lundi 25 avril 2022

Du questionnement du spectateur

L’écrivain n’est pas un professeur de morale, écrit Büchner dans une lettre, faisant savoir ainsi que si une pièce traduit toujours un point de vue, elle n’est pas pour autant la matérialisation d’une voie (et d’une voix : celle de l’écrivain supposé savoir). Projetée au présent, cette distinction recoupe celle que fait Georges Didi-Huberman entre prise de parti et prise de position. Cette distinction me paraît capitale pour garder au théâtre sa visée politique et simultanément pour ne pas instrumentaliser cette visée, pour ne pas la durcir en un point de maîtrise qui ne laisse plus au spectateur que la posture de la soumission à l’idéologie défendue ou à son rejet. Le livre de Didi-Huberman sur Brecht Quand les images prennent position me paraît de ce point de vue tout à fait convaincant.

Jean-Marie Piemme, Accents toniques, Journal de théâtre 1973-2017, Editions Alternatives théâtrales, 2017, page 275


RC
Si je te comprends bien, tu pointes le fait qu'un point de vue développé dans une œuvre est plus un champ de questions qu'une posture et doit plus pousser le lecteur/auditeur/spectateur à rentrer dans le débat que lui imposer une idée immuable, c'est ça?

JMP
Exactement. L’œuvre doit être un matériau ouvert, pas un message. Ce matériau ouvert peut procéder de points de vue sur le monde ou sur le théâtre ou sur le rapport entre les deux. Il ne doit jamais virer à la démonstration, au prêche, à la leçon donnée d’en haut.

De la profession artistique

Au plan personnel, une commande met en jeu le désir. On écrit parce qu’on a un désir. On écrit parce qu’on a envie de quelque chose. On écrit parce qu’on a de l’intérêt, au sens large du terme, pour quelque chose. En même temps, cet intérêt, on suppose qu’il sera partagé par quelqu’un. On écrit pour que le désir de l’autre vienne rejoindre le désir que l’on a. La commande est un cas de figure qui met assez bien en marche et en jeu cette dialectique du double désir. Être désiré, c’est plutôt bien ; c’est plutôt une ouverture intéressante. Ça ne fait pas l’œuvre, ça ne fait pas la qualité de l’œuvre surtout, mais ça ouvre un espace où tout à coup on se dit : « J’existe pour quelqu’un », ce qui me paraît quand même assez fondamental. (…) En général, si elle n’a pas un certain nombre de connexions avec l’institution théâtrale, la pièce risque de se retrouver dans un tiroir. L’auteur cesse donc d’être un auteur. Est-on un auteur de théâtre quand on a écrit une pièce de théâtre et qu’elle se trouve dans un tiroir ? L’auteur n’a donc comme seule solution que de reprendre le processus à son départ. Le système de bourses génère des vocations mais ne fait pas fonctionner ce pour quoi une pièce de théâtre est écrite, c’est-à-dire la scène.

Jean-Marie Piemme, Accents toniques, Journal de théâtre 1973-2017, Editions Alternatives théâtrales, 2017, page 255


RC
Tu dis « la pièce risque de se retrouver dans un tiroir. L'auteur cesse donc d'être un auteur. Est-on un auteur de théâtre quand on écrit une pièce de théâtre et qu'elle se trouve dans un tiroir? ». Je suppose que tu parles de la profession, de l'étiquette sociale « auteur » et non du fait en soit? Je veux dire, un homme écrit une pièce; qu'elle soit jouée ou non, cet homme est auteur de théâtre. Pas connu, pas de profession peut-être, pas étiqueté comme cela, mais il est auteur tout de même, non? Musset a renoncé à être joué un temps, il écrivait, était publié, probablement lu, mais pas joué. Était-il moins un auteur de théâtre qu'avant ou après cette période sans plateau?
Je te provoque en parlant « d'étiquette »; je ne suis pas satisfait de la formule mais pourtant... faut-il être joué, reconnu par une profession, etc. pour être auteur dramatique? J'en parle dans ma pièce Cassandra où Théodora se demande « Faut jouer pour être actrice / Faut gagner du fric en jouant pour être actrice / Faut avoir du succès pour être actrice / Faut quoi / Faut savoir faire quoi / Faut être reconnue par qui / Faut être reconnue par les gens / Faut être reconnue par le métier / Faut être reconnue par qui ». Je ne cherche pas à comparer ce qui n'est pas comparable: bien sûr qu'un grand acteur ou auteur reconnu c'est différent que quelqu'un qui fait du théâtre avec quelques amis ou qui écrit des pièces lues par son cercle de proches. Mais est-on moins acteur ou moins auteur si on n’est pas connu, reconnu, désiré, etc.? N'est-on pas acteur à partir du moment où on joue et auteur à partir du moment où on écrit? Encore une fois, je fais bien une différence entre la pratique d'un art et celle d'un métier, d'une profession. Et dans le cadre de cette profession, je fais la différence entre ceux qui travaillent beaucoup et ceux presque pas. Mais outre le fait que certains artistes travaillent beaucoup pour des propositions médiocres et certains peu pour des propositions puissantes, je pense qu'être acteur ou auteur n'a d'abord pas de rapport avec une profession, qui vient dans un second temps. Une collègue comédienne a écrit une petite série web dans laquelle elle raconte ses difficultés pour travailler. Dans une scène avec sa mère, l'héroïne, comédienne donc, explique qu'elle fait un métier que souvent, pendant de longues périodes, on ne fait pas; pour mille raisons, mais que nombreux sont les comédiens qui ne jouent pas ou peu... alors où est la limite? Quand sont-ils comédiens? De même je regarde des collègues parfois en difficultés et mes élèves d'ateliers qui viennent toutes les semaines et jouent un spectacle par an. Souvent des chefs-d’œuvre. Donc eux ne seraient pas comédiens bien qu'ils pratiquent régulièrement et jouent Koltès, Marivaux ou Tchékhov? Et certains de mes collègues sont comédiens alors qu'ils font des figu et un spectacle de temps en temps?

JMP
Un auteur écrit une pièce, cette pièce reste dans le tiroir. Dans ce cas l’auteur reste l’auteur (puisqu’il a produit une œuvre). Mais cette œuvre n’est pas (pas encore?) socialement reconnue. Cette œuvre peut être mauvaise, l’auteur reste alors l’auteur d’une œuvre mauvaise. Mais un comédien qui ne joue pas n’a rien pour attester qu’il est comédien. On ne voit son œuvre qu’en acte. Si l’acte manque, l’œuvre manque. Ce comédien qui ne joue pas peut certainement se penser comédien, mais rien ne l’atteste. Est-ce qu’un alpiniste qui ne gravit jamais la montagne est un alpiniste? Est-ce qu’un metteur en scène qui ne met jamais en scène est un metteur en scène? Et quelqu’un qui joue peu? Il est certainement comédien quand il joue. Quand il ne joue pas, il est dans un vouloir-être comédien que le réel n‘actualise pas. Il faut distinguer la perception qu’une personne peut avoir d’elle-même de l’inscription de cette personne dans un champ social. C’est aussi le regard de l’autre qui qualifie ce qu’on est, la conviction intime qu’on peut avoir d’être ceci ou cela ne suffit pas.

RC
D'abord tu sembles d'accord qu'un auteur est auteur à partir du moment où il écrit mais tu fais la différence, et je l'entends, avec la reconnaissance sociale d'être auteur. Ensuite tu montres la différence avec le cas où un comédien ne joue pas en précisant donc qu'il n'est pas comédien puisque rien ne l'atteste. Je l'entends aussi. Mais je voudrais nuancer en précisant qu'un comédien qui joue peu (et non « pas ») n'est pas moins comédien qu'un autre qui joue beaucoup. Je veux dire: on n’a pas besoin de « faire » en permanence pour « être » quelque chose. Un comédien très tatillon et exigeant qui ne jouerait que quelques pièces ou ne tournerait que quelques films peut d'ailleurs être un bien meilleur comédien qu'un autre qui enchaîne les navets... j'ai l'impression (ou l'envie peut-être!) qu'être quelque chose se mesure d'avantage en qualité qu'en quantité. D'ailleurs, si on parle de reconnaissance sociale (et non de strict succès public), on reconnaît plus la qualité d'un acteur discret qui joue dans de bons films qu'un acteur de films lourdingues qu'on voit partout. Idem pour les auteurs d'ailleurs. Un auteur de boulevards médiocres qui a écrit trente pièces sera toujours moins bien considéré que Büchner qui n'en a écrit que trois! Il me semble bien qu'être quelque chose, que ça laisse une trace comme une pièce écrite ou n'en laisse pas, se distribue selon plusieurs critères: le fait de faire la chose, le fait d'être reconnu pour cela, le fait de faire la chose bien ou de la faire beaucoup.
Peut-être que cette question ne te semble pas importante mais depuis que je suis dans cet art/métier/milieu j'ai rencontré tant d'auteur non joués, de comédiens qui jouaient beaucoup mais de toutes petites choses, d'autres qui jouaient peu, des amateurs qui jouent des chefs-d’œuvre, des pro qui préfèrent ne pas jouer que jouer des textes idiots, etc. Que je suis très questionné sur ce que veut dire « être » auteur, comédien, artiste et « faire » du théâtre, de l'art, etc. C'est pour moi un enjeu important et même une question qui se pose pour l'avenir alors que je ne me reconnais plus dans les programmations, que je peine à voir des spectacles qui me bouleversent, qu'en France cela gronde, qu'on occupe les théâtres et qu'on critique la réforme du statut d'intermittent et le système actuel de subvention, et ce de façon inédite dans ce contexte inédit.
Et une anecdote qui résonne avec nos échanges: récemment j'ai participé à une réunion virtuelle sur les auteurs de théâtre. Les seuls points abordés étaient strictement des questions de salaires, de comités de lecture, etc. Mon éditeur était là et il a constaté l'arrêt de l'activité depuis presque un an. Et il a posé la question: « et si le théâtre disparaissait? » J'ai pensé de suite à mon échange avec toi sur Sapiens qui fait de l'art et que ce n'est pas immuable, que peut-être le théâtre un jour ne sera plus, qu'il y a déjà eu des périodes où le théâtre était presque absent. Et bien tout le monde semblait dire que bien sûr que non, que les situations enrichissent toujours l'art et que blablabla. Je n'ai pas su intervenir tant j'étais interloqué par cette incapacité à simplement envisager les possibles, à s'enfermer dans l’idée que le théâtre sauverait le monde et ferait avec certitude partie dans notre avenir... pourquoi s'interdire de poser des questions?

JMP
Il est toujours difficile de séparer les aspirations personnelles des conditions sociales dans lesquelles elles s’exercent. Il y a certainement des comédiens qui travaillent beaucoup et qui au fil du temps ont perdu toute fibre artistique, ils ne sont plus que des fonctions. Et des comédiens qui travaillent peu (ou pas hélas) et qui gardent en eux un feu sacré. J’en ai même connu qui très talentueux ont renoncé à jouer parce qu’il ne pouvait pas supporter la brutalité sociale du métier. Nous naviguons tous entre réalité et rêve dans un temps où la destinée du théâtre reste incertaine. La destinée sociale en tout cas. Et malgré tout, je pense que nous sommes mieux lotis que le cinéma par exemple, plus concurrencé par d’autres formes d’images, beaucoup plus cher à concevoir. Faire du théâtre ne demande en premier lieu que le désir et la volonté d’en faire pour des gens qui ont le désir et la volonté d’en voir. Il se peut que l’avenir du théâtre soit dans une pratique amateur de haut niveau. C’est un avenir social réduit, c’est un avenir significatif important. La qualité ici l’emporterait sur la quantité. Ce serait un art plus proche des vivants que de la culture institutionnalisée. En petit groupe, on ferait l’expérience de ce qu’on est, de ce qu’on vit sans souci de diffusion nationale ou internationale. Pour l’heure, je crois qu’il faut s’en tenir à ce qu’on sait faire et composer avec ce que le réel nous permet de faire.
Sous cet angle, l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir serait un gigantesque coup de pied dans la fourmilière théâtrale (et pas que là, évidemment). La question de l’existence du théâtre et des formes qu’il pourrait prendre passe aussi par là.

lundi 18 avril 2022

De l’écriture (2)

Il venait chaque jour à « La Mort subite ». Chaque jour, il apportait son grand cahier toilé, s’asseyait à une des tables du fond, le plus retiré possible, il ne regardait jamais les autres clients, fixait sa page blanche, le crayon suspendu sans qu’aucun mot n’en sorte. Vous écrivez, lui dis-je ? Il eut un sourire d’amertume. Vous vous moquez, monsieur. J’essaie d’écrire, je voudrais écrire. Mais chaque fois que je veux utiliser le crayon, une terrible résistance pèse sur moi, sur lui, si bien que lui et moi devenons incapables d’inscrire sur ce cahier quelque mot que ce soit. Comme je m’étonnais qu’un tel poids puisse peser sur un homme et sur son crayon, il me répondit que la chose était somme toute normale. Je ne suis plus jeune, monsieur, j’ai vu bien des choses, j’ai lu les plus grands auteurs. Tout cela brise le mouvement de mon crayon. Dépositaire du savoir des livres et de l’expérience, comment puis-je encore espérer faire passer la somme de ce que je sais par ce mince canal ?

Jean-Marie Piemme, Accents toniques, Journal de théâtre 1973-2017, Editions Alternatives théâtrales, 2017, page 244


RC
L'homme dit que la somme de ses lectures depuis sa jeunesse empêche l'acte d'écrire. Pour moi, ce fût exactement le contraire: c'est surtout voir des pièces qui m'a inspiré dès l'enfance. Mes premiers textes étaient largement inspirés d'autres, avec ce besoin de dire à ma façon, avec mes tournures. Probablement aussi que je ne comprenais pas tout ce que j'avais vu et j'avais besoin de réécrire pour plus de clarté personnelle. Il m'a fallu longtemps pour me débarrasser de ce besoin de tout comprendre et de tout maîtriser. Une certaine lenteur, une grande attente pour être prêt pour la poésie. Cela vient certainement de mon éducation mais aussi d'un besoin de mûrir. Précoce pour écrire mais en retard pour accepter de laisser les idées, les histoires, les personnages surgir, pour accepter de découvrir avec l'écriture.

JMP
En commençant d’écrire de la fiction à plus de 40 ans, et ayant un passé de dramaturge, ma crainte était d’écrire comme un dramaturge. Je ne souhaite pas écrire une fiction que l’on qualifierait d’intellectuelle ou de savante. Après l’écriture de ma première pièce, j’ai décidé de renoncer à cette fonction de dramaturge. Je ne voulais pas mélanger les genres. Ma fonction de dramaturge s’inscrit dans mon trajet scolaire, c’est là que j’ai appris à décortiquer les textes. Mes écritures de fiction s’ancrent je ne sais trop où, dans l’enfance, dans quelque chose dont je n’ai que partiellement conscience, dans un instinct. Cela ne signifie pas que le savoir dramaturgique est absent. Je suis très conscient de l’écriture des autres. Mais quelque chose d’inconnu de moi est plus fort, parvient à digérer tout ça.

Du pouvoir

Emballez, c’est pesé ! Le pouvoir et l’identité. Notre identité est dépendante de nos intérêts et nos intérêts sont engendrés dans une multitude de rapports de forces. En conséquence, nos intérêts sont contradictoires, et notre identité infixable, toujours mobile, mouvante. Les gens sont noués par une multitude de rapports de forces. Leur identité est sans arrêt remodelée, déplacée, fracturée. Il faut écrire le mouvement des contradictions, leur dispersion, Emballez veut le tenter : Il n’y a pas d’affrontement central qui organise les oppositions entre personnages, mais un réseau de contradictions qui se déplacent au fil des affrontements partiels. L’idée d’un grand affrontement central est obsolète. Il n’y a plus qu’une myriade d’affrontements mais rien ne vient plus les totaliser.

Jean-Marie Piemme, Accents toniques, Journal de théâtre 1973-2017, Editions Alternatives théâtrales, 2017, page 207


RC
Je ne suis pas certain de comprendre cette histoire d'affrontement central et notamment son obsolescence: veux-tu dire qu'il n'y a pas ou plus de possibilité de frontalité pour régler/avancer/résoudre/apaiser car nos contradictions ne permettent pas de régler les choses en une fois avec une personne? Je crois comprendre deux choses:
- Hollywood créé des raccourcis en tentant systématiquement de tout régler par un affrontement final avec un personnage qui cristalliserait et rassemblerait tous nos soucis/questions/contradictions.
- En parlant d'obsolescence, tu "accuses" des œuvres passées, voire des auteurs du passé d'avoir fait preuve de légèreté ou d'avoir utilisé ces raccourcis. Des exemples?

JMP
Il est ici question de certaines conceptions du pouvoir. On peut concevoir le pouvoir comme le résultat d’un affrontement entre deux forces, en gros, les dominants et les dominés. Une autre définition du pouvoir consiste à dire que le pouvoir ne se concentre pas dans l’affrontement de deux groupes mais qu’il est partout et à tous les niveaux de la société. Qu’en est-il par exemple du pouvoir du médecin sur le patient? Du mari sur sa femme? Du plus pauvre des pauvres sur son chien? De l’enseignant sur l’élève, etc.? La première conception, le grand affrontement, ne permet pas de répondre aux questions posées. On ne peut pas dire que les problèmes que posent ces questions seront résolues quand par exemple, la force 1 a gagné contre la force 2 (ou l’inverse). Avec la première conception, on ne peut pas aborder certaines contradictions. Par exemple : le leader syndical qui tyrannise son personnel proche; ou l’avocat de gauche/droite qui croit aux valeurs républicaines mais bat sa femme. Ou encore, le médecin qui traite son patient comme un objet à réparer, les rapports de forces dans un couple, etc. Ce type de contradictions peut être pris en compte si on se règle sur l’idée que le pouvoir est partout toujours à l’œuvre dans tous les rapports humains. Et que là où il y a du pouvoir, il y a de la résistance : tout cela a été théorisé par Foucault. Il est certain que la première conception conduit vite au manichéisme et qu’elle a une fécondité narrative (le bien contre le mal, le bon contre le méchant) et l’industrie cinématographique en fait grand cas. Dans Emballez, c’est pesé !, je voulais traiter du pouvoir au quotidien. La pièce touche à la question du racisme et je voulais montrer comment agit la cascade du pouvoir dans cette thématique.

mardi 12 avril 2022

Du mouvement

La définition de ce que nous sommes est mouvement, retournement, pas de côté, retour en arrière, marche avant accélérée, dégagement, surplace, envolée, chute. C’est pourquoi nous aimons ce que nous n’aimions pas, ou nous n’aimons plus ce que nous avons aimé, pourquoi nous allons dans une direction pour aller dans une autre, pourquoi nous nous retournons pour voir autre chose que ce que nous avions vu, pourquoi nous nous haussons sur la pointe des pieds pour ne rien voir du futur, pourquoi, tout compte fait, nous sommes des bouffons entrant toujours en scène au mauvais moment, et quand il advient dans l’exception que nous entrions au moment adéquat, on peut être sûr que le hasard y a mis du sien en nous donnant le coup de pouce nécessaire. Mais rien de tout cela n’est triste ou lugubre. Tragique ou comique oui, ou les deux, et combien ! Mais pas dépressif. Il y a une jouissance de la composition/recomposition.

Jean-Marie Piemme, Accents toniques, Journal de théâtre 1973-2017, Editions Alternatives théâtrales, 2017, page 181


RC
Et qu'en est-il de l'exercice de la constance? On est d'une certaine façon ou on aime parfois certaines choses toute notre vie. Et d'autres choses changent. Penses-tu que nous devrions accepter de questionner nos goûts comme nous devons questionner nos idées? J'ai une fâcheuse tendance à me cramponner à des choses, à les user et ne les rejeter qu'une fois vraiment écœuré d'elles. En ce sens, je ne me sens pas acteur car je ne choisis pas, je me trouve lassé et je change. Faut-il, selon ta définition de mouvement, accepter cet état de fait et décramponner nos goûts?
Parfois je me demande si la fidélité à mes obsessions ne m'empêche pas de voir autrement et de découvrir d'autres choses.

JMP
Il y a certainement en nous une tension contradictoire à la permanence et au mouvement. Et à propos de mouvement tu connais peut-être ce très court texte de Brecht
« Un homme qui n’avait pas vu Monsieur K. depuis longtemps le salue ainsi :
- Vous n’avez pas changé du tout.
- Oh !, dit Monsieur K. en pâlissant. »
Inquiétude à l’idée qu’on reste le même. En effet, même celui qui ne change pas vit dans un monde qui change et cela affecte aussi sa permanence. Par exemple un comportement donné était louable pour une personne qui a 20 ans devient un comportement critiquable quand cette personne en a 80. Pourquoi? Parce que le monde a changé. Qu’on le veuille ou pas, le temps nous déplace. Proust excelle dans la perception des changements que le temps nous impose. On peut donc avoir changé en restant le même. Concernant le goût c’est pareil. Il y a eu un temps où ton goût pour ceci ou cela était « innocent ». Tu aimais ceci ou cela, point final. Mais aujourd’hui le même goût de ceci ou cela est interrogé, entre lui et toi tu as introduit la distance de la réflexivité, donc il y a mouvement. Tu n’occupes plus la même place par rapport à ton goût. Le raisonnement vaut pour l’obsession. L’obsession d’hier ne sera pas l’obsession de demain même si elle est identique. Il faut désubjectiviser cette question du mouvement et de la permanence, au moins si on analyse des situations, des trajets. Et si on se place au plan personnel, il faut considérer qu’il est parfois productif de renoncer à la permanence comme il peut être productif de ralentir le mouvement.

Du théâtre dans l’éducation

L’utopie pédagogique qui, à une certaine époque, a poussé certains membres de la communauté théâtrale à se muer en missionnaires chargés d’éduquer les populations scolaires par un message incisif et révolutionnaire que les professeurs traditionnels étaient supposés ne pas délivrer.

Jean-Marie Piemme, Accents toniques, Journal de théâtre 1973-2017, Editions Alternatives théâtrales, 2017, page 150


RC
Petit pied de nez aux éternels projets pseudo-pédagogico-citoyens dont sont friands l'Éducation Nationale et la Culture en France : justifier son implantation dans le territoire en s'adressant « aux jeunes » ou « aux classes populaires ». Pourtant, cela part d'une bonne intention. Alors que faire? S'intéresser d'avantage au contenu des spectacles et non à des pseudo-opérations vers le public lycéen ou les habitants du 93? Comment non pas draguer mais simplement raconter à ce public? Pour lui raconter, puisqu'il ne vient pas, faut-il aller à lui? J'ai (re)vu Britannicus de Racine récemment. Gratuit et sous chapiteau. Un jeune homme visiblement lycéen le voyait pour la 4ème fois. Mais que comprenait-il? Pas forcément tout de l'histoire romaine mais peut-être beaucoup des relations, des frictions, des trahisons, des rebondissements. N'est-ce pas un pari gagné alors? Mais un jeune homme nouveau spectateur sur 80 spectateurs avertis, n'est-ce pas un grand échec? Le théâtre n'est plus le maître de son domaine. On se réunit plus facilement au concert. On va plus facilement au cinéma. On a accès plus facilement à la télévision. Du coup quelle est la place du théâtre si la télévision (de qualité, cela s'entend) peut faire le boulot pseudo-éducatif des jeunes, des futurs citoyens? Le théâtre n'a-t-il pas vocation à devenir un art non pas populaire mais marginal? Se nourrir de cette mise à l'écart pour en faire un endroit alternatif et non de la citoyenneté basique? Plutôt que de trainer des élèves voir Le Cid de Corneille, est-ce qu'il ne faudrait pas saisir l'opportunité de proposer non pas la poussière mais l'alternative? J'ai adoré Ruy Blas de Hugo à 16 ans et La Forêt d’Ostrovski à 17. Les Bonnes de Genet à 15 ans ont changé ma vie. Mais je suis le seul sur une multitude. Des milliers d'élèves qui s'ennuient peut-être pour quelques passionnés. N'est-ce pas la preuve que cette mascarade a assez duré? La vocation du théâtre n'est-elle pas de proposer autre chose, tout simplement, et non d'être une base incontournable de l'éducation?

JMP
Evidemment, je pense comme toi que le théâtre comme vecteur d’éducation a fait son temps. Mais est-ce un mal? J’ai écrit dans les années 80 un texte intitulé « Du théâtre comme art minoritaire ». J’y marquais en effet la perte de centralité du théâtre aujourd’hui. Mais j’y notais aussi qu’à toute perte correspond un gain. Le théâtre perd en surface sociale (au sens où il n’est plus la caisse de résonance principale des problèmes et des contradictions d’une société) mais gagne en territoire à explorer, en puissance de signification. On peut rappeler qu’un président de la république qui s’adresse à la nation utilise probablement moins de deux cents mots différents parce qu’il parle à la plus large audience possible. Alors que Shakespeare, dans ses pièces, utilise au moins 20 000 mots. Donc, on perd en extension, mais on gagne en signification. Reste qu’effectivement, le théâtre ne parle pas à tous, que tous ne s’y exposent pas. Remarquons d’abord qu’à aucun moment le théâtre n’a parlé à tous. Le théâtre antique excluait les femmes et les esclaves. Le théâtre racinien était un théâtre de cour. Si le théâtre shakespearien semblait plus populaire, il n’y avait qu’un théâtre du Globe pour toute l’Angleterre. Personnellement, je ne vois pas un problème civique à ce que la population entière ne vienne pas au théâtre. Après tout, moi, je ne chasse pas, je ne pèche pas et je ne fréquente pas les lieux de sport et je ne vais pas au concert. C’est mon droit, mon choix; comme ça peut être le droit et le choix d’autres de ne pas aller au théâtre. Là où je vois un gros problème civique, c’est dans l’inégalité sociale à l’accès au théâtre. Je voudrais non que tous aillent au théâtre, mais que tous puissent en connaissance choisir d’y aller ou pas. Hélas, nous vivons dans une société de classe qui éloigne les uns des activités culturelles quand elles en rapprochent les autres. Et il y a un troisième aspect des choses : le devenir technologique ne va pas dans le sens du théâtre, dans le sens du « vivant ». Les audiences de masse sont du côté de la technologie, là où les audiences réduites sont celles du théâtre. Je me console en me disant qu’une grande merde adressée à tous reste une grande merde; et qu’une petite chose bien faite qui s’adresse à peu de monde reste une petite chose bien faite. Et c’est là que peut se situer la fonction d’éveil du théâtre. Eveil pour le petit nombre, mais le petit nombre importe. Si le théâtre a été un art collectif dans les temps passés, un art de rassemblement, il est aujourd’hui un art individuel, un art où un individu se noue à un spectacle, à un texte, les tricote dans sa vie à lui, se donne par lui un regard, une respiration, un surcroit de sensibilité, un horizon. Cette activité-là me parait essentielle. Si on la perdait, on perdrait un canal d’accès au réel. On enregistrerait une perte qualitative de la vie.

lundi 4 avril 2022

De la cohérence dramaturgique

Dans sa Lettre à d’Alembert, Rousseau reproche à Molière de ne pas respecter la logique des caractères dans Le Misanthrope. Alceste qui veut le bien de l’humanité ne devrait se soucier que du malheur d’autrui et pas du sien. Et Philinte (qui incarne selon Rousseau l’indifférence et la tiédeur sous couvert de sagesse) devrait être indifférent à ce qui arrive au monde et seulement préoccupé de lui. Mais Molière veut écrire une comédie, il doit faire rire et pour cela faire des entorses à la logique caractérielle des personnages, explique Rousseau. En termes contemporains, on dirait que la logique dramaturgique du genre implique la présence de contradictions et de conflits intérieurs qui surdéterminent l’identité des personnages.

Jean-Marie Piemme, Accents toniques, Journal de théâtre 1973-2017, Editions Alternatives théâtrales, 2017, page 146


RC
Tu nous racontes que Rousseau critique chez Molière ce qu'il a sacrifié de la peinture des caractères au profit de la dramaturgie... Mais n'est-ce pas précisément cette capacité à doser justement les caractères et la dramaturgie qui donne sa qualité au Misanthrope? Ce n'est peut-être pas pour rien que le théâtre de Molière est si reconnu et celui de Diderot par exemple  totalement oublié... J'ai souvent des questions dans les ateliers d'écritures ou de théâtre sur le fait qu'un personnage aurait pu réagir autrement, que sa réaction n'est pas la plus strictement cohérente par rapport à son caractère... ou inversement que le personnage prend beaucoup de place et l'action trop peu... Parfois ces remarques trahissent des incompréhensions, mais il arrive que certains de ces jeunes comédiens ou auteurs mettent le doigt sur une petite faiblesse... ces faiblesses nourrissent cependant le dialogue et questionnent. Elles me semblent par moment plus riches que la cohérence totale ou la peinture parfaite. Je pense que l'acteur se nourrit de ces contradictions qui humanisent terriblement les personnages qu'ils travaillent. Plusieurs chefs-d'œuvre de Molière possèdent des faiblesses, notamment dramaturgiques. Elles racontent la dynamique de rapiéçage, de censure, de réécriture, de commande, de hâte qui jalonnent la vie et les projets de l'auteur. Cela nous renseigne beaucoup sur ses intentions, ses questionnements, ses préoccupations...

JMP 
C’est sûr, l’idée d’une cohérence dramaturgique totale est un fantasme. Et le « défaut » au contraire est souvent source de créativité. Les constructions de Shakespeare sont parfois bancales, mais de son « bancal », on peut toujours tirer quelque chose, là où une pièce bien faite façon XIXe (Le critique Sarcey en a fait la théorie) se stérilise elle-même. On pourrait citer également Le Cid de Corneille, follement attaqué en son temps pour non-respect des règles de composition, mais qui survit aujourd’hui encore malgré ses « défauts ». Mais ce que Rousseau reproche à Molière est plutôt d’ordre moral. Rousseau fait un procès moral à Molière. S’il met en contradiction sa dramaturgie et le caractère du personnage, c’est pour montrer combien le théâtre est néfaste. Rousseau est un ennemi radical de la représentation. Quant à Diderot, se voulant lui aussi moralisateur au théâtre, il a écrit des pièces sans envergure, qui n’ont aujourd’hui aucune résonance. Le Diderot intéressant pour le théâtre (celui en tout cas qui m’intéresse) c’est paradoxalement le Diderot non théâtral, le Diderot du Neveu de Rameau, ou alors le Diderot du Paradoxe sur le comédien.

De l’écriture

Je rédige directement à l’ordinateur. J’ai banni le stylo avec délices. Je hais l’encre. Ça remonte à ce temps-là (lointain !), où s’est constitué mon dégoût physique pour ma façon de tracer les mots sur le papier, ma graphie. Aujourd’hui, je signe encore mes chèques à la main, c’est à peu près tout. Avec l’ordinateur, me voilà débarrassé de la cohorte des commentaires mi-ironiques mi-furieux qui accompagnaient mes premiers pas dans l’apprentissage de la graphie : « il s’en met partout », « tu ne pourrais pas faire attention », « va te laver les doigts et la figure, tu en as même sur le nez ! », « – Madame Piemme, excusez-moi, ce ne sont pas des cahiers, ce sont des torchons, / – Oui monsieur l’instituteur, je le lui dis sans arrêt, je le punis, vous savez », et surtout me voilà délivré d’un geste qui m’a révulsé toute ma vie : tracer des lettres sur une feuille. (…) De surcroît, l’ordinateur favorise un de mes penchants préférés, à vrai dire très incompatible lui aussi avec la pratique élégante de la graphie : l’exercice forcené de la correction. J’aime revenir mille fois sur une phrase, l’écrire de telle façon, la changer, changer encore, retrouver la première formulation, laisser dormir six mois, changer de nouveau, etc. (…) Garder à l’écriture son odeur animale : suivre la piste avec le nez. C’est amusant de voir grandir les personnages, de voir leurs affinités se tisser, de sentir qu’à un moment donné ils ont une bien plus grande autonomie que celle qu’on imagine. Quand la pièce vient à maturité, il arrive même un moment où l’écriture galope derrière eux. C’est le moment heureux de l’écriture, celui où « ça va tout seul ». C’est le moment idéal également pour aborder (enfin !) la question de la construction, le moment où il faut prendre du recul, essayer de bâtir un ordre, repérer des manques, des pistes non traitées, etc. Car à trop suivre le personnage, on peut vite aller là où le projet ne le demande pas.

Jean-Marie Piemme, Accents toniques, Journal de théâtre 1973-2017, Editions Alternatives théâtrales, 2017, page 135


RC
J'ai ou bien l'impression de m'entendre ou bien l'impression que tu mets des mots sur des choses qui pour moi restaient à l'état de sensations. Bien entendu je ne fais pas tout de la même façon, mais la résonance est par moment troublante. J'écris aussi directement sur l'ordinateur car mon rythme manuel est bien trop lent. J'ai toujours mal écrit également. Les retours sur mon écriture étaient cuisants. À tel point qu'à partir de la 1ère je prenais des notes en script majuscule! Donc l'ordinateur... En revanche, si parfois bien sûr j'écris des phrases, des mots, des formules, parfois des scènes entières sans savoir pourquoi, cela va principalement mûrir dans ma tête avant de sortir sur une période brève et fiévreuse sur l'ordinateur. Je ne comprends que trop bien cette impression que le personnage « vit sa vie » et même que parfois je lui fais faire ou dire des choses qui ne lui vont pas. Je suis fasciné par cette existence propre du personnage...
Sinon, pour moi, tout est rythmique. Je vois le sens de la réplique selon la respiration. Le sens de l'échange selon la longueur des répliques. J'ai l'impression que ça se raconte si le rythme me semble juste. Mais mon gros défaut, je pense, et je voudrais bien ton avis là-dessus, c'est ma difficulté à modifier. Compte tenu du fait que ça mûrit longuement et que cela sort suivant le rythme, il m'est très difficile de modifier le texte. Je n'écris pas pendant six mois ou un an et ça sort. Bien entendu je corrige, mais c'est minime comparé aux versions nombreuses de certains autres. Il m'est arrivé d'écrire, d'être horrifié à la relecture et aux anges après un repos d'un jour... ou d'un mois! Parfois je veux corriger mais le rythme n'est plus le bon. Je préfèrerais réécrire une scène plutôt que de briser ce rythme. Est-ce que je ne sacralise pas trop mes propres mots? Tu sembles largement souligner la vertu de la correction, précisant qu'une piste en annule dix autres, pour te paraphraser...

JMP
J’accorde une grande importance à la possibilité de me déplacer dans mon écriture, à ne pas rester prisonnier de la première idée ou du premier geste verbal. Je ne sacralise pas l’écriture. Je prends plaisir à la variation. Mon rapport à l’écriture est joueur, jouant. D’où les nombreuses versions que comportent souvent mes textes. Pourtant se corriger, suivre une autre piste, renouveler sa propre langue n’est pas simple. On ne change pas de phrase comme on change de chemise. Parfois le temps qui passe est un allié. Se relire à six mois de distance, quand l’investissement qu’on met dans son écriture s’est amoindri, aide à faire le tri, à sortir de l’aveuglement narcissique, et les fausses bonnes idées, les fausses bonnes formulations apparaissent dans leur évidence. Mais de l’évidence à la correction, il y encore du chemin. Chercher une autre phrase, un autre mot, un autre rythme reste difficile. Souvent, la phrase ancienne prend le pas sur la nouvelle phrase à inventer. On voudrait la changer, elle s’obstine à vous revenir sous les yeux. Que faire? Ne pas la garder sous les yeux justement. Quand je décide de corriger un état du texte, j’évite d’y retourner visuellement. Concrètement cela signifie que j’ouvre une nouvelle page sur l’ordinateur et que je travaille de mémoire, sans jamais revenir au texte. Je m’accroche à l’idée, mais sans revenir aux mots. Ou encore je me remémore la situation et je cherche à faire surgir en elle des éléments nouveaux, inattendus, qui dérangent le ronron que j’ai dans la tête. Pour me corriger, je dois accepter de me mettre en péril comme auteur et de mettre le texte en péril. Je dois me donner un obstacle qui remobilise mon désir d’écrire et mes forces. Pour le faire, j’ai mes « trucs ». Par exemple, la réplique que j’avais attribuée au personnage A, et que je voudrais changer, je l’attribue au personnage B avec qui A dialoguait. Tout déraille. Le dialogue perd sa logique et les répercussions se font sentir à d’autres endroits du texte. Et, c’est là que se présentent de nouveaux possibles et de nouvelles formulations qu’il va falloir apprivoiser. Il ne s’agit pas d’écrire le contraire de ce que je voulais écrire. Il s’agit de puiser dans le point de vue nouveau une énergie différente. Celle-ci peut aider à corriger le passage qu’on veut transformer. Mais très souvent, elle apporte aussi des lumières sur d’autres endroits du texte que je ne cherchais pas à corriger. Un autre de mes « trucs » consiste à inverser cette fois non plus les répliques, mais le contenu d’une réplique. Exemple : A dit quelque chose. Et si A disait le contraire de ce qu’il dit, que se passerait-il dans la pièce? Une fois sur deux (façon de parler) la tentative aboutit à un cul de sac. Mais une fois sur deux (même remarque) elle fait surgir de la matière nouvelle ou de nouveaux aspects de la matière ancienne. Bref, dans l’exercice de la correction, la mise en danger est capitale, parce qu’elle seule peut susciter le quantum de désir nécessaire à la transformation du texte. Mais le danger, c’est aussi le danger de ne pas y arriver, le danger de se perdre. Heureusement si la pratique d’ébranlement n’est pas concluante, il reste toujours la possibilité de revenir à la formule initiale.

RC
Les jeux d'inversion des répliques par rapport aux personnages me parlent car parfois je me demande si la réaction de l'un ne serait pas plus légitime chez l'autre, comme si s'opérait un système de miroir possible dans le dialogue. La parole de l'un serait-elle le révélateur de l'autre, créant un effet d'écho? Je retrouve ce jeu dans la pratique théâtrale: parfois quand deux acteurs jouent trop près du texte, je leur propose d'inverser leur proposition de jeu et le texte prend un nouveau tour, le rapport que chacun entretient avec le texte et celui qu'ils entretiennent avec leur partenaire s'en trouvent enrichis. Et comme le texte reste le même, le sens y est toujours. Non pas que ce soit une science exacte mais le jeu d'échange, d'inversion a souvent fait ses preuves. Je reconnais dans ton processus de travail une légèreté et une dextérité liée à la pratique que je retrouve plus dans ma place de directeur d'acteur que d'auteur. J'ai toujours considéré qu'écrire était le cœur le plus fragile (au sens de précieux et délicat, pas de faible) de tous mes processus créatifs et donc j'ai souvent eu tendance à vouloir l'envelopper, le protéger, etc... Mais cela m'empêche certainement d'avancer, d'explorer autant que je le voudrais! En dirigeant des comédiens, j'ai beaucoup plus cette notion d'artisanat, de tentative et d'expérience dans les pattes. Ainsi je n'ai pas peur de reprendre, de gommer, de déconstruire pour reconstruire. J'ai toujours pensé que mes pratiques artistiques étaient un réseau de vases communicants, donc peut-être que ma pratique de mise en scène peut nourrir mon travail d'écriture plus encore que je ne l'imagine!
Pour finir, je trouve un point commun avec ce que tu me partages: le fait de reprendre une page neuve pour réécrire une scène plutôt que corriger la scène originelle. Et ne pas relire la première version pour éviter qu'elle ne pollue trop celle qui arrive. Le travail « de mémoire » a ses vertus. Comme je te le disais, pour moi la justesse est liée au rythme, et je préfère réécrire tout que de bricoler des bouts de bouts, pour trouver du coup un nouveau rythme. Quand j'ai voulu corriger Trouver Astérion, ça a été terrible: je ne voulais pas réécrire, juste raboter ça et là. Du coup, certains passages me semblaient grossièrement amputés, et le raccord avec la suite très maladroit. Je changeais 5-6 mots. Et le lendemain je recommençais 5-6 mots. Et ainsi de suite des micro-changements chaque jour. Si j'avais eu plus de cheveux sur la tête, je me les serais probablement arraché! Ça n'allait jamais! Idem que pour ma difficulté à écrire, je suppose que je dois accepter que « c'est comme ça », que je sais mieux réécrire que corriger à strictement parler…

Des tableaux qui nous inspirent

Les sources d’inspiration d’un auteur sont souvent tortueuses et lui sont parfois opaques. On ne sait pas toujours ce qu’on sait, et ce qui ...