Gide tient Shakespeare pour un grand auteur. Il l’apprécie au plus haut point. Il lui préfère néanmoins Racine. « J’admire Shakespeare énormément; mais j’éprouve devant Racine une émotion que ne me donne jamais Shakespeare : celle de la perfection. » (Journal 27 octobre 1933) Opinion qui contraste avec celle de Valery dans une lettre que ce dernier adresse à Gide en 1922. « Tout de même, ce Shakespeare était un bougre. Il a fichu dans la bouche des gens des choses comme on les pense… Et malheureusement le théâtre classique n’a pas pu, pas su, pas voulu le faire. » Mais tout Shakespeare n’a pas les faveurs de Gide. Il voue au Roi Lear une vraie détestation. À la pièce et au personnage. Le personnage ? « Ce n’est que par pitié que l’on s’intéresse aux tribulations de ce vieillard gâteux » La pièce ? « Peu s’en faut que je ne trouve cette pièce exécrable » (Journal, 2 décembre 1946). Mais, dit-il encore, elle devait plaire à Hugo ! Avec cette détestation, Gide reprend à son compte ainsi une vieille aversion française pour le dramaturge anglais. Voltaire par exemple, qui se flatte d’avoir montré aux Français « quelques perles que j’avais trouvées dans son énorme fumier ». « Énorme », c’est aussi le mot de Gide. « Ce n’est plus humain, c’est énorme ». Exit Le Roi Lear du palmarès de Gide. Kleist subit lui aussi les foudres du grand écrivain. En tout cas Penthésilée. Faisant écho au rejet de Kleist par Goethe, Gide se déclare solidaire de son jugement d’exclusion. Et, bon prince, il reconnaît que si l’oeuvre touche quand même c’est que « toutes les tares de Penthésilée, toutes ses déficiences sont l’effet (d’un) drame intime » et que « ce qui émeut, vers la fin, ce n’est plus la beauté de l’oeuvre, c’est la faillite de l’auteur. » Voilà qui consonne avec l’avis de Goethe selon lequel Penthésilée ne pouvait être que l’oeuvre d’un esprit malade. Une certaine tradition française aime à célébrer son esprit de mesure, elle n’est pas à l’aise avec l’excès, le « monstrueux », le débordant. Comme la gênent l’hétérogène, le discontinu, l’épique. On peut penser que ces raisons interviennent pour beaucoup dans le jugement de Gide sur Le soulier de Satin. « Consternant », dit-il. (Journal 30 octobre 1929). Il est vrai qu’il avait déjà raté somptueusement Proust en 1912.
Jean-Marie Piemme, Accents toniques 2 et Accents toniques 3, 2017-2021. (Inédits)
RC
Lire la subjectivité de Gide sur Shakespeare est à la fois pénible et rassurant. Élève à l'école publique puis en école de théâtre et à l'université, on m'a surtout appris à argumenter et ne pas trop donner mon avis. Mais cela ne m'a jamais empêché d'avoir des avis tranchés sur des auteurs. J'ai longtemps rejeté Marivaux et Tchékhov pour apprendre plus tard à les apprécier. Je suis toujours sceptique sur les drames historiques de Shakespeare que je trouve opaques avec leurs nombreux personnages que je ne distingue pas toujours bien les uns des autres et un propos que je ne saisis pas toujours, alors que les drames jacobéens, auxquels tu fais souvent référence d'ailleurs, me parlent plus. Mais dire à des théâtreux qu'on n’aime pas spécialement Richard III ou La Mouette, c'était difficile. Heureusement que le temps et l'expérience m'ont permis d'apprécier ces textes. Du coup, j'ai appris à différencier mon avis d'une qualité objective. Je dis souvent que Shakespeare n'est pas mon auteur favori, que je n'apprécie pas toutes ces pièces, que je n'ai que peu d'envie de le monter, mais que par ailleurs je lui reconnais absolument son génie. Et il y a quelques pièces de Shakespeare que j'aurais un immense plaisir à travailler. Compliqué dans un monde qui adule, avec raison, cet auteur. Lire Gide m'est donc réconfortant. Mais aussi pénible car je ne comprends pas ce qu'il reproche à Lear, qui est selon moi un chef-d'œuvre; je m'étonne qu'un homme comme lui ne le voit pas. C'est là qu'on entre dans le pur domaine de la subjectivité. Penser que Gœthe a rejeté Kleist est douloureux aussi. Mes élèves qui ont refusé Woyzeck de Büchner, car certainement ils n'ont pas vu la puissance ni le potentiel du texte, m'ont porté un petit coup au cœur. Et je ne compte pas le nombre de fois où j'ai proposé ton Eva, Gloria, Léa et où les équipes ont eu peur, n'ont pas su rentrer dans la proposition épique, sont restés de glace quand je brûlais de le monter. Pire pour les spectacles. Je soupire longuement pendant cinq heures d'Orestie d’Eschyle, je sors en colère du massacre, et je m'entends dire par un camarade qu'on ne peut pas critiquer à ce point un spectacle monté par un metteur en scène aussi connu, qui plus est directeur du théâtre. Comme si la renommée et le poste devait valider son travail. Idem en sortant d'une insupportable guimauve où les gens sortent en pleurnichant, je passe pour un insensible, un snob. Le problème étant que même un avis argumenté peut obtenir un « je ne suis pas d'accord » pour toute réponse.
JMP
Si Gide préfère Racine à Lear, c’est sûrement un goût personnel mais c’est aussi l’expression de la tradition française, largement portée par l’école, qui fait de l’homogénéité un critère artistique supérieur à celui de l’hétérogénéité et qui accorde à l’ordre des règles classiques (unités de temps, de lieux, d’action, règles de vraisemblance et de bienséance) une préférence qu’elle croit naturelle sur le ‘désordre' Shakespearien. Et si Goethe ne voit en Kleist qu’un esprit malade, c’est à proportion de ce que le sens de l’harmonie que Goethe place au sommet de ses valeurs est bousculé par le surgissement de l’inconscient chez Kleist (évanouissement répétés des personnages, puissance des rêves sur eux, l’amour comme dévoration réelle, etc). Ainsi aujourd’hui peut-on aimer Shakespeare parce qu’il libère chez le spectateur une émotion plus immédiate que Racine (c’est mon cas). Mais les temps actuels étant à l’émotion tout azimut, - le dolorisme tient souvent lieu d’esthétique- on peut aussi détester les spectacles qui en usent comme d’une pompe à succès. D’une façon plus générale, il faut remarquer que certaines époques penchent du côté de l’émotionnel (Au XVIIIème siècle, il était indiqué de pleurer au théâtre, des vraies larmes, même pour les hommes). D’autres, du côté du sens historique (je dirais la première moitié du XXe, par exemple). Et aujourd’hui le balancier revient du côté émotionnel avec une forte promotion des victimes. Autre temps autre mœurs, dirait Montaigne.