Je rédige directement à l’ordinateur. J’ai banni le stylo avec délices. Je hais l’encre. Ça remonte à ce temps-là (lointain !), où s’est constitué mon dégoût physique pour ma façon de tracer les mots sur le papier, ma graphie. Aujourd’hui, je signe encore mes chèques à la main, c’est à peu près tout. Avec l’ordinateur, me voilà débarrassé de la cohorte des commentaires mi-ironiques mi-furieux qui accompagnaient mes premiers pas dans l’apprentissage de la graphie : « il s’en met partout », « tu ne pourrais pas faire attention », « va te laver les doigts et la figure, tu en as même sur le nez ! », « – Madame Piemme, excusez-moi, ce ne sont pas des cahiers, ce sont des torchons, / – Oui monsieur l’instituteur, je le lui dis sans arrêt, je le punis, vous savez », et surtout me voilà délivré d’un geste qui m’a révulsé toute ma vie : tracer des lettres sur une feuille. (…) De surcroît, l’ordinateur favorise un de mes penchants préférés, à vrai dire très incompatible lui aussi avec la pratique élégante de la graphie : l’exercice forcené de la correction. J’aime revenir mille fois sur une phrase, l’écrire de telle façon, la changer, changer encore, retrouver la première formulation, laisser dormir six mois, changer de nouveau, etc. (…) Garder à l’écriture son odeur animale : suivre la piste avec le nez. C’est amusant de voir grandir les personnages, de voir leurs affinités se tisser, de sentir qu’à un moment donné ils ont une bien plus grande autonomie que celle qu’on imagine. Quand la pièce vient à maturité, il arrive même un moment où l’écriture galope derrière eux. C’est le moment heureux de l’écriture, celui où « ça va tout seul ». C’est le moment idéal également pour aborder (enfin !) la question de la construction, le moment où il faut prendre du recul, essayer de bâtir un ordre, repérer des manques, des pistes non traitées, etc. Car à trop suivre le personnage, on peut vite aller là où le projet ne le demande pas.
Jean-Marie Piemme, Accents toniques, Journal de théâtre 1973-2017, Editions Alternatives théâtrales, 2017, page 135
RC
J'ai ou bien l'impression de m'entendre ou bien l'impression que tu mets des mots sur des choses qui pour moi restaient à l'état de sensations. Bien entendu je ne fais pas tout de la même façon, mais la résonance est par moment troublante. J'écris aussi directement sur l'ordinateur car mon rythme manuel est bien trop lent. J'ai toujours mal écrit également. Les retours sur mon écriture étaient cuisants. À tel point qu'à partir de la 1ère je prenais des notes en script majuscule! Donc l'ordinateur... En revanche, si parfois bien sûr j'écris des phrases, des mots, des formules, parfois des scènes entières sans savoir pourquoi, cela va principalement mûrir dans ma tête avant de sortir sur une période brève et fiévreuse sur l'ordinateur. Je ne comprends que trop bien cette impression que le personnage « vit sa vie » et même que parfois je lui fais faire ou dire des choses qui ne lui vont pas. Je suis fasciné par cette existence propre du personnage...
Sinon, pour moi, tout est rythmique. Je vois le sens de la réplique selon la respiration. Le sens de l'échange selon la longueur des répliques. J'ai l'impression que ça se raconte si le rythme me semble juste. Mais mon gros défaut, je pense, et je voudrais bien ton avis là-dessus, c'est ma difficulté à modifier. Compte tenu du fait que ça mûrit longuement et que cela sort suivant le rythme, il m'est très difficile de modifier le texte. Je n'écris pas pendant six mois ou un an et ça sort. Bien entendu je corrige, mais c'est minime comparé aux versions nombreuses de certains autres. Il m'est arrivé d'écrire, d'être horrifié à la relecture et aux anges après un repos d'un jour... ou d'un mois! Parfois je veux corriger mais le rythme n'est plus le bon. Je préfèrerais réécrire une scène plutôt que de briser ce rythme. Est-ce que je ne sacralise pas trop mes propres mots? Tu sembles largement souligner la vertu de la correction, précisant qu'une piste en annule dix autres, pour te paraphraser...
JMP
J’accorde une grande importance à la possibilité de me déplacer dans mon écriture, à ne pas rester prisonnier de la première idée ou du premier geste verbal. Je ne sacralise pas l’écriture. Je prends plaisir à la variation. Mon rapport à l’écriture est joueur, jouant. D’où les nombreuses versions que comportent souvent mes textes. Pourtant se corriger, suivre une autre piste, renouveler sa propre langue n’est pas simple. On ne change pas de phrase comme on change de chemise. Parfois le temps qui passe est un allié. Se relire à six mois de distance, quand l’investissement qu’on met dans son écriture s’est amoindri, aide à faire le tri, à sortir de l’aveuglement narcissique, et les fausses bonnes idées, les fausses bonnes formulations apparaissent dans leur évidence. Mais de l’évidence à la correction, il y encore du chemin. Chercher une autre phrase, un autre mot, un autre rythme reste difficile. Souvent, la phrase ancienne prend le pas sur la nouvelle phrase à inventer. On voudrait la changer, elle s’obstine à vous revenir sous les yeux. Que faire? Ne pas la garder sous les yeux justement. Quand je décide de corriger un état du texte, j’évite d’y retourner visuellement. Concrètement cela signifie que j’ouvre une nouvelle page sur l’ordinateur et que je travaille de mémoire, sans jamais revenir au texte. Je m’accroche à l’idée, mais sans revenir aux mots. Ou encore je me remémore la situation et je cherche à faire surgir en elle des éléments nouveaux, inattendus, qui dérangent le ronron que j’ai dans la tête. Pour me corriger, je dois accepter de me mettre en péril comme auteur et de mettre le texte en péril. Je dois me donner un obstacle qui remobilise mon désir d’écrire et mes forces. Pour le faire, j’ai mes « trucs ». Par exemple, la réplique que j’avais attribuée au personnage A, et que je voudrais changer, je l’attribue au personnage B avec qui A dialoguait. Tout déraille. Le dialogue perd sa logique et les répercussions se font sentir à d’autres endroits du texte. Et, c’est là que se présentent de nouveaux possibles et de nouvelles formulations qu’il va falloir apprivoiser. Il ne s’agit pas d’écrire le contraire de ce que je voulais écrire. Il s’agit de puiser dans le point de vue nouveau une énergie différente. Celle-ci peut aider à corriger le passage qu’on veut transformer. Mais très souvent, elle apporte aussi des lumières sur d’autres endroits du texte que je ne cherchais pas à corriger. Un autre de mes « trucs » consiste à inverser cette fois non plus les répliques, mais le contenu d’une réplique. Exemple : A dit quelque chose. Et si A disait le contraire de ce qu’il dit, que se passerait-il dans la pièce? Une fois sur deux (façon de parler) la tentative aboutit à un cul de sac. Mais une fois sur deux (même remarque) elle fait surgir de la matière nouvelle ou de nouveaux aspects de la matière ancienne. Bref, dans l’exercice de la correction, la mise en danger est capitale, parce qu’elle seule peut susciter le quantum de désir nécessaire à la transformation du texte. Mais le danger, c’est aussi le danger de ne pas y arriver, le danger de se perdre. Heureusement si la pratique d’ébranlement n’est pas concluante, il reste toujours la possibilité de revenir à la formule initiale.
RC
Les jeux d'inversion des répliques par rapport aux personnages me parlent car parfois je me demande si la réaction de l'un ne serait pas plus légitime chez l'autre, comme si s'opérait un système de miroir possible dans le dialogue. La parole de l'un serait-elle le révélateur de l'autre, créant un effet d'écho? Je retrouve ce jeu dans la pratique théâtrale: parfois quand deux acteurs jouent trop près du texte, je leur propose d'inverser leur proposition de jeu et le texte prend un nouveau tour, le rapport que chacun entretient avec le texte et celui qu'ils entretiennent avec leur partenaire s'en trouvent enrichis. Et comme le texte reste le même, le sens y est toujours. Non pas que ce soit une science exacte mais le jeu d'échange, d'inversion a souvent fait ses preuves. Je reconnais dans ton processus de travail une légèreté et une dextérité liée à la pratique que je retrouve plus dans ma place de directeur d'acteur que d'auteur. J'ai toujours considéré qu'écrire était le cœur le plus fragile (au sens de précieux et délicat, pas de faible) de tous mes processus créatifs et donc j'ai souvent eu tendance à vouloir l'envelopper, le protéger, etc... Mais cela m'empêche certainement d'avancer, d'explorer autant que je le voudrais! En dirigeant des comédiens, j'ai beaucoup plus cette notion d'artisanat, de tentative et d'expérience dans les pattes. Ainsi je n'ai pas peur de reprendre, de gommer, de déconstruire pour reconstruire. J'ai toujours pensé que mes pratiques artistiques étaient un réseau de vases communicants, donc peut-être que ma pratique de mise en scène peut nourrir mon travail d'écriture plus encore que je ne l'imagine!
Pour finir, je trouve un point commun avec ce que tu me partages: le fait de reprendre une page neuve pour réécrire une scène plutôt que corriger la scène originelle. Et ne pas relire la première version pour éviter qu'elle ne pollue trop celle qui arrive. Le travail « de mémoire » a ses vertus. Comme je te le disais, pour moi la justesse est liée au rythme, et je préfère réécrire tout que de bricoler des bouts de bouts, pour trouver du coup un nouveau rythme. Quand j'ai voulu corriger Trouver Astérion, ça a été terrible: je ne voulais pas réécrire, juste raboter ça et là. Du coup, certains passages me semblaient grossièrement amputés, et le raccord avec la suite très maladroit. Je changeais 5-6 mots. Et le lendemain je recommençais 5-6 mots. Et ainsi de suite des micro-changements chaque jour. Si j'avais eu plus de cheveux sur la tête, je me les serais probablement arraché! Ça n'allait jamais! Idem que pour ma difficulté à écrire, je suppose que je dois accepter que « c'est comme ça », que je sais mieux réécrire que corriger à strictement parler…