Il venait chaque jour à « La Mort subite ». Chaque jour, il apportait son grand cahier toilé, s’asseyait à une des tables du fond, le plus retiré possible, il ne regardait jamais les autres clients, fixait sa page blanche, le crayon suspendu sans qu’aucun mot n’en sorte. Vous écrivez, lui dis-je ? Il eut un sourire d’amertume. Vous vous moquez, monsieur. J’essaie d’écrire, je voudrais écrire. Mais chaque fois que je veux utiliser le crayon, une terrible résistance pèse sur moi, sur lui, si bien que lui et moi devenons incapables d’inscrire sur ce cahier quelque mot que ce soit. Comme je m’étonnais qu’un tel poids puisse peser sur un homme et sur son crayon, il me répondit que la chose était somme toute normale. Je ne suis plus jeune, monsieur, j’ai vu bien des choses, j’ai lu les plus grands auteurs. Tout cela brise le mouvement de mon crayon. Dépositaire du savoir des livres et de l’expérience, comment puis-je encore espérer faire passer la somme de ce que je sais par ce mince canal ?
Jean-Marie Piemme, Accents toniques, Journal de théâtre 1973-2017, Editions Alternatives théâtrales, 2017, page 244
RC
L'homme dit que la somme de ses lectures depuis sa jeunesse empêche l'acte d'écrire. Pour moi, ce fût exactement le contraire: c'est surtout voir des pièces qui m'a inspiré dès l'enfance. Mes premiers textes étaient largement inspirés d'autres, avec ce besoin de dire à ma façon, avec mes tournures. Probablement aussi que je ne comprenais pas tout ce que j'avais vu et j'avais besoin de réécrire pour plus de clarté personnelle. Il m'a fallu longtemps pour me débarrasser de ce besoin de tout comprendre et de tout maîtriser. Une certaine lenteur, une grande attente pour être prêt pour la poésie. Cela vient certainement de mon éducation mais aussi d'un besoin de mûrir. Précoce pour écrire mais en retard pour accepter de laisser les idées, les histoires, les personnages surgir, pour accepter de découvrir avec l'écriture.
JMP
En commençant d’écrire de la fiction à plus de 40 ans, et ayant un passé de dramaturge, ma crainte était d’écrire comme un dramaturge. Je ne souhaite pas écrire une fiction que l’on qualifierait d’intellectuelle ou de savante. Après l’écriture de ma première pièce, j’ai décidé de renoncer à cette fonction de dramaturge. Je ne voulais pas mélanger les genres. Ma fonction de dramaturge s’inscrit dans mon trajet scolaire, c’est là que j’ai appris à décortiquer les textes. Mes écritures de fiction s’ancrent je ne sais trop où, dans l’enfance, dans quelque chose dont je n’ai que partiellement conscience, dans un instinct. Cela ne signifie pas que le savoir dramaturgique est absent. Je suis très conscient de l’écriture des autres. Mais quelque chose d’inconnu de moi est plus fort, parvient à digérer tout ça.