Un des plaisirs de l’opéra est de jouir d’une machine d’un autre temps. L’opéra n’est pas le lieu du spontané ou du naturel, c’est un lieu machinique où l’émotion naît ostensiblement de l’artifice. C’est un plaisir qui a rapport non avec le réel, mais avec le temps qui fuit. La machine de l’opéra entretient l’illusion que le temps n’est pas irréversible, que, sans cesse, on peut revenir sur lui, qu’éternellement Violette se relève et rencontre encore Alfredo, qu’éternellement Don Giovanni revient des enfers et, de nouveau, défie Dieu.
Jean-Marie Piemme, Accents toniques, Journal de théâtre 1973-2017, Editions Alternatives théâtrales, 2017, page 71
RC
N'est-ce pas comme cela que l'on monte et revoit les classiques? Avec cette idée non pas tant de la redécouverte mais du plaisir des retrouvailles, de revoir éternellement Alceste gronder et Phèdre geindre? Il me semble que beaucoup montent ces pièces "pour les monter" et non parce qu'il y a du sens ou même une urgence à les monter aujourd'hui. Il FAUT avoir monté Phèdre de Racine ou Le Misanthrope de Molière. En tant que spectateur, le plaisir de revoir est très grand pour ma part, mais n'est-ce pas un plaisir d'initié de comparer à outrance les huit Misanthrope et les six Phèdre que j'ai vu....?
JMP
Nous vivons dans une époque qui a inventé des vitesses incommensurables avec le corps humain. Je pousse sur un bouton et le message que j’écris te parvient quasi instantanément. Le théâtre, lui, est un art qui n’ira jamais plus vite que le temps qu’il faut au corps humain pour aller de Jardin à Cour. Le théâtre est un art archaïque : c’est sa force. Tant que l’humain restera l’humain comme il l’a été jusqu’ici, tant que les sciences n’arriveront pas à l’ «augmenter », le théâtre gardera sa chance d’exister avec ou sans comédiens professionnels. Et existera aussi le plaisir de revenir aux œuvres du passé. Quant au plaisir d’initié pourquoi le craindre? Les amateurs de foot ou de boxe aiment eux aussi parler des joueurs ou des boxeurs du passé, revoir les matches ou les combats historiques, comparer les tactiques utilisées, admirer les exploits des uns ou des autres. Chaque discipline a son histoire, inconnue de ceux qui ne la pratiquent pas. Le danger n’est pas dans le plaisir qu’on peut prendre à revoir Le Misanthrope ou Phèdre. Le danger guette quand ce geste de retour se fige, se mue en volonté de ne pas voir le présent. Quand il fonctionne comme négation de l’aujourd’hui et du mouvement des choses. Cette fétichisation du passé est alors l’exact pendant de ceux qui veulent à tout prix le nier, ce passé; qui veulent l’annuler pour de bonnes ou mauvaises raisons. Dans un débat auquel je participais il y a quelques temps, quelqu’un soutenait l’idée d’un refus radical de la culture du passé trop liée à l’exploitation et au patriarcat. Il fallait, disait-il, commencer à travailler à une culture nouvelle sans se retourner sur une culture morte. C’était déjà la position des Maoïstes en 68 quand ils récusaient en bloc la culture bourgeoise. Je ne me reconnais ni dans le fétichisation du passé ni dans sa négation. Je ne veux être ni régressif ni négationniste, mais entretenir avec le passé une relation vivante, contradictoire, critique, et tirer de celle-ci à la fois des savoirs et des plaisirs.
RC
J'apprécie l'idée de la « relation vivante » avec le passé, continuer de le mettre en jeu, de le mesurer au présent. Je suis d'accord avec ce que tu dis sur le problème de figer le passé et à l'inverse l'idée de faire entièrement « table rase » me semble être une impasse car nous perdrions une grande richesse.
Je peux donc me « déculpabiliser » du plaisir d'initié mais il y a tout de même un problème que j'évoque et qui persiste: le cas d'un metteur en scène qui monte Phèdre parce qu'il FAUT avoir monté Phèdre, sans vraiment avoir de raison de le faire. Prenons des exemples concrets: un jour, on a conseillé à un metteur en scène de monter Le Misanthrope. Il était au faîte de sa gloire médiatique, reconnu comme un artiste majeur du théâtre et un metteur en scène incontournable. On lui conseille de monter ça et il hésite car il ne le veut pas vraiment. Mais il succombe à la pression ou à l'envie de monter un chef-d’œuvre. Le résultat était particulièrement décevant. Peut-être aurait-il mieux fait d'attendre de sentir la nécessité de monter la pièce plutôt que de le faire pour dire de l'avoir fait? Autre exemple, l'étonnant projet de remonter Tchékhov en suivant les notes de Meyerhold et de Stanislavski, ses premiers metteurs en scènes. Les spectacles ne manquent pas de qualités. La direction d'acteur est juste mais on se demande bien ce qu'on vient voir à part une sorte d'expérience d'avoir ressuscité une vision vieille de cent ans... Ici le metteur en scène s'offre un plaisir pour lui-même. Dernier exemple, et pour le coup le plus terrible, un metteur en scène qui monte Un Fil à la Patte de Feydeau. Il avait vu la version à succès des années 70 et il lui prend l'idée de remonter le « même spectacle »... Cela donne un résultat potache qui a plu aux vieux abonnés... ces exemples que je te donne sont des illustrations, je crois, d'un plaisir d'initié qui se pervertit. Mon plaisir de voir les mêmes pièces n'est bien évidemment pas celui de revoir les mêmes spectacles.
Pour finir, je crois que j'entends plus que jamais le terme « archaïque » comme un terme positif. J'ai toujours eu tendance à penser que ce mot est péjoratif, mais tu en soulignes la vertu. Est-ce bien sa longévité et sa nécessité d'utiliser l'humain qui lui donne cette désignation d'archaïque (que tu donnes comme une force)? L'archaïsme aurait ceci de supérieur à la « modernité » (pas sûr que le mot soit idéalement choisi) qu'il utiliserait moins d'outils différents et s'appuierait plus sur ses utilisateurs?
JMP
Le théâtre est un art archaïque au regard des technologies qui utilisent une vitesse « non-humaine » ou qui déploient des visées de transformations de l’être humain. Dans le face à face de la salle et de la scène, dans le contact vivant, le théâtre reste lié au corps de l’Homo Sapiens, à notre corps. On peut penser qu’il restera une possibilité active d’expression et de plaisir aussi longtemps que « l’être humain Sapiens » restera un « humain Sapiens ». Là est son « éternité ». Mais c’est une éternité que les ambitions du transhumanisme rendent précaire.
Un classique monté sans nécessité intérieure forte rend souvent un mauvais service au metteur en scène et au public. Comme toi, j’ai vu beaucoup de pièces du répertoire devenir des produits de luxe pour des spectateurs sans feu, sans exigence, contents d’accomplir leur devoir culturel comme d’autres vont à la messe le dimanche. Quand le patrimoine n’est qu’un fonds de commerce, la déception est vite au rendez-vous. Heureusement, j’ai aussi vu des classiques magnifiquement réalisés. La Dispute de Marivaux par Chéreau, Phèdre de Vitez, un Tchekhov, par Grüber, Macbeth de Langhoff, et d’autres. Je connaissais les œuvres et pourtant, dans ces mises en scène-là, il me semblait entendre les mots pour la première fois. Des phrases hyper connues devenaient neuves tout-à-coup. L’œuvre retrouvait sa vigueur par-delà les couches culturelles qui la recouvraient. Evidemment, pour se produire, un tel effet dépend aussi de ce qui se passe dans le monde à ce moment-là, des expériences de vie qu’on a eues, de nos joies, de nos peines, de nos attentes, de nos espérances, de notre familiarité avec le théâtre, etc. Et si on mesure facilement l’effet produit sur soi par un beau travail scénique, on ne sait pas si le metteur en scène considère lui aussi qu’avec cette mise en scène-là, il est à son meilleur niveau. Nos jugements esthétiques sont toujours chargés d’un fort subjectivisme.
RC
Intéressant cette histoire de transhumanisme! Le théâtre serait l'œuvre de Sapiens et de Sapiens seul. Si le transhumanisme nous fait passer de Sapiens à Trans-Sapiens, les données sont différentes... Tu parles de transhumanisme dans Rêves d'Occident d'ailleurs...
Sinon, je crois que les réponses sont dans les questions.
Tu me partages quelques titres de spectacles qui t'ont marqué, des classiques montés par Vitez, Grüber, etc. Mais précisément, tu me cites de grands spectacles des années 80, certainement la décennie la plus extraordinaire du XXe siècle pour la mise en scène. Quelle chance tu as eu de la connaître. J'étais juste né au milieu de ces années-là. Si j'ai vu quelques pièces enfants, mon aventure de spectateur commence vraiment au début des années 2000... Autant dire une période qui vivait dans l'ombre molle des années 80. J'ai vu des bijoux mais surtout beaucoup de spectacles moyens, de projets mollassons, de pièces timides... L'Histoire est pleine de périodes brillantes et d'autres fades pour le théâtre. N'en déplaise aux libertins et même à Corneille, la seconde moitié du XVIIe a été bien plus florissante en chefs-d'œuvre que la première moitié. Le XVIIIe nous a laissé Marivaux et Beaurmarchais seulement (et encore de Beaumarchais surtout deux de ses textes) bien qu'il y ait eu pléthores d'auteurs. Le théâtre de la Révolution ne nous a rien laissé d'inoubliable mais le Romantisme, en moins de cinquante ans, nous a laissé des chefs-d’œuvre. Et ainsi de suite.
Nous sommes certainement dans le creux d'une vague, une période d'idéologie molle. L'intégrisme et le terrorisme ne sont-ils pas des tentatives (vaines, absurdes, idiotes) de s'engager dans une voie ou une autre quand la société s'obstine à ne pas en prendre? Le théâtre n'est peut-être pas le moteur mais le témoin, le marqueur d'une société. Tu dis plusieurs fois dans Accents Toniques que les artistes ne vont pas changer le monde, que ce sont les gens, la rue, les revendications politiques qui le font. Le théâtre serait donc ce voyant rouge qui nous indique qu'il y a ci et ça, qu'il manque ci et ça? Si c'est bien le cas, le théâtre actuellement manque peut-être d'audace! Je ne veux pas dire « c'était mieux avant » car je crois que tout cela est cyclique, que ça reviendra, mais quand je te lis « Je connaissais les œuvres et pourtant, dans ces mises en scène-là, il me semblait les entendre pour la première fois. Des phrases hyper connues devenaient neuves tout-à-coup. L’œuvre retrouvait sa vigueur par-delà les couches culturelles qui la recouvraient. », je me rends compte que je n'ai presque jamais ressenti cela au théâtre. Est-ce ton cas? Est-ce que tu me citais des exemples exceptionnels et que la majorité de tes expériences de spectateurs ont été molles? Ou bien es-tu d'accord qu'il y a un véritable « amollissement » depuis les années 90?
JMP
Oui, le théâtre me parait lié à l’Homo Sapiens. Quand celui-ci sera poussé hors de lui-même par les avancées biologiques et technologiques, je ne sais pas si la pratique du théâtre aura encore une place dans la vie sociale, ou, si elle en a une, quel visage elle pourra présenter. Et pour les spectacles des années 70-80, oui, je pense comme toi que c’était une époque fastueuse ou eurent lieu des ruptures véritables et des propositions nouvelles liées à Mai 68 et à une certaine conscience politique de la jeunesse à ce moment-là. Aujourd’hui au théâtre, j’ai souvent le sentiment du déjà-vu. Ou du vite fait mal fait. Ou du bien fait académique. Ou du savoir-faire intelligent. Tout cela donne parfois beaucoup de plaisir encore, mais moins d’ébranlement, moins d’engagement. Et aussi : l’intensité peut-elle être permanente? Par définition, l’intensité n’est-elle pas que l’instant d’un excès positif? Autrement dit, l’intensité et la durée n’ont jamais fait bon ménage. Et l’atonie de l’époque n’arrange rien.
RC
Du coup que faire? Attendre que l'époque soit plus intense? Espérer un bouleversement social qui permettra un fourmillement des idées et des propositions? Et surtout se résigner à ne pas connaître cela pour le moment? C'est un peu désespérant...
Cependant, l'intensité s'entend aussi sur une temporalité plus réduite, c'est-à-dire que sur une année actuelle, nous pourrions vivre quelques moments intenses au théâtre pour de nombreux autres plus plats... Je dis cela car j'ai souvent dit de mon expérience de spectateur « des bons spectacles, j'en ai vu beaucoup, mais peu m'ont transporté ». Je sais bien que la qualité d'un moment unique tient du fait qu'il est justement unique. Ainsi, il est normal et même nécessaire que peu de spectacles nous bouleversent...
JMP
Je reviens sur l’intensité. L’intensité est une force capricieuse: elle n’est pas là quand on la voudrait, mais elle peut aussi se manifester quand on ne l’attend plus. Et tout cela m’a fait penser à un passage de Proust. Le narrateur parle du jeune Marcel qui admire une très grande actrice, La Berma. Il ne l’a jamais vue sur scène, mais il brûle de la voir. L’occasion se présente. Il va la voir dans Phèdre. Et là, il ne se passe rien. Il en revient profondément déçu. Plus tard, il retournera la voir jouer, et cette fois la magie va opérer. Comme explication à la déception de la première fois, le narrateur dit en substance j’étais allé à elle avec un trop grand désir. Cette pensée m’a toujours frappé. Ne pas voir, parce qu’on a dans les yeux une forme d’éblouissement. Pour voir, il faudrait donc déplacer le curseur de l’intense. Réduire la pression. Idée juste? Pas Juste? Je ne sais pas.
RC
Ce que tu me partages de Proust semble pour moi pouvoir s'explorer par plusieurs pistes:
- la classique attente de quelque chose d'extraordinaire qui est forcément décevant lorsque le moment vient car présupposer de l'intensité est forcément une erreur tant cela semble être une matière fragile.
- la différence entre la personne et le personnage. L'excitation de voir cette actrice aurait empêché le narrateur de jouir du spectacle. Il n'aurait vu que la personne et de ce fait, étant en décalage avec la représentation, il lui était impossible d'accéder à la grâce de celle-ci. Une fois la première rencontre déflorée, la magie peut opérer sur d'autres moments de spectateur.
- tu proposes de voir mieux en déplaçant « le curseur de l'intensité »... Mais de quelle nature est cette intensité? Est-ce celle de l'attente dont parle Proust ou celle vécue à l'instant même?
Pour ce qui est de l'instant, je me souviens d'avoir eu souvent pendant les spectacles ce terrible regard sur moi-même en me disant « j'assiste à un spectacle formidable ». Et rien que le fait de me le dire me sortait de la représentation. C'est arrivé assez souvent et gâchait mon expérience. Mais les plus beaux souvenirs de théâtre sont des moments d'apnée, des instants où, subjugué, je me suis fait attraper et quand le noir final arrivait j'étais encore ivre de ce que je venais de voir. Cela n'a dû m'arriver qu'une douzaine de fois parmi les centaines de spectacles que j'ai vus... Dans mes exemples, l'intensité qui me happe est soit si forte qu'immanquablement j'ai besoin de me la commenter, soit si extra-forte que je me laisse prendre totalement. Il me semble bien que l'intense le plus grand m'embarque plus qu'il ne m'éjecte de la représentation...
J'oserais comparer mon intensité de spectateur à la chaleur du soleil. Sans que je puisse en expliquer la raison scientifique, il semble que si la partie la plus chaude du soleil est au centre, la partie périphérique est plus chaude que l'entre-deux. Dans l'ordre, le centre du soleil est le plus chaud, puis c'est la périphérie, puis l'entre-deux. Si je vois un spectacle idiot ou raté, je suis carrément hors du soleil, j'ai hâte que ça se termine. Si le spectacle est assez plaisant, je suis dans sa périphérie, je profite innocemment. S'il est excellent je vais me refroidir car mon esprit va vouloir qualifier le moment. Et si le spectacle est réellement extraordinaire, je suis au centre du soleil, Subjugué. J'ignore si mon image est claire mais elle me semble bien aborder cette intensité avec ses contradictions, peut-être propres à chaque personne, que l'on peut ressentir au théâtre.
JMP
L’intensité est un affect à la fois social et individuel. Social en ce qu’il met en jeu une attente particulière qui implique ici une dimension culturelle, une adhésion aux pouvoirs de l’art; et individuelle parce que l’intensité des uns peut ne pas être celle des autres, et cela dépend de beaucoup de choses : le trajet de vie, le moment dans le trajet de vie, l’âge, etc.
RC
Concernant l'intensité, je me questionne sur son accointance avec la poésie. Ou plutôt, avec le poétique. Est-ce que le poétique n'a pas vocation à intensifier les choses? Aussi bien dans le cadre d'un acte artistique que dans la vie. Je me suis souvent interrogé sur la définition du poétique. Avant, on appelait tout écrit à visée artistique poème. La pièce était poème dramatique quand le récit pouvait être poème épique. Mais il me semble que la définition de la poésie a muté. Ce qui est poésie, c'est ce qui est en décalage, ce qui change notre regard. En soi le théâtre est donc poésie, mais on accepte tellement la convention du théâtre que l'effet de décalage a perdu en intensité. Du coup, la poésie doit se resserrer pour rester intensité. Se resserrer autour de formes plus brèves, d'instants suspendus.
Je me souviens d’une comédienne qui jouait dans Le Dindon de Feydeau. Je lui cite une réplique très drôle du deuxième acte, Mme Pinchard est sourde et lit sur les lèvres; elle dit à son mari: « comment veux-tu que je te comprenne, tu me parles à contre-jour, je ne vois pas ce que tu me dis! ». Et la comédienne s'exclame: « c'est ma réplique favorite de la pièce, c'est de la poésie! ». Ici la poésie prend bien le sens de décalage. Et notamment, dans le flot de paroles parfois bavardes ou vaines qu'on trouve chez Feydeau (dont je ne nie pas, par ailleurs, les qualités mécaniques ou rythmiques), la réplique concentre un bouleversement des sens et de leur perception. C'est intense, c'est énorme tout d'un coup. L'intense n'est-il donc pas poésie? Ou potentiellement poésie?