J’aurais pu aussi me référer à Bruegel, à l’accumulation des petites scènes dans Le combat de Carnaval et Carême, Les proverbes ou Jeux d’enfants, par exemple. À chaque fois, Bruegel nous met sous les yeux une totalité et une fragmentation. Il nous invite à passer de l’une à l’autre. La vue d’ensemble est incomplète, la vue du fragment l’est tout autant. L’envie de regarder n’est pas autoritairement canalisée, elle va du tout à chaque situation peinte et revient du détail au tout. Chez Bruegel, pas de prison du regard, mais une formidable liberté de composer son propre regard.
Jean-Marie Piemme, Accents toniques 2 et Accents toniques 3, 2017-2021. (Inédits)
RC
Je suis très sensible à l'article car outre le fait que ses tableaux, que je connais mal mais découvre grâce à toi, sont étonnants, je suis à peu près sûr qu'un détail de Jeux d'enfants était la couverture de mon livre de lecture de CE1. J'étais fasciné par cette image, avec ces corps d'enfants étranges, une sorte de monstruosité (qui tranchait avec l'univers polissé d'un enfant dans les années 90), quelque chose de dérangeant. Je ne me reconnaissais pas du tout dans cette peinture, sensée pourtant faire penser à une cour de récréation. Dans cet ouvrage, il y avait des extraits d'un livre baptisé pour l'occasion « Le Pays de Cocagne » où il était question d'un écolier et d'un cheval sur patins à roulettes qui partaient dans un monde merveilleux. Il y a quelques années, j'ai voulu retrouver ce livre de lecture, en vain. J'ai donc cherché « Le Pays de Cocagne », introuvable. Ça n'existe pas. Je ne savais pas que ce n'était simplement pas le titre original du livre. Il s'avère qu'il s'agit en fait d'un livre d'Erich Kästner, Le 35 mai, publié dans l'entre-deux guerre en Allemagne et interdit par les nazis comme tous ses livres. Pour quelle raison? "Non-conformité à l'esprit allemand"... Fallait-il qu'ils soient inquiets pour leur légitimité et leur pouvoir pour interdire un livre dans lequel un cheval fait du patin! Je l'ai lu en espérant retrouver la saveur de l'enfance, mais il n'en a rien été.
JMP
Ce que tu me dis sur ton livre d’enfance me fait penser à l’expérience que j’avais eue avec le Living théâtre. Un spectacle que j’avais vu en son temps (67? 68?) était repris par Judith Malina dans les années 90 ou début 2000 je ne sais plus. J’avais aimé ce spectacle. A la seconde vision, je suis tombé de haut, jusqu’à me demander comment j’avais pu aimer ça. L’expérience témoigne bien de ce que l’adhésion à un texte comporte une part de force inconnue. Et le « bien comprendre » s’affiche ainsi comme une vision professorale. On n’aime pas un texte parce qu’on l’a adéquatement compris (qu’est-ce que ça veut dire d’ailleurs, quand on voit que la lecture d’une œuvre peut changer du tout au tout avec le temps et les outils d’analyse utilisés?). On aime un texte (ou un spectacle) pour le remue-ménage rationnel ou irrationnel qu’il provoque en nous. Ce qu’on a vécu, ce qu’on vit, ce qu’on attend, ce que n’a pas reçu, ce qu’on espère, ce de quoi on a fait le deuil (ou pas), les savoirs du moment, les émotions en cours, le souci identitaire, le besoin de différence : tout cela entre dans le geste de compréhension. Pour en revenir au Living, en 68, pour moi, le point d’équilibre avait été atteint (dans lequel il faudrait sans doute mettre l’esprit 68, mon âge d’alors, mes lectures du moment, etc.). En 90 ou 2000, tout cela n’y était plus et autre chose avait la place, d’où une rupture d’équilibre qui m’a fait rejeter ce que j’avais aimé pourtant. Aimer un texte/ ne pas l’aimer ne relève pas seulement du goût singulier qu’on a ou de la qualité objective de l’œuvre, cela relève aussi du temps individuel et social où on s'inscrit.