L’utopie pédagogique qui, à une certaine époque, a poussé certains membres de la communauté théâtrale à se muer en missionnaires chargés d’éduquer les populations scolaires par un message incisif et révolutionnaire que les professeurs traditionnels étaient supposés ne pas délivrer.
Jean-Marie Piemme, Accents toniques, Journal de théâtre 1973-2017, Editions Alternatives théâtrales, 2017, page 150
RC
Petit pied de nez aux éternels projets pseudo-pédagogico-citoyens dont sont friands l'Éducation Nationale et la Culture en France : justifier son implantation dans le territoire en s'adressant « aux jeunes » ou « aux classes populaires ». Pourtant, cela part d'une bonne intention. Alors que faire? S'intéresser d'avantage au contenu des spectacles et non à des pseudo-opérations vers le public lycéen ou les habitants du 93? Comment non pas draguer mais simplement raconter à ce public? Pour lui raconter, puisqu'il ne vient pas, faut-il aller à lui? J'ai (re)vu Britannicus de Racine récemment. Gratuit et sous chapiteau. Un jeune homme visiblement lycéen le voyait pour la 4ème fois. Mais que comprenait-il? Pas forcément tout de l'histoire romaine mais peut-être beaucoup des relations, des frictions, des trahisons, des rebondissements. N'est-ce pas un pari gagné alors? Mais un jeune homme nouveau spectateur sur 80 spectateurs avertis, n'est-ce pas un grand échec? Le théâtre n'est plus le maître de son domaine. On se réunit plus facilement au concert. On va plus facilement au cinéma. On a accès plus facilement à la télévision. Du coup quelle est la place du théâtre si la télévision (de qualité, cela s'entend) peut faire le boulot pseudo-éducatif des jeunes, des futurs citoyens? Le théâtre n'a-t-il pas vocation à devenir un art non pas populaire mais marginal? Se nourrir de cette mise à l'écart pour en faire un endroit alternatif et non de la citoyenneté basique? Plutôt que de trainer des élèves voir Le Cid de Corneille, est-ce qu'il ne faudrait pas saisir l'opportunité de proposer non pas la poussière mais l'alternative? J'ai adoré Ruy Blas de Hugo à 16 ans et La Forêt d’Ostrovski à 17. Les Bonnes de Genet à 15 ans ont changé ma vie. Mais je suis le seul sur une multitude. Des milliers d'élèves qui s'ennuient peut-être pour quelques passionnés. N'est-ce pas la preuve que cette mascarade a assez duré? La vocation du théâtre n'est-elle pas de proposer autre chose, tout simplement, et non d'être une base incontournable de l'éducation?
JMP
Evidemment, je pense comme toi que le théâtre comme vecteur d’éducation a fait son temps. Mais est-ce un mal? J’ai écrit dans les années 80 un texte intitulé « Du théâtre comme art minoritaire ». J’y marquais en effet la perte de centralité du théâtre aujourd’hui. Mais j’y notais aussi qu’à toute perte correspond un gain. Le théâtre perd en surface sociale (au sens où il n’est plus la caisse de résonance principale des problèmes et des contradictions d’une société) mais gagne en territoire à explorer, en puissance de signification. On peut rappeler qu’un président de la république qui s’adresse à la nation utilise probablement moins de deux cents mots différents parce qu’il parle à la plus large audience possible. Alors que Shakespeare, dans ses pièces, utilise au moins 20 000 mots. Donc, on perd en extension, mais on gagne en signification. Reste qu’effectivement, le théâtre ne parle pas à tous, que tous ne s’y exposent pas. Remarquons d’abord qu’à aucun moment le théâtre n’a parlé à tous. Le théâtre antique excluait les femmes et les esclaves. Le théâtre racinien était un théâtre de cour. Si le théâtre shakespearien semblait plus populaire, il n’y avait qu’un théâtre du Globe pour toute l’Angleterre. Personnellement, je ne vois pas un problème civique à ce que la population entière ne vienne pas au théâtre. Après tout, moi, je ne chasse pas, je ne pèche pas et je ne fréquente pas les lieux de sport et je ne vais pas au concert. C’est mon droit, mon choix; comme ça peut être le droit et le choix d’autres de ne pas aller au théâtre. Là où je vois un gros problème civique, c’est dans l’inégalité sociale à l’accès au théâtre. Je voudrais non que tous aillent au théâtre, mais que tous puissent en connaissance choisir d’y aller ou pas. Hélas, nous vivons dans une société de classe qui éloigne les uns des activités culturelles quand elles en rapprochent les autres. Et il y a un troisième aspect des choses : le devenir technologique ne va pas dans le sens du théâtre, dans le sens du « vivant ». Les audiences de masse sont du côté de la technologie, là où les audiences réduites sont celles du théâtre. Je me console en me disant qu’une grande merde adressée à tous reste une grande merde; et qu’une petite chose bien faite qui s’adresse à peu de monde reste une petite chose bien faite. Et c’est là que peut se situer la fonction d’éveil du théâtre. Eveil pour le petit nombre, mais le petit nombre importe. Si le théâtre a été un art collectif dans les temps passés, un art de rassemblement, il est aujourd’hui un art individuel, un art où un individu se noue à un spectacle, à un texte, les tricote dans sa vie à lui, se donne par lui un regard, une respiration, un surcroit de sensibilité, un horizon. Cette activité-là me parait essentielle. Si on la perdait, on perdrait un canal d’accès au réel. On enregistrerait une perte qualitative de la vie.