mardi 12 juillet 2022

Des tableaux qui nous inspirent

Les sources d’inspiration d’un auteur sont souvent tortueuses et lui sont parfois opaques. On ne sait pas toujours ce qu’on sait, et ce qui vient faire déclic à l’instant de l’écriture peut provenir d’une lecture oubliée, d’une rencontre fugace, d’un signe du réel incompris jusque-là. Telle ou telle idée, tel ou tel détail inféconds trouvent soudain une juste place dans un processus qui jusque-là ne les incluait pas. Je parle en connaissance de cause. Certains tableaux me convoquent. Je ne les ai pas choisis en toute souveraineté, comme le ferait un connaisseur très averti de l’histoire de la peinture. Ce sont les hasards de la vie qui me les ont imposés, me les imposent. Et d’aimer tel ou tel tableau ne fait pas de moi un connaisseur de l’œuvre entière du peintre. Mes compétences en matière d’art pictural sont quasi nulles : grande mon ignorance des codes d’expression ou des débats qui ont pu traverser le genre à diverses époques. Vus où, ces tableaux, concrètement ? Difficiles à dire. Le musée pour quelques-uns, les Bruegel par exemple, à Bruxelles où j’habite), reproduction pour les autres, beaucoup d’autres, dans des livres d’art. Quand j’emploie le mot « convoquer », c’est au sens fort du terme. C’est une réelle injonction. Je la reconnais comme impérieuse au temps que je passe à regarder telle ou telle peinture sans savoir exactement ce que je vois ou ce que je dois regarder. Mais regarder, simplement regarder, est à ma portée. Regarder ces tableaux-là me rend actif. Oui? Non, faux. On ne peut pas dire ça comme ça. Actif : pas systématiquement. Pas d’emblée. J’ai longtemps regardé des tableaux « qui me parlaient » sans savoir qu’en faire. C’est le syndrome du poisson devant une pomme. En tout cas, je nomme ainsi cette étrange situation de savoir que quelque chose vous pousse sans que vous ne puissiez déterminer exactement ce que cette poussée vous veut.

Jean-Marie Piemme, Accents toniques 2 et Accents toniques 3, 2017-2021. (Inédits)


RC
Dans ce que tu écris, je trouve une résonance directe avec l'écriture de ma pièce Gloire de Juno. Une équipe que je connais bien me passe commande. Peu de contraintes si ce n'est quatre personnages, une histoire de voisins dans un immeuble. Des désirs imprécis, une envie de jouer sans exigence particulière. Je me retrouve le mardi avec cette commande et deux mois et demi pour l'exécuter. Le vendredi je suis dans le métro à la Gare Montparnasse, prêt à partir en vacances. Et surgit dans mon esprit un tableau de Bartholomeus Spranger, Hercule et Omphale. Je le connais depuis l'enfance et il me fascine, mais savoir pourquoi il m'est venu à l'esprit à ce moment-là est une énigme. Du tableau, je me souviens surtout de l'Hercule en robe au regard de chien battu et de l'air malicieux d'Omphale dont la nudité est plus ou moins dissimulée sous la peau du lion de Némée. Je suis bientôt dans la voiture puis dans la chambre et j'écris, au fil de la plume (mais sur l'ordinateur), de façon compulsive, ne sachant pas ce qui se passera à la scène suivante. Je râle tout seul "c'est n'importe quoi" mais j'écris tout de même pour aller au bout de cette étrange pulsion. Le vendredi suivant la pièce est achevée. Elle revisite, comme tu le sais, les amours d'Héraclès et Omphale dans un immeuble avec les femmes d'un côté, la vieille et manipulatrice Juno et la jeune Omphale, et les hommes de l'autre, Chichi, avatar de Chiron, mentor d'Alcide, jeune athlète. Je fais lire ce texte à l'équipe le mardi suivant, qui s'enthousiasme pour cette pièce champignon. Je suis encore tout étonné de la façon dont tout cela est sorti de moi. Je vais revoir le tableau et le choc: outre Hercule et Omphale, on trouve dans le coin gauche une vieille femme qui surveille avec un geste de cornes et en haut un puttini qui veille sur les amants. Ne sont-ils pas Juno qui agit dans l'ombre et Chichi, qui aurait troqué ses sabots pour des ailes? Je ne m'en souvenais pas, mais ils étaient quelque part dans ma tête et sont sortis avec l'écriture. Tout d'un coup, l'énigme du jaillissement du tableau dans mon esprit était résolue. L'avoir consulté longuement enfant, vu et revu, sans savoir ni pourquoi il me fascinait ni que ça aurait un tel usage, faisait enfin sens.

De la subjectivité

Gide tient Shakespeare pour un grand auteur. Il l’apprécie au plus haut point. Il lui préfère néanmoins Racine. « J’admire Shakespeare énormément; mais j’éprouve devant Racine une émotion que ne me donne jamais Shakespeare : celle de la perfection. » (Journal 27 octobre 1933) Opinion qui contraste avec celle de Valery dans une lettre que ce dernier adresse à Gide en 1922. « Tout de même, ce Shakespeare était un bougre. Il a fichu dans la bouche des gens des choses comme on les pense… Et malheureusement le théâtre classique n’a pas pu, pas su, pas voulu le faire. » Mais tout Shakespeare n’a pas les faveurs de Gide. Il voue au Roi Lear une vraie détestation. À la pièce et au personnage. Le personnage ? « Ce n’est que par pitié que l’on s’intéresse aux tribulations de ce vieillard gâteux » La pièce ? « Peu s’en faut que je ne trouve cette pièce exécrable » (Journal, 2 décembre 1946). Mais, dit-il encore, elle devait plaire à Hugo ! Avec cette détestation, Gide reprend à son compte ainsi une vieille aversion française pour le dramaturge anglais. Voltaire par exemple, qui se flatte d’avoir montré aux Français « quelques perles que j’avais trouvées dans son énorme fumier ». « Énorme », c’est aussi le mot de Gide. « Ce n’est plus humain, c’est énorme ». Exit Le Roi Lear du palmarès de Gide. Kleist subit lui aussi les foudres du grand écrivain. En tout cas Penthésilée. Faisant écho au rejet de Kleist par Goethe, Gide se déclare solidaire de son jugement d’exclusion. Et, bon prince, il reconnaît que si l’oeuvre touche quand même c’est que « toutes les tares de Penthésilée, toutes ses déficiences sont l’effet (d’un) drame intime » et que « ce qui émeut, vers la fin, ce n’est plus la beauté de l’oeuvre, c’est la faillite de l’auteur. » Voilà qui consonne avec l’avis de Goethe selon lequel Penthésilée ne pouvait être que l’oeuvre d’un esprit malade. Une certaine tradition française aime à célébrer son esprit de mesure, elle n’est pas à l’aise avec l’excès, le « monstrueux », le débordant. Comme la gênent l’hétérogène, le discontinu, l’épique. On peut penser que ces raisons interviennent pour beaucoup dans le jugement de Gide sur Le soulier de Satin. « Consternant », dit-il. (Journal 30 octobre 1929). Il est vrai qu’il avait déjà raté somptueusement Proust en 1912.

Jean-Marie Piemme, Accents toniques 2 et Accents toniques 3, 2017-2021. (Inédits)


RC
Lire la subjectivité de Gide sur Shakespeare est à la fois pénible et rassurant. Élève à l'école publique puis en école de théâtre et à l'université, on m'a surtout appris à argumenter et ne pas trop donner mon avis. Mais cela ne m'a jamais empêché d'avoir des avis tranchés sur des auteurs. J'ai longtemps rejeté Marivaux et Tchékhov pour apprendre plus tard à les apprécier. Je suis toujours sceptique sur les drames historiques de Shakespeare que je trouve opaques avec leurs nombreux personnages que je ne distingue pas toujours bien les uns des autres et un propos que je ne saisis pas toujours, alors que les drames jacobéens, auxquels tu fais souvent référence d'ailleurs, me parlent plus. Mais dire à des théâtreux qu'on n’aime pas spécialement Richard III ou La Mouette, c'était difficile. Heureusement que le temps et l'expérience m'ont permis d'apprécier ces textes. Du coup, j'ai appris à différencier mon avis d'une qualité objective. Je dis souvent que Shakespeare n'est pas mon auteur favori, que je n'apprécie pas toutes ces pièces, que je n'ai que peu d'envie de le monter, mais que par ailleurs je lui reconnais absolument son génie. Et il y a quelques pièces de Shakespeare que j'aurais un immense plaisir à travailler. Compliqué dans un monde qui adule, avec raison, cet auteur. Lire Gide m'est donc réconfortant. Mais aussi pénible car je ne comprends pas ce qu'il reproche à Lear, qui est selon moi un chef-d'œuvre; je m'étonne qu'un homme comme lui ne le voit pas. C'est là qu'on entre dans le pur domaine de la subjectivité. Penser que Gœthe a rejeté Kleist est douloureux aussi. Mes élèves qui ont refusé Woyzeck de Büchner, car certainement ils n'ont pas vu la puissance ni le potentiel du texte, m'ont porté un petit coup au cœur. Et je ne compte pas le nombre de fois où j'ai proposé ton Eva, Gloria, Léa et où les équipes ont eu peur, n'ont pas su rentrer dans la proposition épique, sont restés de glace quand je brûlais de le monter. Pire pour les spectacles. Je soupire longuement pendant cinq heures d'Orestie d’Eschyle, je sors en colère du massacre, et je m'entends dire par un camarade qu'on ne peut pas critiquer à ce point un spectacle monté par un metteur en scène aussi connu, qui plus est directeur du théâtre. Comme si la renommée et le poste devait valider son travail. Idem en sortant d'une insupportable guimauve où les gens sortent en pleurnichant, je passe pour un insensible, un snob. Le problème étant que même un avis argumenté peut obtenir un « je ne suis pas d'accord » pour toute réponse.

JMP
Si Gide préfère Racine à Lear, c’est sûrement un goût personnel mais c’est aussi l’expression de la tradition française, largement portée par l’école, qui fait de l’homogénéité un critère artistique supérieur à celui de l’hétérogénéité et qui accorde à l’ordre des règles classiques (unités de temps, de lieux, d’action, règles de vraisemblance et de bienséance) une préférence qu’elle croit naturelle sur le ‘désordre' Shakespearien. Et si Goethe ne voit en Kleist qu’un esprit malade, c’est à proportion de ce que le sens de l’harmonie que Goethe place au sommet de ses valeurs est bousculé par le surgissement de l’inconscient chez Kleist (évanouissement répétés des personnages, puissance des rêves sur eux, l’amour comme dévoration réelle, etc). Ainsi aujourd’hui peut-on aimer Shakespeare parce qu’il libère chez le spectateur une émotion plus immédiate que Racine (c’est mon cas). Mais les temps actuels étant à l’émotion tout azimut, - le dolorisme tient souvent lieu d’esthétique- on peut aussi détester les spectacles qui en usent comme d’une pompe à succès. D’une façon plus générale, il faut remarquer que certaines époques penchent du côté de l’émotionnel (Au XVIIIème siècle, il était indiqué de pleurer au théâtre, des vraies larmes, même pour les hommes). D’autres, du côté du sens historique (je dirais la première moitié du XXe, par exemple). Et aujourd’hui le balancier revient du côté émotionnel avec une forte promotion des victimes. Autre temps autre mœurs, dirait Montaigne.

lundi 4 juillet 2022

De la déception de la redécouverte

J’aurais pu aussi me référer à Bruegel, à l’accumulation des petites scènes dans Le combat de Carnaval et Carême, Les proverbes ou Jeux d’enfants, par exemple. À chaque fois, Bruegel nous met sous les yeux une totalité et une fragmentation. Il nous invite à passer de l’une à l’autre. La vue d’ensemble est incomplète, la vue du fragment l’est tout autant. L’envie de regarder n’est pas autoritairement canalisée, elle va du tout à chaque situation peinte et revient du détail au tout. Chez Bruegel, pas de prison du regard, mais une formidable liberté de composer son propre regard. 

Jean-Marie Piemme, Accents toniques 2 et Accents toniques 3, 2017-2021. (Inédits)


RC
Je suis très sensible à l'article car outre le fait que ses tableaux, que je connais mal mais découvre grâce à toi, sont étonnants, je suis à peu près sûr qu'un détail de Jeux d'enfants était la couverture de mon livre de lecture de CE1. J'étais fasciné par cette image, avec ces corps d'enfants étranges, une sorte de monstruosité (qui tranchait avec l'univers polissé d'un enfant dans les années 90), quelque chose de dérangeant. Je ne me reconnaissais pas du tout dans cette peinture, sensée pourtant faire penser à une cour de récréation. Dans cet ouvrage, il y avait des extraits d'un livre baptisé pour l'occasion « Le Pays de Cocagne » où il était question d'un écolier et d'un cheval sur patins à roulettes qui partaient dans un monde merveilleux. Il y a quelques années, j'ai voulu retrouver ce livre de lecture, en vain. J'ai donc cherché « Le Pays de Cocagne », introuvable. Ça n'existe pas. Je ne savais pas que ce n'était simplement pas le titre original du livre. Il s'avère qu'il s'agit en fait d'un livre d'Erich Kästner, Le 35 mai, publié dans l'entre-deux guerre en Allemagne et interdit par les nazis comme tous ses livres. Pour quelle raison? "Non-conformité à l'esprit allemand"... Fallait-il qu'ils soient inquiets pour leur légitimité et leur pouvoir pour interdire un livre dans lequel un cheval fait du patin! Je l'ai lu en espérant retrouver la saveur de l'enfance, mais il n'en a rien été.

JMP
Ce que tu me dis sur ton livre d’enfance me fait penser à l’expérience que j’avais eue avec le Living théâtre. Un spectacle que j’avais vu en son temps (67? 68?) était repris par Judith Malina dans les années 90 ou début 2000 je ne sais plus. J’avais aimé ce spectacle. A la seconde vision, je suis tombé de haut, jusqu’à me demander comment j’avais pu aimer ça. L’expérience témoigne bien de ce que l’adhésion à un texte comporte une part de force inconnue. Et le « bien comprendre » s’affiche ainsi comme une vision professorale. On n’aime pas un texte parce qu’on l’a adéquatement compris (qu’est-ce que ça veut dire d’ailleurs, quand on voit que la lecture d’une œuvre peut changer du tout au tout avec le temps et les outils d’analyse utilisés?). On aime un texte (ou un spectacle) pour le remue-ménage rationnel ou irrationnel qu’il provoque en nous. Ce qu’on a vécu, ce qu’on vit, ce qu’on attend, ce que n’a pas reçu, ce qu’on espère, ce de quoi on a fait le deuil (ou pas), les savoirs du moment, les émotions en cours, le souci identitaire, le besoin de différence : tout cela entre dans le geste de compréhension. Pour en revenir au Living, en 68, pour moi, le point d’équilibre avait été atteint (dans lequel il faudrait sans doute mettre l’esprit 68, mon âge d’alors, mes lectures du moment, etc.). En 90 ou 2000, tout cela n’y était plus et autre chose avait la place, d’où une rupture d’équilibre qui m’a fait rejeter ce que j’avais aimé pourtant. Aimer un texte/ ne pas l’aimer ne relève pas seulement du goût singulier qu’on a ou de la qualité objective de l’œuvre, cela relève aussi du temps individuel et social où on s'inscrit.

Du savoir, du texte et de la dramaturgie

De quel savoir avons-nous besoin au théâtre? J’ai toujours milité pour que le texte de théâtre soit abordé avec un certain savoir, la question étant de fixer la limite du savoir utile à la pratique de la mise en scène. Déjà Mathias Langhoff, interrogé sur l’exercice dramaturgique, avait souligné que tout savoir n’est pas automatiquement utile à l’activité de mise en scène. Et j’ai toujours en tête cette remarque de Nietzsche dans Humain trop Humain, parlant du navigateur dans la tempête qui doit être largement indifférent à la composition chimique de l’eau. La phrase ne visait pas le théâtre. Elle peut néanmoins s’y appliquer. Le metteur en scène, l’auteur de théâtre sont des navigateurs dans la tempête. Ils doivent mener combat contre la scène qui est en attente de concret, contre la page blanche. Une dose de savoir est certainement leur alliée. Mais tout savoir, aussi légitime soit-il quand on s’en tient à l’effort de connaissance, n’est pas propice à l’activité théâtrale. Jouer, mettre en scène, écrire sont des activités qui peuvent se passer d’un savoir sur « la composition chimique de l’eau ». Il y a du savoir, légitime et respectable je le répète, mais théâtralement improductif. Et même quand il est productif du point de vue du théâtre, le savoir reste une condition nécessaire à l’activité, mais elle n’est pas suffisante pour la mener à bien. L’écriture scénique ou textuelle est aussi invention, sortie de route, prise de risque, pari. Bref, s’il y a de la création dans une écriture, le savoir doit à un moment donné être relayé par un saut dans l’inconnu, par l’exploration d’un territoire non balisé, qu’on accomplit toujours à ses risques et périls. À ce stade du travail, « le navigateur dans la tempête » ne peut guère compter que sur l’instinct artistique, sur l’intuition, sur le hasard, sur l’intelligence de son désir.

Jean-Marie Piemme, Accents toniques 2 et Accents toniques 3, 2017-2021. (Inédits)


RC
Je rouspète suffisamment à ce sujet en sortant des salles de spectacle pour me sentir concerné par l'article. J'ai souvent l'impression que les metteurs en scène n'ont pas suffisamment, précisément, analytiquement lu les œuvres qu'ils montent. Proposer des lectures folles, décalées, traîtres ne dispense pas d'avoir bien lu, au contraire. En ce sens, je crois beaucoup à la dramaturgie, et cela suppose effectivement de se renseigner autour, de déborder. Pour travailler sur Hamlet-Machine d’Heiner Muller j'ai bien relu et étudié de près Hamlet de Shakespeare, re-convoqué mes souvenirs de spectateurs, constaté l'importance de la pièce dans la pop culture, etc. Et idem pour Muller. Mais je suis d'accord sur le fait qu'on ne fera pas forcément quelque chose du savoir emmagasiné, et que le travail est parfois fait de sauts rafraîchissants dans l'inconnu.
Pour ce qui est de l'auteur et de son sujet, il y a des vertus à connaître à fond son sujet comme il y en a à ne pas en avoir du tout. Faut-il avoir passé un an en prison pour écrire sur le monde carcéral? Ou bien, une courte scène en prison pour un personnage, dont la signification est peut-être juste symbolique, nécessite-elle une documentation précise? J'ai souvent avancé les yeux bandés sur certains terrains, par peur d'ailleurs de verser dans le documentaire ou la dénonciation quand je cherchais l'évocation et le symbole. Et j'aime la fable, l'uchronie, ou tout simplement la fiction. Le projet de faire venir des œuvres des musées nationaux dans son petit musée paumé est le point de départ d'Envol de Marina, mais j'ai fantasmé ce projet improbable. J'ai rendu compte de certains rouages de la bureaucratie, me suis amusé avec la possible corruption, avec les apparentes règles. Des lecteurs du milieu des musées m'ont fait des retours chaleureux sans me pointer jamais des incohérences. Le problème serait peut-être d'affirmer des choses très précisément, avec une volonté quasi-documentaire, et de trouver dans la salle des contradicteurs informés. Un metteur en scène est venu voir ma Cassandra il y a quelques années. Il me pointe, avec raison, le fait qu'il n'est question que des marchés financiers dans les arguments du programme de l'héroïne à la présidentielle alors qu'il y a d'autres enjeux. Je réponds "Exactement! Mais c'est une fable, à aucun moment je n'écris une pièce sur l'élection présidentielle". Mais par ailleurs certains candidats aux présidentielles françaises sont suffisamment connus pour avoir eu un ou deux points forts de leurs programmes pour que ma pièce trouve un écho avec le réel. Peut-être que simplement la curiosité et la rigueur sont nos armes tout autant que nos capacités à décaler, digresser, construire. Le tout c'est de les utiliser à bon escient.

JMP
Pour mettre en jeu des contradictions dans une mise en scène ou un texte, une certaine dose de savoir est utile. Mais on ne sait jamais exactement laquelle. J’ai envie ici de paraphraser Nietzsche quand il dit que « nous avons besoin de l’histoire mais pas comme l’oisif blasé dans le jardin du savoir ». Nous avons besoin du savoir, mais pas pour montrer notre science, pas pour faire valoir notre encyclopédisme. Et j’ajoute : pas pour le porter en drapeau dans la représentation. Ceci touche à une question importante : quand on monte un texte, monte-t-on le texte ou la dramaturgie qu’on fait du texte? Certaines mises en scène montent le savoir qu’elles ont du texte et de ses limites. Je veux dire que l’objet de la mise en scène n’est plus le texte lui-même mais le savoir qu’on a de lui. Bref, est-il souhaitable artistiquement d’avoir l’air plus malin que le texte? Si on dit que non, on utilise le savoir comme outil pour porter le texte à une visibilité d’aujourd’hui. Si on répond que oui, on substitue la dramaturgie au texte, soit en coupant dans le texte, soit en se rendant aveugle ce qui ne colle pas avec la dramaturgie, soit à forcer le sens contre l’évidence de l'écriture. Dans ce cas, une franche réécriture n’est-elle pas plus pertinente? Difficile de trancher dans tout cela. J’ai vu des spectacles intéressants où la dramaturgie est préférée au texte (par exemple un Tartuffe amputé du dernier acte, ce qui donne à la pièce une tonalité sombre, puisque qu’on montre le triomphe absolu de Tartuffe et la défaite totale de la vérité). Mais c’était intéressant parce que ça faisait apparaître aussi une dimension possible de la pièce. A l’inverse, la réécriture de Macbeth par Ionesco (par exemple) me tombe des mains. Finalement on ne peut pas ramener tout ça à des débats d’idées. Notre expérience de spectateur nous montre que toutes les positions sont tenables pourvu qu’elles contiennent un accent artistique. J’emploie volontairement le quasi vieux mot ‘art’. L’art, c’est-à-dire quelque chose qui ne se réduise pas au message - qu’on place ce message dans le texte ou dans la dramaturgie. Transformer l’idée en art, voilà notre tâche. Cela suppose de la singularité, de la grâce, de l’intelligence, et certainement une capacité à gérer adéquatement le rapport de notre propre désir au désir de l’autre.

RC
La contradiction a la grande vertu de nous éviter les postures. Comme le réel, le théâtre se construit dans la contradiction et permet la nuance et le questionnement. Tout cela pour laisser le doute et donc le choix au spectateur. « Qui est-il? », mais aussi « a-t-il raison ou tort? », « est-il juste ou injuste? », « suis-je d'accord ou non avec lui? », autant de questions (et mille autres!) que le spectateur peut se poser à propos du personnage et de ce qu'il affirme. J'ai effectivement des souvenirs de spectacles où le texte était central, et d'autres où la dramaturgie avait pris le dessus. Mais je dois reconnaître que globalement c'est les travaux qui mettent le texte devant qui m'ont intéressé. J'ai parfois moi-même fait des propositions décalées en pensant que justement le texte serait réécouté de manière plus lisible après des années de rabâchage et de mises en scènes qui l’avaient noyé dans ses traditions de représentations. Ça a parfois été très heureux, parfois non.
Mais ta conclusion me questionne: « Transformer l’idée en art, voilà notre tâche. Cela suppose de la singularité, de la grâce, de l’intelligence, et certainement une capacité à gérer adéquatement le rapport de notre propre désir au désir de l’autre. » De quel autre parles-tu? Du public? Entends-tu qu'il faille être à l'écoute de son désir de spectateur? De savoir « ce qui doit se faire aujourd'hui, pour le public d'ici »?

JMP
Au théâtre deux désirs se nouent: celui de l’auteur et celui du spectateur. Il ne s’agit pas de chercher à coïncider à ce que veut le public, il s’agit de toucher un point d’équilibre qu’on ne contrôle que très partiellement.

mardi 28 juin 2022

De l’usage de termes discriminants

Avec Berdine Nusselder, conversation autour de la pièce de Sartre La Putain respectueuse. Il est question que Berdine ait à jouer le rôle de Lizzie. On s’interroge sur l’usage des mots racistes dans la pièce. La pièce de Sartre, on le sait, dénonce catégoriquement le racisme américain des années 40. (La pièce est écrite en 1947). La dénonciation est sans ambiguïté. Mais, à maintes reprises, Sartre se sert du mot « nègre », et, dans sa structure, la pièce réduit le rôle du « nègre » à une persécution par le complot des blancs. Si l’actrice joue au mieux Lizzie prononçant le mot « nègre », ne risque-t-elle pas d’apporter un peu de légitimité à l’insulte raciste ? L’inquiétude qu’on peut avoir est fondée. Chaque fois que l’on donne corps à une insulte raciste même dans un contexte de dénonciation du racisme, ne ravive-t-on pas malgré soi la charge d’humiliation que le mot contient ? Qui refuse le mot lui suppose quand même une proximité mentale avec la chose. En disant le mot « nègre », même dans le cadre d’une pièce visiblement antiraciste, même comme élément du langage d’un raciste affiché, ne fait-on pas naître, quoi qu’on en dise, le spectre de ce qu’on récuse ?

Jean-Marie Piemme, Accents toniques 2 et Accents toniques 3, 2017-2021. (Inédits)


RC
En fin d'article tu conclues avec la question: "quel type d'écriture scénique concevoir pour que les mots incriminés apparaissent non comme le vocabulaire spontané du personnage, mais comme la citation d'un discours social qui appelle le jugement du spectateur?". Je ne suis pas sûr de comprendre pourquoi il faudrait que les mots incriminés n'apparaissent pas comme vocabulaire spontané du personnage. Un propos, qu'il soit consciemment insultant ou non pour le personnage locuteur, peut être dit et le spectateur peut s'en débrouiller en décidant lui-même si le personnage est blâmable ou non, non? J'ai l'impression que c'est la résonance du mot avec la société qui appelle le jugement du spectateur, et donc dans la bouche d'un personnage, le mot peut être à la fois dans son vocabulaire et appeler au jugement, non? Un personnage raciste n'a jamais glorifié le racisme, surtout si le spectateur accepte de le critiquer. En ce sens, il me semble qu'une pièce qui ferait l'éloge d'un personnage raciste, par exemple, n'est pas un éloge du racisme si elle est vue par un public qui sait voir le terrible dans cette glorification, et ne prend pas simplement un propos raciste pour une prise de position de l'auteur. Qu'en dis-tu?

JMP
Sur les mots du racisme, une question me vient immédiatement à l’esprit : peut-on écrire sans point de vue ? Je ne sais pas si je t’ai raconté l’anecdote suivante : un soir à Bruxelles au théâtre national se donne un spectacle qui reprend l’histoire d’un missionnaire au Congo belge, qui explique et justifie la colonisation du point de vue du missionnaire. L’acteur est seul en scène, comme un conférencier. C’est un acteur remarquable, redoutable de sincérité. Le metteur en scène est un jeune type plein de talent, homme de gauche, qui pense donc le contraire de ce que raconte le personnage. Dans le spectacle (sauf à l’extrême fin) cette divergence n’est pas présente. Je suis assis assez près de la scène. A côté de moi une famille père, mère, enfants jeunes ados. La mère se félicite d’enfin entendre quelque de chose de vrai sur la colonisation et sur le rôle héroïque des pères blancs d’Afrique. Visiblement, le couple a emmené ses enfants à des fins d’édification spirituelle. Pour ce couple, la vérité subjective du récit est devenue la vérité objective de la réalité. Le point de vue critique n’apparaissait qu’à l’extrême fin dans un acte théâtral que la « foi » du couple pouvait parfaitement ne pas voir. J’avoue que ce spectacle m’a mis mal à l’aise. Faire entendre la parole ennemie toute crue me parait impossible. On peut certes éviter le schématisme ou de téléphoner une morale, mais on ne peut pas éluder la question du point de vue. On ne peut pas se laver les mains en disant : au public de prendre ses responsabilités. Sartre utilise le mot « nègre » à foison. C’est le vocabulaire des racistes. A l’époque le mot est socialement admis par les blancs et tolérés par les noirs. (Personne ne leur a demandé s’ils étaient heureux d’être désignés péjorativement). Le langage d’un raciste dans une pièce ne peut pas être éludé, euphémisé, mais il ne doit pas non plus être martelé. Le mot interdit, même énoncé pour la bonne cause, garde sa résonance, il est maintenu en vie sous couvert de dénonciation, et à trop accumuler ce type de mots on en arrive peut-être à les légitimer sans le vouloir. Donc oui le mot peut être dit ( avec une certaine prudence quand même, car si on les accumule, ces mots, si on les fait trop entendre, qu’est-ce qui parle dans l’accumulation? le réalisme ou une adhésion inconsciente au « plaisir » des insultes racistes?) et susciter un jugement possible du spectateur à condition que le point de vue critique se manifeste quelque part: dans la composition du personnage, dans le trajet du texte, dans la façon de jouer, dans la façon de mettre en scène, etc. Pour revenir au cas de Sartre, mettre un costume des années 40 (par exemple) au personnage qui dit les mots racistes permet de situer socialement l’usage du mot, donc de montrer que le mot appartient à une époque. Le même mot dans un costume d’aujourd’hui prend un autre sens : le mot s’en trouve naturalisé, il devient un mot de toujours, donc un mot naturel. La question de la construction sociale du racisme ne se pose alors plus. Laisser la liberté au spectateur devant le mot suppose qu’on lui donne le choix de ne pas adhérer au mot. Si le spectateur n’a que le choix d’adhérer au mot, où est sa liberté?

RC
Je comprends ce que tu me dis sur la question du point de vue mais je m'inquiète tout de même. Les récents mouvements dits « cancel culture » et « woke », sous couvert de lutter contre l'appropriation culturelle et les discriminations, grignotent terriblement la liberté de dire et de penser, surtout si on utilise le point de vue blâmable pour aborder un sujet. En ce sens, un regard tranché sur toutes ces questions confine parfois à la bêtise. Si l'on doit parler du racisme strictement pour le dénoncer et non comme un élément qui ferait partie d'un personnage, d'une époque ou d'une société, ne sommes-nous pas condamnés à verser irrémédiablement dans le moralisateur? Évidemment, et tu le pointes dans ton anecdote, la répétition incessante de termes créé une accoutumance dangereuse et à moins de les dénoncer, devient une potentielle propagande. Mais je n'oublie pas que le texte de théâtre est incomplet sans la représentation. Peut-être est-ce à elle de savoir corriger le tir. Il y a des propos sexistes et racistes dans Molière, qui vit dans une société raciste et sexiste, mais on peut chercher à traiter ces questions à la mise en scène. Cette année j'ai l'immense plaisir de monter Les Femmes Savantes avec des élèves. La pièce est formidable et même si je la connais depuis longtemps, j'ai fait une analyse dramaturgique conséquente cet été. Le sujet peut paraître sexiste avec un titre qui semble indiquer qu'on va se moquer des femmes qui étudient. Pourtant, Molière ne fait que prendre un schéma comique de la savante pédante, courant à l'époque. Il aura affublé de vices bien plus d'hommes que de femmes dans ses pièces. Le croire strictement sexiste est un non-sens. Dans Les Femmes Savantes, le clan dit "des hommes" (à une Henriette et une Martine près) combat celui "des femmes" (à un Trissotin près). Les arguments des hommes, courants pour l'époque, nous apparaissent scandaleux aujourd'hui: empêcher les femmes d'étudier, inadmissible! Et je suis bien entendu contre ce genre de propos. Pourtant, je remarque deux choses:
- les remarques sexistes des hommes sont les marques des blessures profondes, moins des philosophies que des mesquineries vengeresses.
- le sexisme est un moyen de rééquilibrer la pièce aujourd'hui, en la voyant comme un combat à armes égales, plutôt que de partir du présupposé qu'il y a la raison d'un côté et l'extravagance de l'autre. Je vais m'attacher, à la mise en scène, à laisser exister les deux points de vue sans décider que l'un ou l'autre soit bon ou mauvais. Le spectateur tranchera, ou simplement fera peut-être la part des choses entre des propos et une idéologie.
Ainsi, la représentation aujourd'hui de ce texte qui contient précisément des mots sexistes est une opportunité de regarder autrement la pièce, de façon même plus subtile, plus nuancée qu'à sa création. C'est la mise en scène, mais aussi le public qui vont décaler le regard sur le texte.

JMP
Je crois en effet que la mise en scène peut produire un point de vue qui met un texte ou des parties de texte ou des comportements de personnages en visibilité, c’est-à-dire qui permet au spectateur de se placer à distance, d’éprouver la distance qui peut le séparer des situations qu’il voit et des mots qu’il entend. Cette mise à distance n’est pas pour autant moralisatrice. La moralisation consiste à pointer un mal et se donnant le bénéfice d’être dans le camp du bien. Quand le moralisateur désigne le mal, cette désignation a pour effet secondaire de le placer du bon côté de la frontière. Le moralisateur écrit ou met toujours en scène la figure du diable — qu’il faut combattre, dit-il. Le point de vue dont je parle cherche à éviter la figure du diable (quel que soit le contenu réel de la métaphore) en pointant les contradictions, en les multipliant, en considérant que la contradiction n’est pas le défaut qu’il faudrait éliminer pour être vraiment humain, mais au contraire une vertu de la vie, quelque chose qui empêche tout système de se boucler sur lui-même. La contradiction, c’est l’anti-enfermement. Tant qu’on est contradictoire, on est en vie. Seul le cadavre témoigne d’une rationalité parfaite et poussière il retourne à la poussière. A ce niveau premier, il faut superposer un second : un regard peut être porté sur ces contradictions. On peut montrer que certaines ont des issues plus intéressantes, plus productives, plus humaines, que d’autres. Shakespeare qui n’a rien de moralisateur fait mourir Macbeth et Lady Macbeth et Richard III : leurs contradictions ont ravagé le monde et les ont menés dans le mur. Le point de vue s’exprime ici par l’échec. La mise à distance peut se loger dans une situation, un trajet de personnage, une tonalité particulière (le rire, par exemple).

De l’usage de la culture et de l’intelligence

La culture ne peut pas être considérée comme un donné positif en soi. Il faut plutôt la concevoir comme l’enjeu d’un combat sans fin. Car, sans même parler d’un usage de la culture comme arme de pouvoir, ne connaissons-nous pas mille exemples de culture inopérante, inutile? La culture de Céline a-t-elle empêché son antisémitisme virulent? L’intelligence philosophique de Heidegger l’a-t-elle préservé de la tentation nazie? L’immense culture d’Aragon lui a-t-elle évité d’avaler les couleuvres du stalinisme? N’y a-t-il pas une culture de droite et même d’extrême-droite? Dans les années 20 et 30, Léon Daudet, Drieu La Rochelle, Charles Maurras, Robert Brasillach, le Giraudoux de Pleins pouvoirs étaient-ils des hommes incultes? Et des gens de haute culture qui ne sont que des chiens de garde ou même des chiens tout court, on en connaît, non?

Jean-Marie Piemme, Accents toniques 2 et Accents toniques 3, 2017-2021. (Inédits)


RC
À juste titre, tu pointes le fait que l'extrême-droite abonde en personnes cultivées mais que cela ne les empêchent pas d'avoir les idées qu'elles ont. C'est que, je crois, la culture est un outil, et qu'un diplôme ou quelques œuvres lues, vues, étudiées et même comprises ou ressenties ne dispensent pas d'un exercice de digestion, reformulation, appropriation du propos. En outre, il faut un peu d'honnêteté intellectuelle, mais aussi de la rigueur, de la précision, de la nuance. En ce moment un énergumène essaie en France de rentrer dans la course à la présidentielle en assénant de soi-disant analyses de société fondées notamment sur l'Histoire. Il n'a pas peur de dire des énormités, de regarder l'Histoire à sa manière pour qu'elle entre en cohérence avec le discours haineux et clivant qu'il veut nous faire passer pour l'opinion générale. On en attend plus d'un homme aussi médiatisé. On voudrait de la nuance, de la dentelle, un jeu d'équilibriste. Des universitaires passent des années à fouiller pour oser dire, avec précautions et références à l'appui, quelque chose qui se veut juste. Lui, l'énergumène, dit n'importe quoi pourvu que cela flatte un certain électorat. J'ai déjà vu ce phénomène avec d’autres politiques par le passé: peu importe ce qu'on dit si les gens sont prêts à l'accepter. Et même démentie le lendemain dans un grand quotidien, cela ne change rien: le ver est dans le fruit et l'information, qu'elle soit fausse, maladroite ou sans nuance vaut parce qu'elle a été affirmée avec l'aplomb du dogme. En ce sens, il me semble que la culture, outil formidable, si elle est utile à tous, nécessite un traitement personnel, et peu même devenir dangereuse entre les mains d'arrivistes.

JMP
Je partage ton avis : elle ne sert à rien ou pire elle mène dans le mur si elle ne fait pas l’objet d’une appropriation personnelle et d’une mise en relation avec des éléments du réel. D’une certaine façon, la culture est impuissante devant la croyance. C’est tout le problème de l’aveuglement de l’intelligence et de la raison face à « la foi qui soulève les montagne ». La culture ne suffit pas, il faut encore arriver à faire quelque chose de sa culture, à la faire travailler vers le doute, le questionnement, la précision, la nuance et ne pas en faire un lieu d’enfermement sur des privilèges et un mode de justification de la hiérarchie sociale.

RC
Cela me rappelle ce que nous avions échangé sur l'accès à l'éducation culturelle et la curiosité. La première est une opportunité mais elle ne suffit pas s'il n'y a pas la seconde pour entretenir, bousculer, créer du mouvement, de la pensée.

mardi 21 juin 2022

De l’écriture (3)

J’aime l’idée qu’à la place d’une phrase on aurait pu en écrire une autre. J’aime cette liberté-là. Ce fantasme de liberté-là, car il va de soi que la pratique réelle est plus modeste que l’ambition théorique. Je sens chez moi, constamment au travail, une tentation de l’arbitraire, une volonté de jouer avec le virtuel, de fixer du réel par du virtuel. Je n’aime pas être impliqué, immergé, prisonnier dans l’écriture. Ou, pour être plus exact, dans l’immersion, j’ai besoin d’installer un écart, un jeu, au sens où l’on dit qu’une vis joue, qu’elle a du jeu. Elle ne fixe pas comme elle devrait fixer. Écrivant, je ne veux pas être fixé comme il faudrait l’être. Je suis donc un « attentif-dissipé ». Exactement ce que j’étais à l’école. Ce que je lis me lasse vite (même si c’est passionnant), ce que j’écris me lasse vite (même si le résultat me paraît acceptable). Donc, j’écris souvent plusieurs textes en même temps, je lis plusieurs livres en même temps. Rarement de la première à la dernière page. J’ai besoin que la nécessité de l’écriture (car j’en ai un besoin vital) m’apparaisse sous les dehors de l’arbitraire. J’écris « ceci », mais je pourrais aussi écrire « autre chose ». Je refuse l’idée du mot sacré, de la phrase sacrée, de la sacralisation de l’écriture. Toute sacralisation a une odeur de religion et je n’aime pas cette odeur-là.

Jean-Marie Piemme, Accents toniques 2 et Accents toniques 3, 2017-2021. (Inédits)


RC
Je suis frappé par cette liberté, ce jeu (celui de la vis!) dont tu parles. J'ai tellement l'impression que l'écriture s'impose à moi, que le choix de la phrase est illusion, que les choses, si elles peuvent effectivement sembler arbitraires, sont en fait comme cela et pas autrement. Pourtant, je suis partant pour modifier, adapter, couper; il est question qu'une équipe monte une de mes pièces l’année prochaine, j'ai déjà dit que j'étais d'accord pour d'éventuelles modifications pourvu qu'on en parle, que je les valide. Récemment une lecture publique d’une autre de mes pièces et une spectatrice me demande si je voudrais changer le texte aujourd'hui... Je réponds que je le ferais volontiers si une équipe me le demande, pour les besoins de la représentation. Je ne crois pas à l'immobilité du texte et pouvoir dialoguer entre metteur en scène et auteur est chance pour les deux partis. Mais s'il n'y a pas d'axe de mise en scène, d'autre point de vue que le mien, modifier mes textes me pétrifie. Pourtant je suis suffisamment méticuleux pour regarder les mots de près, mais j'ai l'impression que les mots écrits, sortis dans l'émoi du rythme, dans l'instant présent de l'écriture, sont bien là où ils sont. A-t-on besoin des autres pour regarder autrement? J'ai souvent remarqué que voir mes propres spectacles avec du public changeait mon regard sur le projet, comme si la simple présence du spectateur me permettait de remettre en jeu mon travail. Idem quand j'envoie un texte à un proche, le simple fait de cliquer sur "envoyer" pour faire partir le mail avec la pièce jointe, et déjà je suis capable de regarder autrement le texte duquel je ne savais plus que dire l'instant d'avant...

JMP
En ce qui me concerne, tu l’as compris, j’éprouve un réel plaisir à pouvoir bouger dans ce que j’écris. Ecrire, reprendre, reformuler; en reformulant découvrir des nuances de pensées, des embryons de formes inexploitées; repartir, redémarrer, ne pas être complètement emprisonné dans la formulation ou l’idée. Il ne s’agit pas d’une recherche de perfection de la pensée ou d’une recherche de forme parfaite, il s’agit de mouvement, de garder la phrase, la pensée en mouvement, de prendre plaisir à la variation. C’est une ligne d’horizon, bien sûr. Dans la réalité, la représentation ou la publication achèvent souvent la pièce. Et l’arbitraire souvent se présente sous la forme de la nécessité. On colle à ce qu’on écrit. Mais le temps qui passe, ou d’autres circonstances de la vie peuvent créer une fissure, une brèche dans ce qui est écrit et laisser apparaître d’autres possibles, ce qui contredit la nécessité. Ou alors il faut reconnaître que c’était la nécessité de cet instant-là. Il est sûr que me positionnant de cette façon, je conçois l’écriture comme un jeu plus que je n'y vois une expression du moi. Un jeu qui rencontre l’écriture théâtrale là où elle oblige à assumer la parole de personnages différents voire contradictoires. Et dans ce jeu de déplacement, il est vrai que le regard, l’écoute de l’Autre ont leur importance. Je parle bien de regard, d’écoute. Je ne parle pas de l’avis des autres, de leurs opinions sur le texte, de leur jugement. Je m’identifie à leur regard, à leur écoute, à leur corps et, dans ce déplacement de moi-même, je découvre des ressources pour remettre le texte en mouvement. Le corps d’un comédien, d’une comédienne, leur souffle, les pulsions qui les traversent, leur singularité me déplacent, m’ouvrent des portes nouvelles ou me donnent l'occasion de creuser plus avant les chemins pris. Lorsque la demande vient d’un metteur en scène, la situation est plus délicate. Il faut évaluer la pertinence de la demande du point de vue du spectacle (ce qui suppose qu’on puisse la refuser, notamment quand on pressent de la demande vient de l’incapacité créative du metteur en scène); mais si la demande semble justifiée, il faut encore arriver à l’intérioriser pour la rencontrer. On n’écrit pas « de l’extérieur »

RC
Bien entendu, il y a ce risque que la demande de modification vienne d'une incompréhension ou d'une paresse du metteur en scène, et je suis d'accord avec toi sur le danger de la coupe ou de l'adaptation pour pallier cela. Ta formule "intérioriser pour la rencontrer" me parle. En tant qu'adaptateur et metteur en scène, j'ai dû parfois modifier ma dramaturgie car des coupes ôtaient une dimension et il fallait retomber sur mes pattes; dans ce cas de figure, j'ai dû décaler mon regard pour accepter d'oublier ce que j'avais coupé et prendre le nouveau texte tel qu'il est après la coupe. En tant qu'auteur, couper ou modifier du texte imposera effectivement une double cohérence: que la demande du metteur en scène ait du sens et que je me l'approprie. Mais je trouve justement troublant qu'une demande extérieure puisse potentiellement m'inviter à regarder mon texte différemment, voire même à y voir une opportunité de raconter autrement, raconter plus, raconter ailleurs.

Des tableaux qui nous inspirent

Les sources d’inspiration d’un auteur sont souvent tortueuses et lui sont parfois opaques. On ne sait pas toujours ce qu’on sait, et ce qui ...