectivement une double cohérence: que la demande du metteur en scène ait du sens et que je me l'approprie. Mais je trouve justement troublant qu'une demande extérieure puisse potentiellement m'inviter à regarder mon texte différemment, voire même à y voir une opportunité de raconter autrement, raconter plus, raconter ailleurs.