lundi 21 février 2022

Du lieu théâtral

Il faut un jour avoir erré dans une réserve à décors ou un magasin d’accessoires pour comprendre physiquement combien le théâtre, une fois sorti de la scène et des lumières, ne serait qu’un fatras inerte si le souvenir et la nostalgie ne prêtaient aux vestiges le peu d’imaginaire qu’il faut pour que l’illusion revienne. Une trace échappe pourtant à la sanction de l’éphémère : l’édifice. Le bâtiment de théâtre est plus que lui-même, plus que la somme des éléments techniques qui le composent, plus que la nécessité qui l’a fait naître. Il porte à l’attention du présent les questions qui ont pu hanter le passé et indique dans sa configuration même en quoi il a pu être une réponse (fragmentaire ? totale ? réelle ? illusoire ? trompeuse ? détournée ?) à ces questions. En lui, une théâtralité du passé se présentifie.

Jean-Marie Piemme, Accents toniques, Journal de théâtre 1973-2017, Editions Alternatives théâtrales, 2017, page 71


RC
Si l'on observe l'Histoire, on constate que la construction durable des lieux de représentations est généralement postérieure aux grandes époques. Ce n'est pas systématique mais il semble que cet élan de construire « en dur » soit lié au fait de vouloir garder trace d'une grandeur, d'une brillance que l'on observe. Loin de ces questions, on a actuellement institutionnalisé et donc instrumentalisé la construction des salles de spectacles pour en faire un écrin de possibles mais décorrélé d'un propos fort ou brillant... cette démarche, pleine de bonnes intentions au départ, trouve son effet pervers en faisant croire que parce qu'il y a du contenant, il y a du contenu. Il n'y a jamais eu autant de lieux de spectacles mais est-ce vraiment souhaitable en tout point de vue?

JMP
Qu’est-ce qu’un lieu de spectacle ? Je dirais que c’est là où un acteur joue devant un spectateur qui le regarde. Donc le théâtre « bâtiment consacré » n’est qu’une forme possible du théâtre, elle a été portée par le développement de la bourgeoisie. Dans les grandes villes, le théâtre en place occupe souvent le centre-ville. Il est voisin des lieux de pouvoir. Voir par exemple, la Comédie-Française ou l’Opéra Garnier. Leur positionnement géographique témoigne d’une époque où le théâtre était l’art collectif majeur. Depuis, beaucoup d’avancées théâtrales ont eu lieu hors de ces bâtiments. Le off, le hors les murs, la friche, le hangar désaffecté, la rue sont à l’ordre du jour. C’est que le bâtiment est souvent considéré comme un appareil pesant, peu souple, où l’institutionnel rogne les élans créateurs. Et on peut penser qu’en outils routiniers, ces bâtiments fabriquent parfois un art moyen un peu académique. Pas toujours évident que l’imagination y soit au pouvoir, comme on disait. Cela admis, on peut quand même poser quelques questions: que serait le destin du théâtre s’il n’avait pas de bâtiment repérable ? Pourrait-il exister longtemps sans tomber dans une marginalité misérable? Sans bâtiment, ne va-t-on pas en ligne droite vers une déprofessionnalisation ? Et si c’est le cas, est-ce un bien, est-ce un mal?

RC
Tu rejoins Brook dans sa définition du théâtre (un homme dans un espace regardé par un autre homme) et tu utilises justement le mot « bourgeoisie » qu'il exècre ! Tu rappelles avec justesse la place des lieux de spectacles proches du pouvoir dans l'Ancien Régime ou au XIXe. Je suis d'accord. Mais des salles se construisent toujours, et il y a peut-être et même certainement un « embourgeoisement » de la construction des lieux de spectacles aujourd'hui. Des politiques culturelles qui ont l'air pourtant bénéfiques construisent des lieux dans des endroits parfois étonnants, et malgré tout il y a encore des déserts culturels. Je me souviens avoir joué dans une Scène Nationale perdue dans la montagne, un lieu assez grand, tout neuf, financé par l'Europe! Les critères d'organisation, de répartition et les motivations de constructions sont peut-être à revoir...
Mais plus que jamais un lieu de théâtre ne fait pas le théâtre. Tu questionnes le fait que n'avoir plus de lieux pourraient créer des carences au niveau de la société et de la profession... Je n'y avais pas pensé car j'ai toujours vu l'Homme faire quand il veut faire. Tu le sais, au -Ve siècle les grecs jouaient dans des théâtres éphémères. Les chefs-d'œuvre textuels que nous avons conservés n'ont pas été créés dans les théâtres en pierre que nous visitons aujourd'hui à Athènes ou Épidaure… Idem pour les Mystères médiévaux qui faisaient l'objet d'installations de grands plateaux provisoires devant les cathédrales... Ce côté éphémère n'a jamais empêché les sociétés de faire du théâtre...
Enfin tu abordes le sujet de la déprofessionnalisation: peut-être est-ce pour la raison que j'évoque plus haut, que le théâtre a toujours joué même sans lieu, que ce n'est pas le lieu qui fait théâtre, donc je ne vois pas pourquoi cela entamerait la profession... Et l'existence de nombreuses salles de spectacle ne me semble pas essentielle en soi. La question cruciale me semble être « est-ce que nous voulons faire du théâtre? », et de cette question beaucoup de pistes passionnantes sur les « pourquoi? » ou les « comment? » méritent d'être explorées. Je me souviens d'un Léonce et Léna de Büchner particulièrement inventif dans un hangar, avec des spectateurs invités à se déplacer entre chaque acte et un système de tissus accrochés en colimaçon qui réorganise l'espace. Dispositif Impossible dans une salle en frontal. Et le charme de l'atelier, du hangar, était plus fort que la boîte noire. Je ne t'apprends rien, tu as du voir quantités de propositions intéressantes où le lieu était idéal pour le projet et même jouer le projet ailleurs perdrait de son intérêt... et si le théâtre n'était plus aussi nomade? Ou qu'en tout cas un plus grand nombre de projets ne se faisaient que selon un lieu, investi spécifiquement pour l'occasion? Penses-tu qu'il y a là une piste sérieuse et vraisemblable pour un théâtre renouvelé? Pour sortir du carcan des institutions dont les dirigeants craignent pour leurs subventions et s'échangent le sel et le poivre avec ceux de la même caste en prenant de moins en moins de risques?

JMP
Sans doute, jusqu’au XVIème, XVIIème siècle le lieu de théâtre a-t-il toujours été éphémère. Mais en ces temps-là, le théâtre occupait une place centrale dans la vie collective. Néanmoins, pour les Grecs et durant le Moyen-âge, il n’était pas question de jouer tous les soirs, l’activité était liée à des événements exceptionnels. Jusqu’à la première moitié du XXe siècle, on peut considérer que le théâtre reste central dans la société, c’est une caisse de résonance importante, beaucoup de romanciers de l’époque visent à être des auteurs de théâtre (Gide, Montherlant, Mauriac, Giraudoux, même Céline…) et toutes les grandes maisons d’édition avaient leur collection théâtre. C’était alors encore un art qui rassemblait un large public cultivé. Mais aujourd’hui, comme le dit Régis Debray, « les générales ne sentent plus la poudre ». Plus de bataille d’Hernani, plus de bataille autour des Paravents de Genet. D’une bataille à l’autre, on peut déjà mesurer la différence. La bataille d’Hernani portait sur les formes, sur le mode de théâtralité, sur le coup porté à la forme racinienne de la tragédie; la bataille des Paravents mis en scène par Roger Blin portait sur les pets lâchés à la gueule de l’armée française; ce n’était déjà plus à proprement parler une bataille de forme, mais de contenu.
L’activité théâtrale a perdu sa centralité. Il y a une « loi » médiatique qui veut que lorsqu’un média puissant apparaît, il reconfigure la place des médias précédents. Je traduis : lorsque l’imprimerie apparait, elle reconfigure la place de la cathédrale, Victor Hugo l’explique très clairement dans Notre Dame de Paris. Et lorsque la télévision apparait, elle occupe la position de centralité et reconfigure la place du théâtre qui devient ainsi un art minoritaire avec les pertes et les gains que cela suppose.
Je ne défends pas le bâtiment et j’entends bien que ce n’est pas le bâtiment qui fait le théâtre. Mais pour faire du théâtre, il faut un peu d’argent. Ceux qui font du théâtre doivent manger, leur famille aussi. Si l’on projette la question dans la durée d’une vie, le problème s’accentue encore. C’est là que se pose la question de la déprofessionnalisation. Sans bâtiments, les théâtres auront une visibilité réduite. Et un public réduit également. Cette situation ne sera pas sans incidence sur la pratique de la subvention. La subvention est issue de l’impôt de chaque citoyen, elle est liée qu’on le veuille ou non à une certaine rentabilité symbolique. Elle doit obéir à des visées politiques (au sens noble du terme, c’est-à-dire qui concerne la vie des humains en société) et ne peut pas s’apparenter au financement d’un privilège. Le théâtre n’étant plus au centre de la vie collective met déjà le principe de la subvention en danger, certains pensent qu’il est inutile de maintenir en vie des activités non rentables. Il semblerait qu’existent déjà sondages pour savoir quelle serait la réaction des Français si on supprimait la subvention des théâtres : l’idée est donc déjà dans l’air. Aujourd’hui, avec la montée des réseaux sociaux et les développements du virtuel, la perte de centralité s'accentue encore. Le théâtre se trouve davantage encore à la marge. Que vont devenir les subventions théâtrales quand on sait que de nouvelles activités culturelles réclament aussi leur financement? Ce qui est certain, c’est que sans subvention, l’activité théâtrale est impossible. Qui payera les gens qui font du théâtre? Comment ceux-ci pourront-ils envisager de vouer leur vie au théâtre? La solution sera de trouver un autre boulot ailleurs pour faire bouillir la marmite. Et voilà comment on passe d’une professionnalisation à un autre statut, celui de semi-professionnel ou celui d’amateur pointu. On peut estimer qu’un théâtre « des lieux investis pour l’occasion » donnerait des résultats artistiques intéressants. Mais il y aurait un prix à payer : la disparition de 90% des professionnels actuels. Et le théâtre jadis art collectif ne serait plus qu’un art pour un tout petit groupe qui s’y livrerait dans un entre-soi encore plus grand qu’aujourd’hui, à la façon des festivals de musique contemporaine. Si ce n’est pas ça, il faut alors réhabiliter le théâtre amateur, le théâtre de salon (au sens du XVIIIe siècle), le théâtre d’appartement, le théâtre fait à la maison, une activité qui serait alors plus un art qui maintient le « vivant » dans une société vouée au virtuel ou au distanciel, qu’un art de création qui questionne collectivement le réel.
Je crains que l’on ne puisse pas réfléchir à la question « est-ce que nous voulons faire du théâtre », question légitime en soi, sans préciser la taille et l’identité sociale du « Nous » et sans réfléchir aux conditions matérielles du « faire ». Il n’y a du « off » que s’il y a du « In », toute l’histoire du théâtre européen en témoigne. Il n’y a de l’écart que s’il y a une norme. S’il n’y plus que de l’écart, le risque de dispersion puis d’effacement est considérable.
Une autre question se pose « faut-il des théâtres partout ? ». La multiplication des bâtiments théâtraux est liée à l’idée de démocratisation de la culture. En créant des appareils de distribution (donc en créant de l’offre) on créerait de la demande, pensait-on. Aujourd’hui, on sait que l’hypothèse est fausse. La fréquentation du théâtre (comme celle de toutes les activités culturelles) reste dépendante du capital culturel du spectateur ou de la spectatrice. Ce n’est pas la faute aux activités culturelles. C’est la faute à une société qui brade l’éducation de ses enfants et qui travaille trop mollement à l’existence effective d’une égalité pour tous.

RC
Sans se débarrasser de la subvention, il y a largement matière à rediscuter les critères de distribution. J'ai vu il y a peu une vidéo parodique d'un ami comédien qui se moque du mépris d’un directeur de salle qui se vantait de pouvoir continuer ses répétitions malgré l'occupation du théâtre par les intermittents. Je comprends la colère de ceux qui ont si peu quand d'autres ont tellement... et sur des critères parfois peu lisibles! Ainsi, je ne prône pas la disparition de la subvention, mais bien la possibilité de rediscuter les montants, les critères, etc. Et l’idée d’un sondage sur la légitimité des subventions m'horrifie! Penser de façon aussi binaire un tel sujet, et surtout demander aux citoyens, qui n'ont pas sous le nez tous les tenants et aboutissants, de se positionner de cette façon me paraît sinon malhonnête, assez électoraliste! Mais bref, là n'est pas le sujet.
Je comprends par ailleurs les enjeux d'une profession de comédien. Ne pas être pollué par une autre activité mais gagner suffisamment pour nourrir sa famille. Tout cela est audible et cohérent. Pourtant, de la même façon qu'il n'y a pas vraiment eu de comédiens professionnels avant le XVIe siècle environ (excepté les fameux saltimbanques!), peut-être n'y en aura-t-il pas toujours à l'avenir. Je ne pose pas de vœux ni de jugement mais je parle de potentialité. L'Histoire de l'humanité n'est pas finie et il n'est pas fou d'imaginer que cette profession disparaisse. Le théâtre en revanche semble plus robuste qu'une profession. Comme tu parles de redistribution des médias, la fermeture des lieux pourrait modifier considérablement la place du théâtre mais je me garde bien d'assurer le positif et le négatif. Peut-être que la fermeture de certains lieux apporteront des progrès considérables par ailleurs. Seul l'avenir nous le dira. Mais du coup, je ne suis pas très inquiet, je me dis que c'est l'ordre des choses que cela se redessine avec le temps.
Enfin, je reviens sur ma question « voulons-nous faire du théâtre ? ». Je posais la question en considérant que globalement l'Homme voulait faire du théâtre mais tu cadres de façon bien plus intéressante, je dois bien le reconnaître, la problématique avec des paramètres essentiels. Notamment la question de la norme et de la marge... nous en reparlerons, mais j'ai tendance à penser que la marginalisation a des vertus et peu même avoir une fonction essentielle. Tu abordes également la question de l'éducation. En définitive, c'est comme pour les points au-dessus: je prône la discussion, la réforme et non la disparition. Je suis d'accord que le théâtre comme tant d'autres choses sont des éléments importants mais je crois aussi que le problème se situe notamment dans la façon de l'aborder, et, loin de moi l'envie de le supprimer des programmes scolaires, je voudrais bien qu'on questionne la façon de le transmettre, et l'intérêt qu'il peut avoir pour la jeunesse alors qu'il n'a plus la même place qu'il y a cent ans.

De l'opéra et du musée

On peut aimer l’opéra pour ce qu’il a encore à nous dire aujourd’hui. On peut aussi l’aimer pour une raison exactement inverse : pour sa distance d’avec le monde, d’avec notre monde. Non parce que ce serait un art intemporel (ça ne veut rien dire intemporel, celui qui croit une chose intemporelle croit tout simplement qu’il est éternel, lui, qu’il sera éternel, au-dessus du temps). Non, l’opéra n’est pas intemporel, c’est un art passé, un art du passé, le charme est là, dans le passé. Aujourd’hui (plus qu’hier) l’opéra m’intéresse pour sa distance, parce qu’il propose un ailleurs, une différence d’avec mon époque, parce qu’en somme, c’est une des mémoires du monde. On y voit bien qu’en ces temps-là, l’amour, la gloire, la haine, la bonté charriaient d’autres contenus et d’autres formes que ceux et celles d’aujourd’hui (bêtise du temps présent qui croit que tout ce qui a existé ou existera lui ressemble !).

Jean-Marie Piemme, Accents toniques, Journal de théâtre 1973-2017, Editions Alternatives théâtrales, 2017, page 96


RC
Outre la référence au passé, l'opéra ne souffre-t-il pas encore de cette image inaccessible pour les personnes modestes (en finance et en finesse)? Après tout il est encore très inaccessible au niveau du prix et le public se renouvelle peu au niveau social... malgré certainement de nombreuses tentatives, l'opéra ne garde-t-il pas cette image d'opacité et d'élitisme? J'irais même jusqu'à dire qu'il entretient cette idée d'élite, d'abord par la qualité de ses intervenants (je ne dis pas uniquement « artistes » car je pense, peut-être à tort, que l'opéra se paie les élites dans tous les domaines) mais aussi par son prix élevé, sa dimension vite internationale avec son multilinguisme et ses coproductions? En France l'opéra pèse lourd en termes de subventions pour un art qui réunit un public non renouvelé de riches et de bourgeois (comme la population qui fréquente les musées parisiens est composée d'une majorité écrasante de touristes étrangers et d'étudiants ou de professeurs)... Le théâtre est un petit peu sauvé car de nombreux efforts de décentralisation et d'accessibilité ont été faits... A l’université, le metteur en scène Jean Boillot nous disait que le théâtre avait ceci de supérieur aux autres arts qu'il peut y avoir des miracles... En effet, il est du domaine du possible qu'un groupe d'amateur propose un spectacle formidable. Un opéra amateur, lui, souffrira toujours du manque de pratique de ses artistes et du manque de moyens. L'opéra n'est-il pas condamné à rester ce qu'il est?

JMP
Il ne fait aucun doute que le public d’opéra est largement conservateur, que le prix des places est élevé et que c’est un art qui coûte cher. Une modulation quand même : ce qui coute cher dans un opéra, c’est moins le prix des spectacles que le volume des salaires qu’il faut débourser mensuellement. (Pour Garnier et Bastille, combien? 2000 personnes?). L’opéra pèse lourd dans les budgets de la culture, c’est un fait. Et j’ajoute que la multiplication des mises en scènes sur un petit nombre d’œuvres épuise l’intérêt artistique qu’on peut porter à cet art. Les œuvres nouvelles sont rares, les maisons d’opéra sont en fait des musées. Faut-il fermer tout cela? Au profit de quoi? De qui? Doit-on se contenter des enregistrements ? Y aura-t-il encore des chanteurs et des cantatrices si l’opéra comme théâtre n’existe plus? On pourrait introduire une variante : le château de Versailles par exemple. Faut-il l’entretenir, le conserver? Qui le visite, sinon les touristes du monde entiers, riches japonais, chinois, américains, australiens, européens? Le château de Versailles, c’est la maison d’un roi qui a mené beaucoup de guerres meurtrières pour ses sujets, une maison de pouvoir et de richesse dans un pays qui a connu des famines redoutables. Beaucoup de gens vivaient misérables ou mourraient de faim à l’heure où Racine écrivait des tragédies sublimes dont la représentation réjouissait la cour. Alors, que fait-on? On ferme Versailles? On ferme le palais Garnier? On démocratise en baissant nettement le prix des places? Mais puisque le public est socialement élitaire, on va permettre aux riches de voir leurs opéras en payant moins cher, ce qui serait un vrai paradoxe. À la fin du XIXe siècle, certains responsables politiques pouvaient refuser le principe de la subvention aux théâtres pour ce motif-là : on allait favoriser les riches, puisque seule la bourgeoise aisée allait au théâtre. Et ultimes questions : peut-on porter des jugements sur un art à partir du public qui le fréquente? N’y a-t-il pas plus d’art dans un opéra de Verdi ou de Mozart que dans les téléfilms foisonnants et couteux de la fiction télévisuelle? Est-ce que le coût d’un téléfilm idiot est plus justifiable parce que beaucoup de gens des classes populaires le regardent? L’opéra n’est que le symptôme extrême de la coupure culturelle qui traverse une société de classe. On peut certainement réduire la coupure en améliorant les conditions de vie et mettant un accent particulier sur l’éducation artistique. Quand on sait les impasses où mènent les rêves de table rase, peut-on faire plus? Je crains que Walter Benjamin n’ait raison quand il écrit « Il n'est pas de témoignage de la culture qui ne soit en même temps témoignage de barbarie».

RC
Tu poses des questions sur l'opéra et le compares à Versailles. Ce château, qui par ailleurs m'a toujours fasciné, non pas comme objet de pouvoir mais comme décor et mise en scène de la vie royale, est un musée. On y va pour découvrir le génie des artistes et techniciens d'une époque. L'opéra n'est pas censé avoir cette vocation, il ne devrait pas être un musée; comme le théâtre, il doit continuer à proposer. Je sais que la question du renouvellement, de l'accessibilité, etc. n'est pas simple. Mais je pointe, comme toi d'ailleurs, que l'opéra s'épuise à ne monter que Mozart et Verdi, se renouvelle peu. Une amie qui jouait dans Don Carlos de Verdi à Bastille me disait qu'il était d'usage de huer le metteur en scène et d'applaudir les chanteurs... Le public d'abonnés ne semble pas convaincu pour les propositions de mise en scène mais reconnait la prouesse vocale... Je crois que je préférerais toujours un spectacle inventif où la technicité des chanteurs est en rodage qu'un projet rasoir avec des divas. Dans ce cas de figure, c'est bien le public qui pose problème. Mais il y a aussi le manque d'audace (on y revient) dans la programmation, le choix des œuvres. Je salue pour cela l'Opéra-Comique, qui, à Paris, a entrepris un grand chantier de redécouverte des œuvres et des compositeurs.
Quant à l'Éducation artistique, là on en est loin. Mes nombreux amis professeurs en collèges et lycées sont horrifiés des manques de moyens, du niveau des programmes, des difficultés des élèves pour simplement écrire... ou lire! Alors l'éducation artistique... Idéologie molle comme je disais plus haut? Dans mon parcours, je ne suis pas un bon exemple, car si je n'ai pas eu d'éducation artistique particulièrement poussée, j'ai vécu dans un contexte qui me laissait la possibilité de saisir les opportunités. Il me suffisait juste de vouloir un peu et je pouvais aller voir des spectacles, faire du théâtre, lire des pièces. En ce sens, j'ai eu de la chance. Mais les études m'ont prouvé aussi qu'un contexte favorable à la culture mais assez aisé dans lequel j'avais grandi pouvais faire de moi pire qu'un non-spectateur: un spectateur bourgeois. Celui qui croit qu'il doit pleurer devant Tchékhov et jouir en écoutant Callas. C'est l'université, c'est l'école de théâtre et c'est la lecture (Brook, Brecht, Lagarce, Copi, Genet, ... Piemme!) qui m'ont évité les certitudes. Alors en plus d'une éducation artistique, est-ce que ce n'est pas notre rapport à l'étonnement qu'il convient de changer et de transmettre à la jeunesse?

JMP
L’opéra peut-il se renouveler ? Je n’en sais rien. J’en doute même un peu tant la pression de son public est forte. Même la présentation d’une œuvre sur un plateau nu (comme cela se fait couramment au théâtre) reste encore problématique. Et hors des chanteurs de qualité, pas de salut. Je me souviens de Peter Stein qui avait monté l’Otello de Verdi en faisant le pari d’engager des chanteurs moins talentueux vocalement mais davantage acteurs. Le monde opératique n’a pas aimé, évidement. Alors même que Verdi, dans sa correspondance et à propos de son Macbeth recommandait au directeur de l’époque où allait se créer l’œuvre de bien veiller à engager des chanteurs de moindre qualité vocale peut-être mais capables d’assumer la densité dramatique de l’œuvre. Pour lui (comme pour Wagner d’ailleurs) l’opéra n’était pas du bel canto, mais du théâtre. La prise en charge du dramatique importait au plus haut point. Mais le spectateur d’opéra que l’usage du disque a transformé en fétichiste du chant ne l’entend plus de cette oreille. Autre confirmation : Lorsque je travaillais à l’opéra de Bruxelles, Gérard Mortier le directeur avait décidé de programmer une saison d’opéra moderne. Déjà ce « moderne-là » était le moderne du début du siècle (Berg, Debussy, Strauss, etc.) et pour faire passer la pilule, il avait (judicieusement) décidé d’engager des stars du chant. Le public avait suivi, mais pas pour des raisons de modernité musicale. Et pour ce qui est des œuvres nouvelles, il faut dire aussi que l’écriture musicale (en musique dite savante) semble requérir beaucoup plus de temps qu’au XIXe. Là où Verdi composait « rapidement », il n’est pas rare que l’écriture d’un opéra aujourd’hui prenne plusieurs années.
Le rapport d’étonnement dont tu parles m’a en effet toujours paru être la capacité première d’un artiste. C’est nourricier, ça empêche de savoir avant de savoir, ça pousse à la maturation, ça permet d’entrer dans l’œuvre, de l’appréhender dans ce qu’elle dit en le sachant et dans ce qu’elle dit sans le savoir. L’étonnement permet d’arracher l’œuvre à ses évidences pour faire surgir en elle la multiplicité des voix prévues et imprévues.

Des classiques, de Sapiens et de la poésie

Un des plaisirs de l’opéra est de jouir d’une machine d’un autre temps. L’opéra n’est pas le lieu du spontané ou du naturel, c’est un lieu machinique où l’émotion naît ostensiblement de l’artifice. C’est un plaisir qui a rapport non avec le réel, mais avec le temps qui fuit. La machine de l’opéra entretient l’illusion que le temps n’est pas irréversible, que, sans cesse, on peut revenir sur lui, qu’éternellement Violette se relève et rencontre encore Alfredo, qu’éternellement Don Giovanni revient des enfers et, de nouveau, défie Dieu.

Jean-Marie Piemme, Accents toniques, Journal de théâtre 1973-2017, Editions Alternatives théâtrales, 2017, page 71


RC
N'est-ce pas comme cela que l'on monte et revoit les classiques? Avec cette idée non pas tant de la redécouverte mais du plaisir des retrouvailles, de revoir éternellement Alceste gronder et Phèdre geindre? Il me semble que beaucoup montent ces pièces "pour les monter" et non parce qu'il y a du sens ou même une urgence à les monter aujourd'hui. Il FAUT avoir monté Phèdre de Racine ou Le Misanthrope de Molière. En tant que spectateur, le plaisir de revoir est très grand pour ma part, mais n'est-ce pas un plaisir d'initié de comparer à outrance les huit Misanthrope et les six Phèdre que j'ai vu....?

JMP
Nous vivons dans une époque qui a inventé des vitesses incommensurables avec le corps humain. Je pousse sur un bouton et le message que j’écris te parvient quasi instantanément. Le théâtre, lui, est un art qui n’ira jamais plus vite que le temps qu’il faut au corps humain pour aller de Jardin à Cour. Le théâtre est un art archaïque : c’est sa force. Tant que l’humain restera l’humain comme il l’a été jusqu’ici, tant que les sciences n’arriveront pas à l’ «augmenter », le théâtre gardera sa chance d’exister avec ou sans comédiens professionnels. Et existera aussi le plaisir de revenir aux œuvres du passé. Quant au plaisir d’initié pourquoi le craindre? Les amateurs de foot ou de boxe aiment eux aussi parler des joueurs ou des boxeurs du passé, revoir les matches ou les combats historiques, comparer les tactiques utilisées, admirer les exploits des uns ou des autres. Chaque discipline a son histoire, inconnue de ceux qui ne la pratiquent pas. Le danger n’est pas dans le plaisir qu’on peut prendre à revoir Le Misanthrope ou Phèdre. Le danger guette quand ce geste de retour se fige, se mue en volonté de ne pas voir le présent. Quand il fonctionne comme négation de l’aujourd’hui et du mouvement des choses. Cette fétichisation du passé est alors l’exact pendant de ceux qui veulent à tout prix le nier, ce passé; qui veulent l’annuler pour de bonnes ou mauvaises raisons. Dans un débat auquel je participais il y a quelques temps, quelqu’un soutenait l’idée d’un refus radical de la culture du passé trop liée à l’exploitation et au patriarcat. Il fallait, disait-il, commencer à travailler à une culture nouvelle sans se retourner sur une culture morte. C’était déjà la position des Maoïstes en 68 quand ils récusaient en bloc la culture bourgeoise. Je ne me reconnais ni dans le fétichisation du passé ni dans sa négation. Je ne veux être ni régressif ni négationniste, mais entretenir avec le passé une relation vivante, contradictoire, critique, et tirer de celle-ci à la fois des savoirs et des plaisirs.

RC
J'apprécie l'idée de la « relation vivante » avec le passé, continuer de le mettre en jeu, de le mesurer au présent. Je suis d'accord avec ce que tu dis sur le problème de figer le passé et à l'inverse l'idée de faire entièrement « table rase » me semble être une impasse car nous perdrions une grande richesse.
Je peux donc me « déculpabiliser » du plaisir d'initié mais il y a tout de même un problème que j'évoque et qui persiste: le cas d'un metteur en scène qui monte Phèdre parce qu'il FAUT avoir monté Phèdre, sans vraiment avoir de raison de le faire. Prenons des exemples concrets: un jour, on a conseillé à un metteur en scène de monter Le Misanthrope. Il était au faîte de sa gloire médiatique, reconnu comme un artiste majeur du théâtre et un metteur en scène incontournable. On lui conseille de monter ça et il hésite car il ne le veut pas vraiment. Mais il succombe à la pression ou à l'envie de monter un chef-d’œuvre. Le résultat était particulièrement décevant. Peut-être aurait-il mieux fait d'attendre de sentir la nécessité de monter la pièce plutôt que de le faire pour dire de l'avoir fait? Autre exemple, l'étonnant projet de remonter Tchékhov en suivant les notes de Meyerhold et de Stanislavski, ses premiers metteurs en scènes. Les spectacles ne manquent pas de qualités. La direction d'acteur est juste mais on se demande bien ce qu'on vient voir à part une sorte d'expérience d'avoir ressuscité une vision vieille de cent ans... Ici le metteur en scène s'offre un plaisir pour lui-même. Dernier exemple, et pour le coup le plus terrible, un metteur en scène qui monte Un Fil à la Patte de Feydeau. Il avait vu la version à succès des années 70 et il lui prend l'idée de remonter le « même spectacle »... Cela donne un résultat potache qui a plu aux vieux abonnés... ces exemples que je te donne sont des illustrations, je crois, d'un plaisir d'initié qui se pervertit. Mon plaisir de voir les mêmes pièces n'est bien évidemment pas celui de revoir les mêmes spectacles.
Pour finir, je crois que j'entends plus que jamais le terme « archaïque » comme un terme positif. J'ai toujours eu tendance à penser que ce mot est péjoratif, mais tu en soulignes la vertu. Est-ce bien sa longévité et sa nécessité d'utiliser l'humain qui lui donne cette désignation d'archaïque (que tu donnes comme une force)? L'archaïsme aurait ceci de supérieur à la « modernité » (pas sûr que le mot soit idéalement choisi) qu'il utiliserait moins d'outils différents et s'appuierait plus sur ses utilisateurs?

JMP
Le théâtre est un art archaïque au regard des technologies qui utilisent une vitesse « non-humaine » ou qui déploient des visées de transformations de l’être humain. Dans le face à face de la salle et de la scène, dans le contact vivant, le théâtre reste lié au corps de l’Homo Sapiens, à notre corps. On peut penser qu’il restera une possibilité active d’expression et de plaisir aussi longtemps que « l’être humain Sapiens » restera un « humain Sapiens ». Là est son « éternité ». Mais c’est une éternité que les ambitions du transhumanisme rendent précaire.
Un classique monté sans nécessité intérieure forte rend souvent un mauvais service au metteur en scène et au public. Comme toi, j’ai vu beaucoup de pièces du répertoire devenir des produits de luxe pour des spectateurs sans feu, sans exigence, contents d’accomplir leur devoir culturel comme d’autres vont à la messe le dimanche. Quand le patrimoine n’est qu’un fonds de commerce, la déception est vite au rendez-vous. Heureusement, j’ai aussi vu des classiques magnifiquement réalisés. La Dispute de Marivaux par Chéreau, Phèdre de Vitez, un Tchekhov, par Grüber, Macbeth de Langhoff, et d’autres. Je connaissais les œuvres et pourtant, dans ces mises en scène-là, il me semblait entendre les mots pour la première fois. Des phrases hyper connues devenaient neuves tout-à-coup. L’œuvre retrouvait sa vigueur par-delà les couches culturelles qui la recouvraient. Evidemment, pour se produire, un tel effet dépend aussi de ce qui se passe dans le monde à ce moment-là, des expériences de vie qu’on a eues, de nos joies, de nos peines, de nos attentes, de nos espérances, de notre familiarité avec le théâtre, etc. Et si on mesure facilement l’effet produit sur soi par un beau travail scénique, on ne sait pas si le metteur en scène considère lui aussi qu’avec cette mise en scène-là, il est à son meilleur niveau. Nos jugements esthétiques sont toujours chargés d’un fort subjectivisme.

RC
Intéressant cette histoire de transhumanisme! Le théâtre serait l'œuvre de Sapiens et de Sapiens seul. Si le transhumanisme nous fait passer de Sapiens à Trans-Sapiens, les données sont différentes... Tu parles de transhumanisme dans Rêves d'Occident d'ailleurs...
Sinon, je crois que les réponses sont dans les questions.
Tu me partages quelques titres de spectacles qui t'ont marqué, des classiques montés par Vitez, Grüber, etc. Mais précisément, tu me cites de grands spectacles des années 80, certainement la décennie la plus extraordinaire du XXe siècle pour la mise en scène. Quelle chance tu as eu de la connaître. J'étais juste né au milieu de ces années-là. Si j'ai vu quelques pièces enfants, mon aventure de spectateur commence vraiment au début des années 2000... Autant dire une période qui vivait dans l'ombre molle des années 80. J'ai vu des bijoux mais surtout beaucoup de spectacles moyens, de projets mollassons, de pièces timides... L'Histoire est pleine de périodes brillantes et d'autres fades pour le théâtre. N'en déplaise aux libertins et même à Corneille, la seconde moitié du XVIIe a été bien plus florissante en chefs-d'œuvre que la première moitié. Le XVIIIe nous a laissé Marivaux et Beaurmarchais seulement (et encore de Beaumarchais surtout deux de ses textes) bien qu'il y ait eu pléthores d'auteurs. Le théâtre de la Révolution ne nous a rien laissé d'inoubliable mais le Romantisme, en moins de cinquante ans, nous a laissé des chefs-d’œuvre. Et ainsi de suite.
Nous sommes certainement dans le creux d'une vague, une période d'idéologie molle. L'intégrisme et le terrorisme ne sont-ils pas des tentatives (vaines, absurdes, idiotes) de s'engager dans une voie ou une autre quand la société s'obstine à ne pas en prendre? Le théâtre n'est peut-être pas le moteur mais le témoin, le marqueur d'une société. Tu dis plusieurs fois dans Accents Toniques que les artistes ne vont pas changer le monde, que ce sont les gens, la rue, les revendications politiques qui le font. Le théâtre serait donc ce voyant rouge qui nous indique qu'il y a ci et ça, qu'il manque ci et ça? Si c'est bien le cas, le théâtre actuellement manque peut-être d'audace! Je ne veux pas dire « c'était mieux avant » car je crois que tout cela est cyclique, que ça reviendra, mais quand je te lis « Je connaissais les œuvres et pourtant, dans ces mises en scène-là, il me semblait les entendre pour la première fois. Des phrases hyper connues devenaient neuves tout-à-coup. L’œuvre retrouvait sa vigueur par-delà les couches culturelles qui la recouvraient. », je me rends compte que je n'ai presque jamais ressenti cela au théâtre. Est-ce ton cas? Est-ce que tu me citais des exemples exceptionnels et que la majorité de tes expériences de spectateurs ont été molles? Ou bien es-tu d'accord qu'il y a un véritable « amollissement » depuis les années 90?

JMP
Oui, le théâtre me parait lié à l’Homo Sapiens. Quand celui-ci sera poussé hors de lui-même par les avancées biologiques et technologiques, je ne sais pas si la pratique du théâtre aura encore une place dans la vie sociale, ou, si elle en a une, quel visage elle pourra présenter. Et pour les spectacles des années 70-80, oui, je pense comme toi que c’était une époque fastueuse ou eurent lieu des ruptures véritables et des propositions nouvelles liées à Mai 68 et à une certaine conscience politique de la jeunesse à ce moment-là. Aujourd’hui au théâtre, j’ai souvent le sentiment du déjà-vu. Ou du vite fait mal fait. Ou du bien fait académique. Ou du savoir-faire intelligent. Tout cela donne parfois beaucoup de plaisir encore, mais moins d’ébranlement, moins d’engagement. Et aussi : l’intensité peut-elle être permanente? Par définition, l’intensité n’est-elle pas que l’instant d’un excès positif? Autrement dit, l’intensité et la durée n’ont jamais fait bon ménage. Et l’atonie de l’époque n’arrange rien.

RC
Du coup que faire? Attendre que l'époque soit plus intense? Espérer un bouleversement social qui permettra un fourmillement des idées et des propositions? Et surtout se résigner à ne pas connaître cela pour le moment? C'est un peu désespérant...
Cependant, l'intensité s'entend aussi sur une temporalité plus réduite, c'est-à-dire que sur une année actuelle, nous pourrions vivre quelques moments intenses au théâtre pour de nombreux autres plus plats... Je dis cela car j'ai souvent dit de mon expérience de spectateur « des bons spectacles, j'en ai vu beaucoup, mais peu m'ont transporté ». Je sais bien que la qualité d'un moment unique tient du fait qu'il est justement unique. Ainsi, il est normal et même nécessaire que peu de spectacles nous bouleversent...

JMP
Je reviens sur l’intensité. L’intensité est une force capricieuse: elle n’est pas là quand on la voudrait, mais elle peut aussi se manifester quand on ne l’attend plus. Et tout cela m’a fait penser à un passage de Proust. Le narrateur parle du jeune Marcel qui admire une très grande actrice, La Berma. Il ne l’a jamais vue sur scène, mais il brûle de la voir. L’occasion se présente. Il va la voir dans Phèdre. Et là, il ne se passe rien. Il en revient profondément déçu. Plus tard, il retournera la voir jouer, et cette fois la magie va opérer. Comme explication à la déception de la première fois, le narrateur dit en substance j’étais allé à elle avec un trop grand désir. Cette pensée m’a toujours frappé. Ne pas voir, parce qu’on a dans les yeux une forme d’éblouissement. Pour voir, il faudrait donc déplacer le curseur de l’intense. Réduire la pression. Idée juste? Pas Juste? Je ne sais pas.

RC
Ce que tu me partages de Proust semble pour moi pouvoir s'explorer par plusieurs pistes:

- la classique attente de quelque chose d'extraordinaire qui est forcément décevant lorsque le moment vient car présupposer de l'intensité est forcément une erreur tant cela semble être une matière fragile.
- la différence entre la personne et le personnage. L'excitation de voir cette actrice aurait empêché le narrateur de jouir du spectacle. Il n'aurait vu que la personne et de ce fait, étant en décalage avec la représentation, il lui était impossible d'accéder à la grâce de celle-ci. Une fois la première rencontre déflorée, la magie peut opérer sur d'autres moments de spectateur.
- tu proposes de voir mieux en déplaçant « le curseur de l'intensité »... Mais de quelle nature est cette intensité? Est-ce celle de l'attente dont parle Proust ou celle vécue à l'instant même?

Pour ce qui est de l'instant, je me souviens d'avoir eu souvent pendant les spectacles ce terrible regard sur moi-même en me disant « j'assiste à un spectacle formidable ». Et rien que le fait de me le dire me sortait de la représentation. C'est arrivé assez souvent et gâchait mon expérience. Mais les plus beaux souvenirs de théâtre sont des moments d'apnée, des instants où, subjugué, je me suis fait attraper et quand le noir final arrivait j'étais encore ivre de ce que je venais de voir. Cela n'a dû m'arriver qu'une douzaine de fois parmi les centaines de spectacles que j'ai vus... Dans mes exemples, l'intensité qui me happe est soit si forte qu'immanquablement j'ai besoin de me la commenter, soit si extra-forte que je me laisse prendre totalement. Il me semble bien que l'intense le plus grand m'embarque plus qu'il ne m'éjecte de la représentation...
J'oserais comparer mon intensité de spectateur à la chaleur du soleil. Sans que je puisse en expliquer la raison scientifique, il semble que si la partie la plus chaude du soleil est au centre, la partie périphérique est plus chaude que l'entre-deux. Dans l'ordre, le centre du soleil est le plus chaud, puis c'est la périphérie, puis l'entre-deux. Si je vois un spectacle idiot ou raté, je suis carrément hors du soleil, j'ai hâte que ça se termine. Si le spectacle est assez plaisant, je suis dans sa périphérie, je profite innocemment. S'il est excellent je vais me refroidir car mon esprit va vouloir qualifier le moment. Et si le spectacle est réellement extraordinaire, je suis au centre du soleil, Subjugué. J'ignore si mon image est claire mais elle me semble bien aborder cette intensité avec ses contradictions, peut-être propres à chaque personne, que l'on peut ressentir au théâtre.

JMP
L’intensité est un affect à la fois social et individuel. Social en ce qu’il met en jeu une attente particulière qui implique ici une dimension culturelle, une adhésion aux pouvoirs de l’art; et individuelle parce que l’intensité des uns peut ne pas être celle des autres, et cela dépend de beaucoup de choses : le trajet de vie, le moment dans le trajet de vie, l’âge, etc.

RC
Concernant l'intensité, je me questionne sur son accointance avec la poésie. Ou plutôt, avec le poétique. Est-ce que le poétique n'a pas vocation à intensifier les choses? Aussi bien dans le cadre d'un acte artistique que dans la vie. Je me suis souvent interrogé sur la définition du poétique. Avant, on appelait tout écrit à visée artistique poème. La pièce était poème dramatique quand le récit pouvait être poème épique. Mais il me semble que la définition de la poésie a muté. Ce qui est poésie, c'est ce qui est en décalage, ce qui change notre regard. En soi le théâtre est donc poésie, mais on accepte tellement la convention du théâtre que l'effet de décalage a perdu en intensité. Du coup, la poésie doit se resserrer pour rester intensité. Se resserrer autour de formes plus brèves, d'instants suspendus.
Je me souviens d’une comédienne qui jouait dans Le Dindon de Feydeau. Je lui cite une réplique très drôle du deuxième acte, Mme Pinchard est sourde et lit sur les lèvres; elle dit à son mari: « comment veux-tu que je te comprenne, tu me parles à contre-jour, je ne vois pas ce que tu me dis! ». Et la comédienne s'exclame: « c'est ma réplique favorite de la pièce, c'est de la poésie! ». Ici la poésie prend bien le sens de décalage. Et notamment, dans le flot de paroles parfois bavardes ou vaines qu'on trouve chez Feydeau (dont je ne nie pas, par ailleurs, les qualités mécaniques ou rythmiques), la réplique concentre un bouleversement des sens et de leur perception. C'est intense, c'est énorme tout d'un coup. L'intense n'est-il donc pas poésie? Ou potentiellement poésie?

De la prise de conscience

Il est des manières de parler de la relation au public qui sont régressives et d’autres qui aident à cerner de nouvelles questions productives au plan de la réflexion théorique et déterminantes pour l’orientation de la pratique. Lorsqu’on est amené à mettre en cause le schéma de « la prise de conscience au théâtre », c’est parce que cette manière de décrire la relation au spectateur est devenue totalement rhétorique (ce qui n’exclut pas qu’elle ait pu avoir une efficacité à un moment (historique) donné, notamment pour rompre avec la privatisation du théâtre et sa « culinarité »)

Jean-Marie Piemme, Accents toniques, Journal de théâtre 1973-2017, Editions Alternatives théâtrales, 2017, page 55


RC
Quelle est cette « prise de conscience»?

JMP
Dans certaines prises de position sur la fonction du théâtre, la prise de conscience désigne un effet supposé de la représentation sur le spectateur. Soit que ce spectateur dise « en voyant le spectacle, j’ai pris conscience de… », soit que les artisans du spectacle (auteur, metteur en scène, acteur, actrice) disent « j’ai fait ceci ou cela pour faire prendre conscience de … ». Cette façon de parler présuppose l’existence d’un spectateur non prévenu de ce qu’il va voir, et qui, le voyant, découvre l’existence d’un problème qu’il n’aurait pas jusque-là aperçu dans la vie sociale. Le spectacle serait porteur d’un « message » et par ce message le spectateur deviendrait conscient d’un problème dans la société. Ce spectateur passerait donc d’un état de non savoir à un état de savoir comme s’il était le sujet d’une révélation. Il y a dans ce schéma quelque chose de quasi mystique qui ne me convient pas. Je le trouve trop voisin de la façon dont on décrit les conversions religieuses.
Le spectateur n’est pas une page blanche sur laquelle viendrait s’inscrire une vérité méconnue de lui. Le spectateur entre au théâtre avec ses croyances, ses doutes, ses adhésions idéologiques et politiques, ses problèmes personnels, son poids familial, ses lectures, sa culture, ses expériences de la vie, ses victoires, ses échecs, ses rêves, etc. Tout cela ne reste pas à l’extérieur du théâtre quand il rejoint sa place dans la salle et que commence le spectacle. Et ce qu’il voit et entend se tricote dans ce bagage multiple qu’il transporte avec lui. L’impact du théâtre ne peut se réduire à un effet ponctuel, à la nomination d’un sens général (du type « j’ai vu tel spectacle, j’ai pris conscience de l’existence du racisme dans notre société »). Parler ainsi, c'est ignorer le travail des formes, occulter la démarche proprement artistique de ce qu’on a vu, passer le rouleau compresseur sur la dimension sensible du spectacle et de tous les éléments qui s’y manifestent. C’est réduire un tout complexe à un schéma de communication. Au contact de la scène, le spectateur fait travailler son esprit, sa culture, sa sensibilité, ses attentes, son attention aux formes, son goût sur des informations textuelles, sonores, visuelles, intellectuelles, artistiques, philosophiques diversement présentes dans la machine à signes qu’est un spectacle. C’est la complexité de ces processus que l’idée de prise de conscience occulte, réduit, refoule. Lorsqu’on dit « en voyant ce spectacle, j’ai pris conscience de… », on fait de l’activité théâtrale un acte fermé, là où l’art et l’artiste travaillent à l’ouverture du sens et du sensible.

RC
En fustigeant la prise de conscience (qu'elle soit un projet des artistes ou un constat du spectateur), ne reviens-tu pas à l'idée qu'avant de chercher à donner des réponses, le théâtre (et l'art en général) est là pour poser des questions? Je dirais même qu'il est réducteur voire dangereux qu'il apporte des réponses car il peut devenir un outil de propagande par exemple. En ce sens, tout acte artistique qui répond à une question de façon nette et tranchée est déjà gâté. Idem si l'acte pose une question rhétorique et donc induit un seul type de réponse...? Et même, si le principe de poser des questions m'intéresse voire m'obsède, ce n'est pas nécessairement le travail de l'artiste mais celui du spectateur de s'en poser, de se questionner sur ce que l'œuvre lui raconte. Pour cela j'aime ce par quoi tu termines « l'ouverture du sens et du sensible », un champ de sensations, de questions, de connexions...

Des tableaux qui nous inspirent

Les sources d’inspiration d’un auteur sont souvent tortueuses et lui sont parfois opaques. On ne sait pas toujours ce qu’on sait, et ce qui ...