lundi 4 avril 2022

De la cohérence dramaturgique

Dans sa Lettre à d’Alembert, Rousseau reproche à Molière de ne pas respecter la logique des caractères dans Le Misanthrope. Alceste qui veut le bien de l’humanité ne devrait se soucier que du malheur d’autrui et pas du sien. Et Philinte (qui incarne selon Rousseau l’indifférence et la tiédeur sous couvert de sagesse) devrait être indifférent à ce qui arrive au monde et seulement préoccupé de lui. Mais Molière veut écrire une comédie, il doit faire rire et pour cela faire des entorses à la logique caractérielle des personnages, explique Rousseau. En termes contemporains, on dirait que la logique dramaturgique du genre implique la présence de contradictions et de conflits intérieurs qui surdéterminent l’identité des personnages.

Jean-Marie Piemme, Accents toniques, Journal de théâtre 1973-2017, Editions Alternatives théâtrales, 2017, page 146


RC
Tu nous racontes que Rousseau critique chez Molière ce qu'il a sacrifié de la peinture des caractères au profit de la dramaturgie... Mais n'est-ce pas précisément cette capacité à doser justement les caractères et la dramaturgie qui donne sa qualité au Misanthrope? Ce n'est peut-être pas pour rien que le théâtre de Molière est si reconnu et celui de Diderot par exemple  totalement oublié... J'ai souvent des questions dans les ateliers d'écritures ou de théâtre sur le fait qu'un personnage aurait pu réagir autrement, que sa réaction n'est pas la plus strictement cohérente par rapport à son caractère... ou inversement que le personnage prend beaucoup de place et l'action trop peu... Parfois ces remarques trahissent des incompréhensions, mais il arrive que certains de ces jeunes comédiens ou auteurs mettent le doigt sur une petite faiblesse... ces faiblesses nourrissent cependant le dialogue et questionnent. Elles me semblent par moment plus riches que la cohérence totale ou la peinture parfaite. Je pense que l'acteur se nourrit de ces contradictions qui humanisent terriblement les personnages qu'ils travaillent. Plusieurs chefs-d'œuvre de Molière possèdent des faiblesses, notamment dramaturgiques. Elles racontent la dynamique de rapiéçage, de censure, de réécriture, de commande, de hâte qui jalonnent la vie et les projets de l'auteur. Cela nous renseigne beaucoup sur ses intentions, ses questionnements, ses préoccupations...

JMP 
C’est sûr, l’idée d’une cohérence dramaturgique totale est un fantasme. Et le « défaut » au contraire est souvent source de créativité. Les constructions de Shakespeare sont parfois bancales, mais de son « bancal », on peut toujours tirer quelque chose, là où une pièce bien faite façon XIXe (Le critique Sarcey en a fait la théorie) se stérilise elle-même. On pourrait citer également Le Cid de Corneille, follement attaqué en son temps pour non-respect des règles de composition, mais qui survit aujourd’hui encore malgré ses « défauts ». Mais ce que Rousseau reproche à Molière est plutôt d’ordre moral. Rousseau fait un procès moral à Molière. S’il met en contradiction sa dramaturgie et le caractère du personnage, c’est pour montrer combien le théâtre est néfaste. Rousseau est un ennemi radical de la représentation. Quant à Diderot, se voulant lui aussi moralisateur au théâtre, il a écrit des pièces sans envergure, qui n’ont aujourd’hui aucune résonance. Le Diderot intéressant pour le théâtre (celui en tout cas qui m’intéresse) c’est paradoxalement le Diderot non théâtral, le Diderot du Neveu de Rameau, ou alors le Diderot du Paradoxe sur le comédien.

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