De quel savoir avons-nous besoin au théâtre? J’ai toujours milité pour que le texte de théâtre soit abordé avec un certain savoir, la question étant de fixer la limite du savoir utile à la pratique de la mise en scène. Déjà Mathias Langhoff, interrogé sur l’exercice dramaturgique, avait souligné que tout savoir n’est pas automatiquement utile à l’activité de mise en scène. Et j’ai toujours en tête cette remarque de Nietzsche dans Humain trop Humain, parlant du navigateur dans la tempête qui doit être largement indifférent à la composition chimique de l’eau. La phrase ne visait pas le théâtre. Elle peut néanmoins s’y appliquer. Le metteur en scène, l’auteur de théâtre sont des navigateurs dans la tempête. Ils doivent mener combat contre la scène qui est en attente de concret, contre la page blanche. Une dose de savoir est certainement leur alliée. Mais tout savoir, aussi légitime soit-il quand on s’en tient à l’effort de connaissance, n’est pas propice à l’activité théâtrale. Jouer, mettre en scène, écrire sont des activités qui peuvent se passer d’un savoir sur « la composition chimique de l’eau ». Il y a du savoir, légitime et respectable je le répète, mais théâtralement improductif. Et même quand il est productif du point de vue du théâtre, le savoir reste une condition nécessaire à l’activité, mais elle n’est pas suffisante pour la mener à bien. L’écriture scénique ou textuelle est aussi invention, sortie de route, prise de risque, pari. Bref, s’il y a de la création dans une écriture, le savoir doit à un moment donné être relayé par un saut dans l’inconnu, par l’exploration d’un territoire non balisé, qu’on accomplit toujours à ses risques et périls. À ce stade du travail, « le navigateur dans la tempête » ne peut guère compter que sur l’instinct artistique, sur l’intuition, sur le hasard, sur l’intelligence de son désir.
Jean-Marie Piemme, Accents toniques 2 et Accents toniques 3, 2017-2021. (Inédits)
RC
Je rouspète suffisamment à ce sujet en sortant des salles de spectacle pour me sentir concerné par l'article. J'ai souvent l'impression que les metteurs en scène n'ont pas suffisamment, précisément, analytiquement lu les œuvres qu'ils montent. Proposer des lectures folles, décalées, traîtres ne dispense pas d'avoir bien lu, au contraire. En ce sens, je crois beaucoup à la dramaturgie, et cela suppose effectivement de se renseigner autour, de déborder. Pour travailler sur Hamlet-Machine d’Heiner Muller j'ai bien relu et étudié de près Hamlet de Shakespeare, re-convoqué mes souvenirs de spectateurs, constaté l'importance de la pièce dans la pop culture, etc. Et idem pour Muller. Mais je suis d'accord sur le fait qu'on ne fera pas forcément quelque chose du savoir emmagasiné, et que le travail est parfois fait de sauts rafraîchissants dans l'inconnu.
Pour ce qui est de l'auteur et de son sujet, il y a des vertus à connaître à fond son sujet comme il y en a à ne pas en avoir du tout. Faut-il avoir passé un an en prison pour écrire sur le monde carcéral? Ou bien, une courte scène en prison pour un personnage, dont la signification est peut-être juste symbolique, nécessite-elle une documentation précise? J'ai souvent avancé les yeux bandés sur certains terrains, par peur d'ailleurs de verser dans le documentaire ou la dénonciation quand je cherchais l'évocation et le symbole. Et j'aime la fable, l'uchronie, ou tout simplement la fiction. Le projet de faire venir des œuvres des musées nationaux dans son petit musée paumé est le point de départ d'Envol de Marina, mais j'ai fantasmé ce projet improbable. J'ai rendu compte de certains rouages de la bureaucratie, me suis amusé avec la possible corruption, avec les apparentes règles. Des lecteurs du milieu des musées m'ont fait des retours chaleureux sans me pointer jamais des incohérences. Le problème serait peut-être d'affirmer des choses très précisément, avec une volonté quasi-documentaire, et de trouver dans la salle des contradicteurs informés. Un metteur en scène est venu voir ma Cassandra il y a quelques années. Il me pointe, avec raison, le fait qu'il n'est question que des marchés financiers dans les arguments du programme de l'héroïne à la présidentielle alors qu'il y a d'autres enjeux. Je réponds "Exactement! Mais c'est une fable, à aucun moment je n'écris une pièce sur l'élection présidentielle". Mais par ailleurs certains candidats aux présidentielles françaises sont suffisamment connus pour avoir eu un ou deux points forts de leurs programmes pour que ma pièce trouve un écho avec le réel. Peut-être que simplement la curiosité et la rigueur sont nos armes tout autant que nos capacités à décaler, digresser, construire. Le tout c'est de les utiliser à bon escient.
JMP
Pour mettre en jeu des contradictions dans une mise en scène ou un texte, une certaine dose de savoir est utile. Mais on ne sait jamais exactement laquelle. J’ai envie ici de paraphraser Nietzsche quand il dit que « nous avons besoin de l’histoire mais pas comme l’oisif blasé dans le jardin du savoir ». Nous avons besoin du savoir, mais pas pour montrer notre science, pas pour faire valoir notre encyclopédisme. Et j’ajoute : pas pour le porter en drapeau dans la représentation. Ceci touche à une question importante : quand on monte un texte, monte-t-on le texte ou la dramaturgie qu’on fait du texte? Certaines mises en scène montent le savoir qu’elles ont du texte et de ses limites. Je veux dire que l’objet de la mise en scène n’est plus le texte lui-même mais le savoir qu’on a de lui. Bref, est-il souhaitable artistiquement d’avoir l’air plus malin que le texte? Si on dit que non, on utilise le savoir comme outil pour porter le texte à une visibilité d’aujourd’hui. Si on répond que oui, on substitue la dramaturgie au texte, soit en coupant dans le texte, soit en se rendant aveugle ce qui ne colle pas avec la dramaturgie, soit à forcer le sens contre l’évidence de l'écriture. Dans ce cas, une franche réécriture n’est-elle pas plus pertinente? Difficile de trancher dans tout cela. J’ai vu des spectacles intéressants où la dramaturgie est préférée au texte (par exemple un Tartuffe amputé du dernier acte, ce qui donne à la pièce une tonalité sombre, puisque qu’on montre le triomphe absolu de Tartuffe et la défaite totale de la vérité). Mais c’était intéressant parce que ça faisait apparaître aussi une dimension possible de la pièce. A l’inverse, la réécriture de Macbeth par Ionesco (par exemple) me tombe des mains. Finalement on ne peut pas ramener tout ça à des débats d’idées. Notre expérience de spectateur nous montre que toutes les positions sont tenables pourvu qu’elles contiennent un accent artistique. J’emploie volontairement le quasi vieux mot ‘art’. L’art, c’est-à-dire quelque chose qui ne se réduise pas au message - qu’on place ce message dans le texte ou dans la dramaturgie. Transformer l’idée en art, voilà notre tâche. Cela suppose de la singularité, de la grâce, de l’intelligence, et certainement une capacité à gérer adéquatement le rapport de notre propre désir au désir de l’autre.
RC
La contradiction a la grande vertu de nous éviter les postures. Comme le réel, le théâtre se construit dans la contradiction et permet la nuance et le questionnement. Tout cela pour laisser le doute et donc le choix au spectateur. « Qui est-il? », mais aussi « a-t-il raison ou tort? », « est-il juste ou injuste? », « suis-je d'accord ou non avec lui? », autant de questions (et mille autres!) que le spectateur peut se poser à propos du personnage et de ce qu'il affirme. J'ai effectivement des souvenirs de spectacles où le texte était central, et d'autres où la dramaturgie avait pris le dessus. Mais je dois reconnaître que globalement c'est les travaux qui mettent le texte devant qui m'ont intéressé. J'ai parfois moi-même fait des propositions décalées en pensant que justement le texte serait réécouté de manière plus lisible après des années de rabâchage et de mises en scènes qui l’avaient noyé dans ses traditions de représentations. Ça a parfois été très heureux, parfois non.
Mais ta conclusion me questionne: « Transformer l’idée en art, voilà notre tâche. Cela suppose de la singularité, de la grâce, de l’intelligence, et certainement une capacité à gérer adéquatement le rapport de notre propre désir au désir de l’autre. » De quel autre parles-tu? Du public? Entends-tu qu'il faille être à l'écoute de son désir de spectateur? De savoir « ce qui doit se faire aujourd'hui, pour le public d'ici »?
JMP
Au théâtre deux désirs se nouent: celui de l’auteur et celui du spectateur. Il ne s’agit pas de chercher à coïncider à ce que veut le public, il s’agit de toucher un point d’équilibre qu’on ne contrôle que très partiellement.