On peut aimer l’opéra pour ce qu’il a encore à nous dire aujourd’hui. On peut aussi l’aimer pour une raison exactement inverse : pour sa distance d’avec le monde, d’avec notre monde. Non parce que ce serait un art intemporel (ça ne veut rien dire intemporel, celui qui croit une chose intemporelle croit tout simplement qu’il est éternel, lui, qu’il sera éternel, au-dessus du temps). Non, l’opéra n’est pas intemporel, c’est un art passé, un art du passé, le charme est là, dans le passé. Aujourd’hui (plus qu’hier) l’opéra m’intéresse pour sa distance, parce qu’il propose un ailleurs, une différence d’avec mon époque, parce qu’en somme, c’est une des mémoires du monde. On y voit bien qu’en ces temps-là, l’amour, la gloire, la haine, la bonté charriaient d’autres contenus et d’autres formes que ceux et celles d’aujourd’hui (bêtise du temps présent qui croit que tout ce qui a existé ou existera lui ressemble !).
Jean-Marie Piemme, Accents toniques, Journal de théâtre 1973-2017, Editions Alternatives théâtrales, 2017, page 96
RC
Outre la référence au passé, l'opéra ne souffre-t-il pas encore de cette image inaccessible pour les personnes modestes (en finance et en finesse)? Après tout il est encore très inaccessible au niveau du prix et le public se renouvelle peu au niveau social... malgré certainement de nombreuses tentatives, l'opéra ne garde-t-il pas cette image d'opacité et d'élitisme? J'irais même jusqu'à dire qu'il entretient cette idée d'élite, d'abord par la qualité de ses intervenants (je ne dis pas uniquement « artistes » car je pense, peut-être à tort, que l'opéra se paie les élites dans tous les domaines) mais aussi par son prix élevé, sa dimension vite internationale avec son multilinguisme et ses coproductions? En France l'opéra pèse lourd en termes de subventions pour un art qui réunit un public non renouvelé de riches et de bourgeois (comme la population qui fréquente les musées parisiens est composée d'une majorité écrasante de touristes étrangers et d'étudiants ou de professeurs)... Le théâtre est un petit peu sauvé car de nombreux efforts de décentralisation et d'accessibilité ont été faits... A l’université, le metteur en scène Jean Boillot nous disait que le théâtre avait ceci de supérieur aux autres arts qu'il peut y avoir des miracles... En effet, il est du domaine du possible qu'un groupe d'amateur propose un spectacle formidable. Un opéra amateur, lui, souffrira toujours du manque de pratique de ses artistes et du manque de moyens. L'opéra n'est-il pas condamné à rester ce qu'il est?
JMP
Il ne fait aucun doute que le public d’opéra est largement conservateur, que le prix des places est élevé et que c’est un art qui coûte cher. Une modulation quand même : ce qui coute cher dans un opéra, c’est moins le prix des spectacles que le volume des salaires qu’il faut débourser mensuellement. (Pour Garnier et Bastille, combien? 2000 personnes?). L’opéra pèse lourd dans les budgets de la culture, c’est un fait. Et j’ajoute que la multiplication des mises en scènes sur un petit nombre d’œuvres épuise l’intérêt artistique qu’on peut porter à cet art. Les œuvres nouvelles sont rares, les maisons d’opéra sont en fait des musées. Faut-il fermer tout cela? Au profit de quoi? De qui? Doit-on se contenter des enregistrements ? Y aura-t-il encore des chanteurs et des cantatrices si l’opéra comme théâtre n’existe plus? On pourrait introduire une variante : le château de Versailles par exemple. Faut-il l’entretenir, le conserver? Qui le visite, sinon les touristes du monde entiers, riches japonais, chinois, américains, australiens, européens? Le château de Versailles, c’est la maison d’un roi qui a mené beaucoup de guerres meurtrières pour ses sujets, une maison de pouvoir et de richesse dans un pays qui a connu des famines redoutables. Beaucoup de gens vivaient misérables ou mourraient de faim à l’heure où Racine écrivait des tragédies sublimes dont la représentation réjouissait la cour. Alors, que fait-on? On ferme Versailles? On ferme le palais Garnier? On démocratise en baissant nettement le prix des places? Mais puisque le public est socialement élitaire, on va permettre aux riches de voir leurs opéras en payant moins cher, ce qui serait un vrai paradoxe. À la fin du XIXe siècle, certains responsables politiques pouvaient refuser le principe de la subvention aux théâtres pour ce motif-là : on allait favoriser les riches, puisque seule la bourgeoise aisée allait au théâtre. Et ultimes questions : peut-on porter des jugements sur un art à partir du public qui le fréquente? N’y a-t-il pas plus d’art dans un opéra de Verdi ou de Mozart que dans les téléfilms foisonnants et couteux de la fiction télévisuelle? Est-ce que le coût d’un téléfilm idiot est plus justifiable parce que beaucoup de gens des classes populaires le regardent? L’opéra n’est que le symptôme extrême de la coupure culturelle qui traverse une société de classe. On peut certainement réduire la coupure en améliorant les conditions de vie et mettant un accent particulier sur l’éducation artistique. Quand on sait les impasses où mènent les rêves de table rase, peut-on faire plus? Je crains que Walter Benjamin n’ait raison quand il écrit « Il n'est pas de témoignage de la culture qui ne soit en même temps témoignage de barbarie».
RC
Tu poses des questions sur l'opéra et le compares à Versailles. Ce château, qui par ailleurs m'a toujours fasciné, non pas comme objet de pouvoir mais comme décor et mise en scène de la vie royale, est un musée. On y va pour découvrir le génie des artistes et techniciens d'une époque. L'opéra n'est pas censé avoir cette vocation, il ne devrait pas être un musée; comme le théâtre, il doit continuer à proposer. Je sais que la question du renouvellement, de l'accessibilité, etc. n'est pas simple. Mais je pointe, comme toi d'ailleurs, que l'opéra s'épuise à ne monter que Mozart et Verdi, se renouvelle peu. Une amie qui jouait dans Don Carlos de Verdi à Bastille me disait qu'il était d'usage de huer le metteur en scène et d'applaudir les chanteurs... Le public d'abonnés ne semble pas convaincu pour les propositions de mise en scène mais reconnait la prouesse vocale... Je crois que je préférerais toujours un spectacle inventif où la technicité des chanteurs est en rodage qu'un projet rasoir avec des divas. Dans ce cas de figure, c'est bien le public qui pose problème. Mais il y a aussi le manque d'audace (on y revient) dans la programmation, le choix des œuvres. Je salue pour cela l'Opéra-Comique, qui, à Paris, a entrepris un grand chantier de redécouverte des œuvres et des compositeurs.
Quant à l'Éducation artistique, là on en est loin. Mes nombreux amis professeurs en collèges et lycées sont horrifiés des manques de moyens, du niveau des programmes, des difficultés des élèves pour simplement écrire... ou lire! Alors l'éducation artistique... Idéologie molle comme je disais plus haut? Dans mon parcours, je ne suis pas un bon exemple, car si je n'ai pas eu d'éducation artistique particulièrement poussée, j'ai vécu dans un contexte qui me laissait la possibilité de saisir les opportunités. Il me suffisait juste de vouloir un peu et je pouvais aller voir des spectacles, faire du théâtre, lire des pièces. En ce sens, j'ai eu de la chance. Mais les études m'ont prouvé aussi qu'un contexte favorable à la culture mais assez aisé dans lequel j'avais grandi pouvais faire de moi pire qu'un non-spectateur: un spectateur bourgeois. Celui qui croit qu'il doit pleurer devant Tchékhov et jouir en écoutant Callas. C'est l'université, c'est l'école de théâtre et c'est la lecture (Brook, Brecht, Lagarce, Copi, Genet, ... Piemme!) qui m'ont évité les certitudes. Alors en plus d'une éducation artistique, est-ce que ce n'est pas notre rapport à l'étonnement qu'il convient de changer et de transmettre à la jeunesse?
JMP
L’opéra peut-il se renouveler ? Je n’en sais rien. J’en doute même un peu tant la pression de son public est forte. Même la présentation d’une œuvre sur un plateau nu (comme cela se fait couramment au théâtre) reste encore problématique. Et hors des chanteurs de qualité, pas de salut. Je me souviens de Peter Stein qui avait monté l’Otello de Verdi en faisant le pari d’engager des chanteurs moins talentueux vocalement mais davantage acteurs. Le monde opératique n’a pas aimé, évidement. Alors même que Verdi, dans sa correspondance et à propos de son Macbeth recommandait au directeur de l’époque où allait se créer l’œuvre de bien veiller à engager des chanteurs de moindre qualité vocale peut-être mais capables d’assumer la densité dramatique de l’œuvre. Pour lui (comme pour Wagner d’ailleurs) l’opéra n’était pas du bel canto, mais du théâtre. La prise en charge du dramatique importait au plus haut point. Mais le spectateur d’opéra que l’usage du disque a transformé en fétichiste du chant ne l’entend plus de cette oreille. Autre confirmation : Lorsque je travaillais à l’opéra de Bruxelles, Gérard Mortier le directeur avait décidé de programmer une saison d’opéra moderne. Déjà ce « moderne-là » était le moderne du début du siècle (Berg, Debussy, Strauss, etc.) et pour faire passer la pilule, il avait (judicieusement) décidé d’engager des stars du chant. Le public avait suivi, mais pas pour des raisons de modernité musicale. Et pour ce qui est des œuvres nouvelles, il faut dire aussi que l’écriture musicale (en musique dite savante) semble requérir beaucoup plus de temps qu’au XIXe. Là où Verdi composait « rapidement », il n’est pas rare que l’écriture d’un opéra aujourd’hui prenne plusieurs années.
Le rapport d’étonnement dont tu parles m’a en effet toujours paru être la capacité première d’un artiste. C’est nourricier, ça empêche de savoir avant de savoir, ça pousse à la maturation, ça permet d’entrer dans l’œuvre, de l’appréhender dans ce qu’elle dit en le sachant et dans ce qu’elle dit sans le savoir. L’étonnement permet d’arracher l’œuvre à ses évidences pour faire surgir en elle la multiplicité des voix prévues et imprévues.