Il faut un jour avoir erré dans une réserve à décors ou un magasin d’accessoires pour comprendre physiquement combien le théâtre, une fois sorti de la scène et des lumières, ne serait qu’un fatras inerte si le souvenir et la nostalgie ne prêtaient aux vestiges le peu d’imaginaire qu’il faut pour que l’illusion revienne. Une trace échappe pourtant à la sanction de l’éphémère : l’édifice. Le bâtiment de théâtre est plus que lui-même, plus que la somme des éléments techniques qui le composent, plus que la nécessité qui l’a fait naître. Il porte à l’attention du présent les questions qui ont pu hanter le passé et indique dans sa configuration même en quoi il a pu être une réponse (fragmentaire ? totale ? réelle ? illusoire ? trompeuse ? détournée ?) à ces questions. En lui, une théâtralité du passé se présentifie.
Jean-Marie Piemme, Accents toniques, Journal de théâtre 1973-2017, Editions Alternatives théâtrales, 2017, page 71
RC
Si l'on observe l'Histoire, on constate que la construction durable des lieux de représentations est généralement postérieure aux grandes époques. Ce n'est pas systématique mais il semble que cet élan de construire « en dur » soit lié au fait de vouloir garder trace d'une grandeur, d'une brillance que l'on observe. Loin de ces questions, on a actuellement institutionnalisé et donc instrumentalisé la construction des salles de spectacles pour en faire un écrin de possibles mais décorrélé d'un propos fort ou brillant... cette démarche, pleine de bonnes intentions au départ, trouve son effet pervers en faisant croire que parce qu'il y a du contenant, il y a du contenu. Il n'y a jamais eu autant de lieux de spectacles mais est-ce vraiment souhaitable en tout point de vue?
JMP
Qu’est-ce qu’un lieu de spectacle ? Je dirais que c’est là où un acteur joue devant un spectateur qui le regarde. Donc le théâtre « bâtiment consacré » n’est qu’une forme possible du théâtre, elle a été portée par le développement de la bourgeoisie. Dans les grandes villes, le théâtre en place occupe souvent le centre-ville. Il est voisin des lieux de pouvoir. Voir par exemple, la Comédie-Française ou l’Opéra Garnier. Leur positionnement géographique témoigne d’une époque où le théâtre était l’art collectif majeur. Depuis, beaucoup d’avancées théâtrales ont eu lieu hors de ces bâtiments. Le off, le hors les murs, la friche, le hangar désaffecté, la rue sont à l’ordre du jour. C’est que le bâtiment est souvent considéré comme un appareil pesant, peu souple, où l’institutionnel rogne les élans créateurs. Et on peut penser qu’en outils routiniers, ces bâtiments fabriquent parfois un art moyen un peu académique. Pas toujours évident que l’imagination y soit au pouvoir, comme on disait. Cela admis, on peut quand même poser quelques questions: que serait le destin du théâtre s’il n’avait pas de bâtiment repérable ? Pourrait-il exister longtemps sans tomber dans une marginalité misérable? Sans bâtiment, ne va-t-on pas en ligne droite vers une déprofessionnalisation ? Et si c’est le cas, est-ce un bien, est-ce un mal?
RC
Tu rejoins Brook dans sa définition du théâtre (un homme dans un espace regardé par un autre homme) et tu utilises justement le mot « bourgeoisie » qu'il exècre ! Tu rappelles avec justesse la place des lieux de spectacles proches du pouvoir dans l'Ancien Régime ou au XIXe. Je suis d'accord. Mais des salles se construisent toujours, et il y a peut-être et même certainement un « embourgeoisement » de la construction des lieux de spectacles aujourd'hui. Des politiques culturelles qui ont l'air pourtant bénéfiques construisent des lieux dans des endroits parfois étonnants, et malgré tout il y a encore des déserts culturels. Je me souviens avoir joué dans une Scène Nationale perdue dans la montagne, un lieu assez grand, tout neuf, financé par l'Europe! Les critères d'organisation, de répartition et les motivations de constructions sont peut-être à revoir...
Mais plus que jamais un lieu de théâtre ne fait pas le théâtre. Tu questionnes le fait que n'avoir plus de lieux pourraient créer des carences au niveau de la société et de la profession... Je n'y avais pas pensé car j'ai toujours vu l'Homme faire quand il veut faire. Tu le sais, au -Ve siècle les grecs jouaient dans des théâtres éphémères. Les chefs-d'œuvre textuels que nous avons conservés n'ont pas été créés dans les théâtres en pierre que nous visitons aujourd'hui à Athènes ou Épidaure… Idem pour les Mystères médiévaux qui faisaient l'objet d'installations de grands plateaux provisoires devant les cathédrales... Ce côté éphémère n'a jamais empêché les sociétés de faire du théâtre...
Enfin tu abordes le sujet de la déprofessionnalisation: peut-être est-ce pour la raison que j'évoque plus haut, que le théâtre a toujours joué même sans lieu, que ce n'est pas le lieu qui fait théâtre, donc je ne vois pas pourquoi cela entamerait la profession... Et l'existence de nombreuses salles de spectacle ne me semble pas essentielle en soi. La question cruciale me semble être « est-ce que nous voulons faire du théâtre? », et de cette question beaucoup de pistes passionnantes sur les « pourquoi? » ou les « comment? » méritent d'être explorées. Je me souviens d'un Léonce et Léna de Büchner particulièrement inventif dans un hangar, avec des spectateurs invités à se déplacer entre chaque acte et un système de tissus accrochés en colimaçon qui réorganise l'espace. Dispositif Impossible dans une salle en frontal. Et le charme de l'atelier, du hangar, était plus fort que la boîte noire. Je ne t'apprends rien, tu as du voir quantités de propositions intéressantes où le lieu était idéal pour le projet et même jouer le projet ailleurs perdrait de son intérêt... et si le théâtre n'était plus aussi nomade? Ou qu'en tout cas un plus grand nombre de projets ne se faisaient que selon un lieu, investi spécifiquement pour l'occasion? Penses-tu qu'il y a là une piste sérieuse et vraisemblable pour un théâtre renouvelé? Pour sortir du carcan des institutions dont les dirigeants craignent pour leurs subventions et s'échangent le sel et le poivre avec ceux de la même caste en prenant de moins en moins de risques?
JMP
Sans doute, jusqu’au XVIème, XVIIème siècle le lieu de théâtre a-t-il toujours été éphémère. Mais en ces temps-là, le théâtre occupait une place centrale dans la vie collective. Néanmoins, pour les Grecs et durant le Moyen-âge, il n’était pas question de jouer tous les soirs, l’activité était liée à des événements exceptionnels. Jusqu’à la première moitié du XXe siècle, on peut considérer que le théâtre reste central dans la société, c’est une caisse de résonance importante, beaucoup de romanciers de l’époque visent à être des auteurs de théâtre (Gide, Montherlant, Mauriac, Giraudoux, même Céline…) et toutes les grandes maisons d’édition avaient leur collection théâtre. C’était alors encore un art qui rassemblait un large public cultivé. Mais aujourd’hui, comme le dit Régis Debray, « les générales ne sentent plus la poudre ». Plus de bataille d’Hernani, plus de bataille autour des Paravents de Genet. D’une bataille à l’autre, on peut déjà mesurer la différence. La bataille d’Hernani portait sur les formes, sur le mode de théâtralité, sur le coup porté à la forme racinienne de la tragédie; la bataille des Paravents mis en scène par Roger Blin portait sur les pets lâchés à la gueule de l’armée française; ce n’était déjà plus à proprement parler une bataille de forme, mais de contenu.
L’activité théâtrale a perdu sa centralité. Il y a une « loi » médiatique qui veut que lorsqu’un média puissant apparaît, il reconfigure la place des médias précédents. Je traduis : lorsque l’imprimerie apparait, elle reconfigure la place de la cathédrale, Victor Hugo l’explique très clairement dans Notre Dame de Paris. Et lorsque la télévision apparait, elle occupe la position de centralité et reconfigure la place du théâtre qui devient ainsi un art minoritaire avec les pertes et les gains que cela suppose.
Je ne défends pas le bâtiment et j’entends bien que ce n’est pas le bâtiment qui fait le théâtre. Mais pour faire du théâtre, il faut un peu d’argent. Ceux qui font du théâtre doivent manger, leur famille aussi. Si l’on projette la question dans la durée d’une vie, le problème s’accentue encore. C’est là que se pose la question de la déprofessionnalisation. Sans bâtiments, les théâtres auront une visibilité réduite. Et un public réduit également. Cette situation ne sera pas sans incidence sur la pratique de la subvention. La subvention est issue de l’impôt de chaque citoyen, elle est liée qu’on le veuille ou non à une certaine rentabilité symbolique. Elle doit obéir à des visées politiques (au sens noble du terme, c’est-à-dire qui concerne la vie des humains en société) et ne peut pas s’apparenter au financement d’un privilège. Le théâtre n’étant plus au centre de la vie collective met déjà le principe de la subvention en danger, certains pensent qu’il est inutile de maintenir en vie des activités non rentables. Il semblerait qu’existent déjà sondages pour savoir quelle serait la réaction des Français si on supprimait la subvention des théâtres : l’idée est donc déjà dans l’air. Aujourd’hui, avec la montée des réseaux sociaux et les développements du virtuel, la perte de centralité s'accentue encore. Le théâtre se trouve davantage encore à la marge. Que vont devenir les subventions théâtrales quand on sait que de nouvelles activités culturelles réclament aussi leur financement? Ce qui est certain, c’est que sans subvention, l’activité théâtrale est impossible. Qui payera les gens qui font du théâtre? Comment ceux-ci pourront-ils envisager de vouer leur vie au théâtre? La solution sera de trouver un autre boulot ailleurs pour faire bouillir la marmite. Et voilà comment on passe d’une professionnalisation à un autre statut, celui de semi-professionnel ou celui d’amateur pointu. On peut estimer qu’un théâtre « des lieux investis pour l’occasion » donnerait des résultats artistiques intéressants. Mais il y aurait un prix à payer : la disparition de 90% des professionnels actuels. Et le théâtre jadis art collectif ne serait plus qu’un art pour un tout petit groupe qui s’y livrerait dans un entre-soi encore plus grand qu’aujourd’hui, à la façon des festivals de musique contemporaine. Si ce n’est pas ça, il faut alors réhabiliter le théâtre amateur, le théâtre de salon (au sens du XVIIIe siècle), le théâtre d’appartement, le théâtre fait à la maison, une activité qui serait alors plus un art qui maintient le « vivant » dans une société vouée au virtuel ou au distanciel, qu’un art de création qui questionne collectivement le réel.
Je crains que l’on ne puisse pas réfléchir à la question « est-ce que nous voulons faire du théâtre », question légitime en soi, sans préciser la taille et l’identité sociale du « Nous » et sans réfléchir aux conditions matérielles du « faire ». Il n’y a du « off » que s’il y a du « In », toute l’histoire du théâtre européen en témoigne. Il n’y a de l’écart que s’il y a une norme. S’il n’y plus que de l’écart, le risque de dispersion puis d’effacement est considérable.
Une autre question se pose « faut-il des théâtres partout ? ». La multiplication des bâtiments théâtraux est liée à l’idée de démocratisation de la culture. En créant des appareils de distribution (donc en créant de l’offre) on créerait de la demande, pensait-on. Aujourd’hui, on sait que l’hypothèse est fausse. La fréquentation du théâtre (comme celle de toutes les activités culturelles) reste dépendante du capital culturel du spectateur ou de la spectatrice. Ce n’est pas la faute aux activités culturelles. C’est la faute à une société qui brade l’éducation de ses enfants et qui travaille trop mollement à l’existence effective d’une égalité pour tous.
RC
Sans se débarrasser de la subvention, il y a largement matière à rediscuter les critères de distribution. J'ai vu il y a peu une vidéo parodique d'un ami comédien qui se moque du mépris d’un directeur de salle qui se vantait de pouvoir continuer ses répétitions malgré l'occupation du théâtre par les intermittents. Je comprends la colère de ceux qui ont si peu quand d'autres ont tellement... et sur des critères parfois peu lisibles! Ainsi, je ne prône pas la disparition de la subvention, mais bien la possibilité de rediscuter les montants, les critères, etc. Et l’idée d’un sondage sur la légitimité des subventions m'horrifie! Penser de façon aussi binaire un tel sujet, et surtout demander aux citoyens, qui n'ont pas sous le nez tous les tenants et aboutissants, de se positionner de cette façon me paraît sinon malhonnête, assez électoraliste! Mais bref, là n'est pas le sujet.
Je comprends par ailleurs les enjeux d'une profession de comédien. Ne pas être pollué par une autre activité mais gagner suffisamment pour nourrir sa famille. Tout cela est audible et cohérent. Pourtant, de la même façon qu'il n'y a pas vraiment eu de comédiens professionnels avant le XVIe siècle environ (excepté les fameux saltimbanques!), peut-être n'y en aura-t-il pas toujours à l'avenir. Je ne pose pas de vœux ni de jugement mais je parle de potentialité. L'Histoire de l'humanité n'est pas finie et il n'est pas fou d'imaginer que cette profession disparaisse. Le théâtre en revanche semble plus robuste qu'une profession. Comme tu parles de redistribution des médias, la fermeture des lieux pourrait modifier considérablement la place du théâtre mais je me garde bien d'assurer le positif et le négatif. Peut-être que la fermeture de certains lieux apporteront des progrès considérables par ailleurs. Seul l'avenir nous le dira. Mais du coup, je ne suis pas très inquiet, je me dis que c'est l'ordre des choses que cela se redessine avec le temps.
Enfin, je reviens sur ma question « voulons-nous faire du théâtre ? ». Je posais la question en considérant que globalement l'Homme voulait faire du théâtre mais tu cadres de façon bien plus intéressante, je dois bien le reconnaître, la problématique avec des paramètres essentiels. Notamment la question de la norme et de la marge... nous en reparlerons, mais j'ai tendance à penser que la marginalisation a des vertus et peu même avoir une fonction essentielle. Tu abordes également la question de l'éducation. En définitive, c'est comme pour les points au-dessus: je prône la discussion, la réforme et non la disparition. Je suis d'accord que le théâtre comme tant d'autres choses sont des éléments importants mais je crois aussi que le problème se situe notamment dans la façon de l'aborder, et, loin de moi l'envie de le supprimer des programmes scolaires, je voudrais bien qu'on questionne la façon de le transmettre, et l'intérêt qu'il peut avoir pour la jeunesse alors qu'il n'a plus la même place qu'il y a cent ans.